Les dépenses de santé (2)
Je poursuis ici ma série portant sur les données de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS) sur les dépenses de santé (données disponibles en format Excel grâce au lien Tableaux de données sur cette page). Après avoir analysé l’évolution des dépenses de santé en proportion du PIB et la part des dépenses privées en santé dans le premier billet de cette série, je vais ici aborder l’évolution des dépenses de santé par secteur d’affectation de fonds et celle de la part des dépenses privées dans ces mêmes secteurs.
Part des dépenses de santé par secteur d’affectation de fonds
Pour qu’il soit possible de suivre les évolutions de ces parts de dépenses, j’ai dû répartir les secteurs d’affectation en trois graphiques. Le premier ne montre que le secteur des hôpitaux, car il a représenté entre 1975 et 2015 (je rappelle que les données de 2014 et de 2015 sont des prévisions) le secteur auquel la part des dépenses de santé fut la plus élevée.
Hôpitaux : Les dépenses pour les hôpitaux ont représenté entre 45 et 50 % des dépenses de santé entre 1975 et 1989, avant de chuter tout d’un coup à moins de 35 % en deux ans (une baisse de près de 12 points de pourcentage), et ensuite diminuer graduellement pour atteindre un peu plus de 25 % de ces dépenses de 2013 à 2015.
La chute soudaine entre 1989 et 1991 est un peu artificielle, car elle semble due à l’imprécision de la définition des dépenses affectées aux hôpitaux et à d’autres secteurs. Si on consulte les définitions des dépenses affectées aux différents secteurs aux pages 6 à 9 de ce document, on pourra constater qu’on inclut dans les hôpitaux «les établissements fournissant (…) des soins prolongés et des soins pour patients atteints de maladies chroniques, des soins de réadaptation et de convalescence» et dans les autres établissements «les foyers pour les personnes âgées (y compris les centres de soins infirmiers), les établissements pour les personnes ayant des déficiences physiques». Or on peut voir sur le deuxième graphique que la part des dépenses des autres établissements (ligne bleue aussi) est justement passée de 9 % à 17 % entre ces deux mêmes années, expliquant 70 % de la baisse de la part des dépenses dans les hôpitaux. En plus, si on regarde le graphique suivant (le troisième), on verra que la part des autres dépenses (ligne verte) a doublé, de 3 % à 6 %, au cours de ces deux mêmes années, hausse correspondant à 25 % de la baisse observée pour les hôpitaux. Or, ces autres dépenses comprennent entre autres celles des soins à domicile dont la responsabilité peut très bien être passée (et a dû passer) en partie des hôpitaux à ce secteur. Finalement, le 5 % de cette baisse qui reste fut peut-être réel, ce qui serait cohérent avec la diminution graduelle qui a suivi.
Cette baisse plus graduelle s’explique en premier lieu par l’implantation à l’époque du virage ambulatoire, qui visait (et vise toujours) la diminution du temps d’hospitalisation et le retour plus rapide des hospitalisés à la maison, virage qui était censé être accompagné d’une hausse des budgets en maintien à domicile, ce qui ne s’est pas passé, comme on peut le voir en regardant la baisse de la proportion des autres dépenses (toujours la ligne verte) dans le troisième graphique entre 1991 et 2015. D’ailleurs, le nombre de lits a diminué de 29 % dans les hôpitaux de soins généraux et spécialisés entre 1991 et 2014, selon les données du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS).
La hausse des dépenses dans les autres secteurs, surtout du côté des médicaments, explique aussi cette baisse graduelle, de même que la forte hausse du total des dépenses dans le secteur de la santé que j’ai présentée dans le billet précédent. D’ailleurs, même si la part des dépenses de santé dans les hôpitaux est passée de 48,1 % à 25,5 % entre 1978 et 2015, ses dépenses réelles (en dollars constants, soit en tenant compte de l’inflation) ont quand même augmenté de plus de 60 % au cours de la même période.
Le deuxième graphique regroupe quatre secteurs dont les parts des dépenses ont été entre 1975 et 2015 moyennement élevées.
Autres établissements (ligne bleue) : Mise à part la hausse mentionnée plus tôt entre 1989 et 1991, la part des dépenses dans les autres établissements a à peine diminué entre 1991 et 2015 (de 16,7 % à 14,5 %). En dollars constants, ces dépenses ont quand même augmenté de 75 %. Rappelons-nous que les données de 2014 et 2015 sont des prévisions et qu’elles ne tiennent pas nécessairement compte des effets des compressions gouvernementales au cours de ces deux années. De même, les compressions récentes dans le secteur des ressources intermédiaires ne sont bien sûr pas comptabilisées ici, puisqu’elles se feront en 2016.
