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L’austérité et les femmes

16 mars 2016

austérité_femmesAlain Dubuc a publié la semaine dernière une chronique accusant les syndicats, des organismes féministes et l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) de détourner la Journée internationale des droits des femmes (le 8 mars) en prétendant que l’austérité nuit davantage aux femmes qu’aux hommes. Je ne comprends toujours pas bien son argumentaire qui mentionne notamment que le document de recherche de l’IRIS portant sur l’analyse des mesures d’austérité et de relance du gouvernement québécois entre 2008 et 2015, et sur leurs effets sur les femmes «ne tient compte ni des retombées des politiques de relance, ni de la nature des compressions, ni des destinataires de services, ni de la nature [on dirait que cette phrase est incomplète]». Pourtant, comme l’expliquent bien Simon Tremblay-Pepin et Eve-Lyne Couturier dans cette réplique, leur document de recherche tient justement compte des facteurs mentionnés par M. Dubuc (enfin, ceux qu’on parvient à comprendre!).

Cet échange m’a fait penser que ce serait une bonne idée de regarder les données sur l’emploi pour voir si les effets éventuels de cette austérité sont décelables. Comme les mesures d’austérité ne sont pas toutes en place, il est fort possible que d’autres effets se fassent sentir au cours des prochains mois, mais cela vaut la peine de voir si la nature de la croissance de l’emploi a changé depuis l’arrivée des libéraux au pouvoir en avril 2014.

L’emploi total selon le sexe

Construit à l’aide des données de l’Enquête sur la population active (EPA), le graphique qui suit montre l’évolution des estimations désaisonnalisées de l’emploi selon le sexe entre avril 2014 et février 2016, selon le tableau cansim 282-0087. Comme le niveau de l’emploi des hommes et des femmes est passablement différent, j’ai fait partir les données à 100 (en divisant chaque donnée de chacune des deux séries par leur niveau d’emploi d’avril 2014) pour qu’on puisse mieux voir l’évolution relative des deux courbes.

austérité_femmes1

Ce graphique indique bien que les estimations d’emploi de l’EPA ont augmenté beaucoup plus fortement chez les hommes (hausse de 2,6 %) que chez les femmes (hausse de 0,9 %) entre avril 2014 et février 2016. En fait, ces estimations furent en baisse de juin à décembre 2014 chez les femmes alors qu’elles ont augmenté presque constamment chez les hommes, si ce n’est en juin 2015, baisse due fort probablement (comme je l’ai expliqué dans ce billet) à un retard de l’embauche estivale (en plus, j’ai depuis remarqué que cette baisse a été la plus forte chez les personnes, hommes comme femmes, âgées de 15 à 24 ans, ce qui va dans le sens de cette hypothèse). On remarquera que la principale période de hausse de l’emploi chez les femmes au cours de la période illustrée par le graphique s’est étendue de décembre 2014 à avril 2015, période du remaniement de l’échantillon de l’EPA. Cette augmentation semble refléter, comme je l’ai aussi expliqué dans ce même billet, une hausse du niveau des estimations d’emploi de l’EPA plutôt qu’une hausse réelle de l’emploi. Si on ne tenait pas compte de la hausse entre décembre 2014 et avril 2015, l’emploi aurait augmenté de 1,8 % chez les hommes et aurait diminué de 0,8 % chez les femmes entre avril 2014 et février 2016. Mais, laissons de côté cette subtilité, car même avec la hausse douteuse entre décembre 2014 et avril 2015, les écarts de croissance entre les hommes et les femmes sont déjà plus que frappants.

Si les estimations de l’emploi des femmes avaient augmenté au même rythme que celle des hommes (soit de 2,6 % au lieu de 0,9 %), il y aurait eu en février 2016 environ 32 400 femmes de plus en emploi. Ce nombre correspond exactement à la marge d’erreur à 95 % des estimations du niveau d’emploi de février 2016. Cet écart est donc significatif.

Pour pouvoir bien apprécier l’ampleur de l’impact des mesures d’austérité libérales, il faut aussi tenir compte du fait que cette différence de croissance de l’emploi à l’avantage des hommes constitue un changement majeur de tendance. En effet, le taux d’emploi des femmes a augmenté de 5,6 points de pourcentage entre avril 2000 et avril 2014, tandis que celui des hommes diminuait de 2,3 points. Or, ce taux a diminué de 0,1 point chez les femmes entre avril 2014 et février 2016, alors qu’il a augmenté de 0,8 point chez les hommes. Même s’il est difficile d’imaginer à quoi pourrait être dû ce changement de tendance sinon aux mesures d’austérité libérales, je vais examiner d’autres données pour voir si elles correspondent aussi à cette hypothèse.

Selon l’âge

austérité_femmes2Le graphique ci-contre montre le changement du taux d’emploi des hommes et des femmes selon la tranche d’âge entre avril 2014 et février 2016, toujours selon le tableau cansim 282-0087. On peut voir que la croissance du taux d’emploi fut la même chez les hommes et les femmes de la tranche d’âge des 15 à 24 ans. Par contre, la croissance du taux d’emploi des personnes âgées de 25 à 54 ans fut près de trois fois plus forte chez les hommes (1,5 point de pourcentage) que chez les femmes (0,6 point).

Finalement, c’est uniquement chez les 55 ans et plus que le taux d’emploi des femmes a diminué. Cela est d’autant plus étonnant que c’est dans cette tranche d’âge que ce taux avait le plus augmenté entre avril 2000 et avril 2014, soit de 12,5 points de pourcentage (de 14,1 % à 26,6 %), une hausse de près de 90 %. Cela laisse aussi penser que la baisse du taux d’emploi des femmes depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux s’est concrétisée en bonne partie par des pertes d’emploi, et non seulement par des baisses d’embauche (ce qui aurait touché davantage les jeunes). Cette observation, sans être déterminante, est tout à fait compatible avec des conséquences de mesures d’austérité.

On notera par ailleurs que la variation du taux d’emploi pour les 15 ans et plus est beaucoup moins élevée que celle observée dans les trois tranches d’âge du graphique. Cela est la conséquence du vieillissement de la population et du gain en importance des 55 ans et plus, dont le taux d’emploi est beaucoup moins élevé que dans les autres tranches d’âge. En seulement 22 mois, le nombre de personnes âgées de 55 ans et plus a en effet augmenté de 5,7 % chez les hommes et de 4,9 % chez les femmes (taux moins élevé, car elles sont plus nombreuses dans cette tranche d’âge), tandis que le nombre de personnes âgées de 15 à 54 ans a diminué de 1,2 % chez les hommes comme chez les femmes.

Selon la catégorie de travailleurs

J’ai tenté de regarder l’évolution de l’emploi par secteur industriel (à l’aide du tableau cansim 282-0088), mais les variations sont presque toutes beaucoup moins élevées que les marges d’erreur, donc non significatives. En plus, ces variations ne cadrent pas du tout avec celles observées avec les données du tableau cansim 281-0063 tirées de l’Enquête sur la rémunération et les heures de travail (EERH), données beaucoup plus fiables que celles de l’EPA. En plus, aucune de ces sources, ni l’EERH ni l’EPA, ne fournit de données spécifiques pour les hommes et les femmes.

austérité_femmes3Je me suis finalement contenté d’examiner les estimations de l’EPA par catégories d’emploi, même si le tableau cansim que j’ai utilisé (282-0089) ne contient pas, lui non plus, d’estimations pour les hommes et les femmes. Le résultat est illustré dans le graphique ci-contre.