Médicaments (ligne verte, secteur qui comprend les médicaments prescrits et non prescrits, y compris les articles d’hygiène personnelle) : Il s’agit, et de loin, du secteur d’affectation qui a le plus gagné en importance entre 1975 et 2015, sa part des dépenses de santé étant passée de 6,5 % en 1978 (le plancher datant de 1980, avec 5,8 % de ces dépenses) à 19,3 % en 2015. Cela a représenté une hausse de plus de 800 % des dépenses en dollars constants! Cette hausse est tellement spectaculaire que je lui consacrerai tout le troisième billet de cette série.
Autres professionnels (ligne jaune) : Ce secteur regroupe les dentistes (qui reçoivent environ 60 % de ces dépenses au Canada, cette précision n’étant pas disponible dans les données du Québec), mais aussi les optométristes, opticiens d’ordonnance, denturologistes, chiropraticiens, massothérapeutes, ostéopathes, physiothérapeutes, podiatres, psychologues, personnel infirmier en service privé et naturopathes. Si la part des dépenses de santé qui leur est consacrée a augmenté de 8 à 10 % entre 1975 et 1996, elle est demeurée stable par la suite. Cela n’a pas empêché les dépenses en dollars constants dans ce domaine d’augmenter de plus de 250 % entre 1978 et 2015.
Médecins (ligne rouge) : Surtout en raison de la hausse de la proportion des dépenses dans les autres secteurs, celle consacrée aux médecins a diminué de 14,5 % en 1975 à 11,3 % en 2007 (même si ces dépenses en dollars constants ont augmenté de plus de 90 % entre 1978 et 2007), avant d’exploser par la suite pour atteindre 15,4 % en 2015. Ainsi, alors que les autres dépenses de santé en dollars constants n’ont augmenté que de 18 % entre 2007 et 2015, celles pour payer nos médecins ont augmenté de 69 %, soit près de quatre fois plus fortement! Bref, les impressions d’une hausse indécente de leur rémunération au cours des récentes années sont loin d’être contredites par ces données… D’ailleurs, pendant que la part des dépenses de santé consacrée aux médecins augmentait de 4,1 points de pourcentage au Québec entre 2007 et 2015 (de 11,3 % à 15,4 %), elle augmentait plutôt de 1,5 point dans le reste du Canada (de 14,0 % à 15,5 %). Alors que le Québec bénéficiait d’un taux beaucoup plus bas que dans le reste du Canada en 2007 (11,3 % par rapport 14,0 %), cette différence a complètement disparu en seulement huit ans (15,4 % par rapport à 15,5 %).
Le troisième graphique doit être interprété avec prudence, l’échelle étant vraiment plus basse que celles des graphiques précédents (de 0 % à 7 % plutôt que de 0 % à 60 % et de 0 % à 25 %).
Immobilisations (ligne bleue) : Se situant de 1976 à 2004 entre 2 % et 4 %, la part des dépenses de santé en immobilisations a ensuite graduellement augmenté pour se situer autour de 6 % de 2011 à 2014, avant de diminuer en 2015. Il est difficile de ne pas attribuer les forts niveaux de 2011 à 2014 à la construction du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) et du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), d’autant plus que le document explicatif précise que les dépenses d’achats et de construction sont comptabilisées selon le coût complet, c’est-à-dire «en comptabilité de caisse». Cela dit, le fait que ces constructions aient été réalisées en partenariat public-privé (PPP) vient peut-être mêler les cartes dans l’interprétation de ces données.
Santé publique (ligne rouge) : La part de ces dépenses de prévention (voir la définition à la page 8) suit une tendance descendante presque tout au long de la période illustrée. Elle est par exemple passée de 4,2 % en 1977 à 2,8 % en 2015, son niveau le plus bas des 41 années de la période étudiée. Cela n’a pas empêché le niveau de ces dépenses d’augmenter de 160 % en dollars constants entre 1978 et 2015. Ces dépenses ont même baissé en dollars constants de près de 5 % entre 2009 et 2015. Cette baisse (sûrement sous-estimée, car je rappelle encore que les données de 2014 et de 2015 sont des prévisions qui n’ont pas pu anticiper les récentes compressions) a d’ailleurs suscité des critiques virulentes de la part de responsables de l’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ), qui ont dénoncé le fait que le financement des directions régionales de santé a été réduit du tiers. Même sans tenir compte de cette compression importante (qui aura lieu en 2016), il faut souligner que, alors que ces dépenses représentaient en 2015 dans le reste du Canada 6,2 % des dépenses de santé, elles ne s’élevaient qu’à 2,8 % au Québec, un taux 55 % plus bas!
Autres dépenses (ligne verte) : En plus du maintien à domicile mentionné auparavant, ces dépenses comprennent aussi la «recherche consacrée à la santé», les frais ambulanciers, la formation du personnel, les subventions aux organismes bénévoles et quelques autres dépenses. Comme mentionné auparavant, la part de ces dépenses a diminué entre 1991 et 2015 (les données antérieures n’étant pas comparables, il est inutile de les analyser), même si elles ont augmenté de 70 % en dollars constants. Compte tenu du vieillissement de la population et de la présence du maintien à domicile dans ce secteur, cela semble bien peu. D’ailleurs, au lieu de diminuer de 0,9 point de pourcentage entre 1991 et 2015 (de 5,9 % à 5,0 %) comme au Québec, la part de ces dépenses a plutôt augmenté de 1,4 point de pourcentage dans le reste du Canada (de 5,1 % à 6,5 %).
Part des dépenses de santé privées par secteur d’affectation de fonds
Pour cette section, je me suis contenté de produire deux graphiques. Le premier graphique montre les six secteurs où la proportion de dépenses privées est la plus élevée.
La part des dépenses privées dans le secteur des autres professionnels (ligne rouge), après avoir diminué de 1975 à 1981 de 88 % à 76 % a ensuite augmenté pour se stabiliser autour de 90 % de 1997 à 2015. Cette hausse correspond tout à fait à la diminution de la couverture gouvernementale des soins dentaires et, dans une moindre mesure, optométriques, pour les enfants et les bénéficiaires de l’aide sociale, dont le nombre a en plus diminué fortement depuis 20 ans (voir ce billet pour plus de précisions).
La part des dépenses privées en médicaments (ligne jaune) a au contraire fortement diminué, de 84 % en 1975 à moins de 60 % en 2015. Je rappelle que je consacrerai le troisième billet de cette série à ce secteur.
La part des dépenses privées en frais d’administration (ligne rouge vin) est celle qui a le plus augmenté, passant de seulement 13 % en 1975 à 52 % en 2015 (moins que le sommet de 59 % en 2003 et 2004). En fait, cette hausse spectaculaire est surtout le reflet de la plus grande présence du secteur privé dans d’autres domaines (notamment dans les autres établissements, comme on le verra) et de la baisse de ces frais dans le secteur public.
La part des dépenses privées dans les autres établissements (ligne bleue) a aussi grandement augmenté, passant de 13 % en 1977 à 35 % en 2015, le sommet de ces 41 années. Cette hausse semble surtout due à la multiplication des centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) privés et autres ressources intermédiaires privées. D’ailleurs, les données du MSSS montrent une baisse de 14 % du nombre de lits en CHSLD publics entre 1991 et 2014, malgré le fort vieillissement de la population.
Il y a peu de choses à dire sur la part privée des immobilisations (ligne verte) et des autres dépenses (ligne bleue pâle). Passons donc au dernier graphique de ce billet.
Compte tenu du changement de catégories expliqué plus tôt dans le secteur des hôpitaux (ligne bleue), je me méfie un peu des mouvements de la part des dépenses privées, d’autant plus que cette part est stable à environ seulement 4 % depuis plus de 10 ans.
S’il est vrai que la part des dépenses privées pour les médecins (ligne rouge) a doublé, de 1,1 % en 1996 et 2,2 % en 2015 (après avoir été assez stable entre 1975 et 1996), cette part demeure quand même minuscule. Si quelqu’un comprend le saut soudain et momentané à 3,8 % en 2009, ce serait gentil de me l’expliquer.
Finalement, le secteur privé est resté totalement absent du secteur de la santé publique (ligne jaune) au cours des 41 années couvertes par ces données. On ne s’en étonnera pas puisque non seulement il n’y a pas d’argent à faire en prévention, mais, pire, cela enlève des occasions d’en faire!
Et alors…
Ce billet a permis, je pense, de compléter et préciser l’information contenue dans le précédent billet. On a par exemple vu l’impact de la hausse de la rémunération des médecins et l’origine de la hausse de la part des dépenses privées dans le secteur de la santé. Les principaux responsables de cette hausse semblent être les «autres établissements» et la baisse de la couverture des soins offerts par les «autres professionnels», et, dans une bien moindre mesure, les frais d’administration. Si ce billet nous aura permis de mieux comprendre l’évolution des dépenses en santé et la hausse de la présence du secteur privé, il reste à étudier le rôle des médicaments dans ces évolutions…