On peut voir que c’est chez les salarié.e.s du secteur privé que l’emploi a le plus augmenté entre avril 2014 et février 2016, soit de 3,0 %, secteur où on retrouve proportionnellement moins de femmes que dans l’ensemble du marché du travail (45,8 % en février 2016, selon le tableau cansim 282-0011, par rapport à 48,6 % dans l’emploi total) et, surtout que l’emploi a diminué de 0,2 % chez les salarié.e.s du secteur public («Personnes qui travaillent pour une administration municipale, provinciale ou fédérale, un organisme ou un service public, une société d’État ou encore un établissement financé par l’État comme une école (incluant les universités) ou un hôpital»), secteur le plus féminin (62,3 % des emplois en février 2016). Encore une fois, il s’agit d’un revirement complet des tendances des dernières années, car c’est dans ce secteur que l’emploi avait le plus augmenté entre avril 2000 et avril 2014 (de 27,4 % par rapport à 17,6 % dans les autres secteurs). On notera aussi la baisse de l’emploi de 1,0 % chez les travailleurs autonomes, secteur fortement masculin (avec 60,1 % des emplois en février 2016), tendance toutefois bien fragile et qui rompt moins avec celles des années précédentes (hausse de 11,8 % entre avril 2000 et avril 2014, la plus basse des trois secteurs ici présentés).

Et alors…

De quelque côté qu’on regarde les données, on ne peut que constater des changements de tendances spectaculaires de la croissance de l’emploi depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux. Ces revirements s’observent aussi bien du côté de la croissance beaucoup moins forte de l’emploi féminin par rapport à l’emploi masculin et de la baisse encore plus étonnante du taux d’emploi des femmes âgées de 55 ans et plus que de la baisse de l’emploi salarié dans le secteur public. Il est bien certain que les estimations de l’emploi de l’EPA ont une marge d’erreur importante, surtout quand on compare les estimations de deux mois précis (avril 2014 et février 2016), mais ces revirements sont d’une telle ampleur (et d’une telle régularité, comme le montre le premier graphique de ce billet) qu’il est presque impossible de ne pas les attribuer aux mesures d’austérité libérales. Et cela correspond tout à fait à l’analyse de l’IRIS : les mesures d’austérité défavorisent la croissance chez les femmes et dans le secteur public et la favorise chez les hommes et dans le secteur privé.

On pourrait me reprocher d’avoir parti mon analyse en avril 2014, mois de l’arrivée au pouvoir des libéraux, alors qu’ils n’ont pas pu avoir adopté de mesures d’austérité aussi rapidement. J’ai de fait pensé commencer cette analyse deux mois plus tard, en juin. Avec ce nouveau mois de départ, l’écart de croissance de l’emploi entre les hommes et les femmes serait passé de 1,7 point de pourcentage (2,6 % et 0,9 %) à 2,2 points (2,4 % et 0,2 %). Mais bon, on m’aurait alors accusé de faire du picorage de données!

Au lieu de jouer de sarcasmes en comparant les analyses des syndicats, des organismes féministes et de l’IRIS à des «théories psycho-pop» comme il l’a fait dans sa chronique, M. Dubuc aurait pu, à tout le moins, regarder les données sur l’emploi pour voir si elles confirmaient ou contredisaient l’analyse de l’IRIS, des syndicats et du mouvement féministe. Mais, il n’y a peut-être pas pensé…

14 commentaires leave one →
  1. Yves permalink
    16 mars 2016 7 h 58 min

    «Mais, il n’y a peut-être pas pensé…«

    Haha, j’aime ta politesse! 🙂

    Et pourquoi il n’y aurait pas pensé ? Paresse, idéologie peut-être?

    Aimé par 1 personne

  2. 16 mars 2016 8 h 19 min

    J’essaie de ne pas prêter d’intention aux autres… même si je n’y parviens pas totalement! 😉

    Aimé par 1 personne

  3. Alexa Conradi permalink
    16 mars 2016 9 h 32 min

    Merci pour ce texte. J’aimerais émettre un hypothèse pour les travailleuses de 55 ans. Auriez-vous le moyen de le vérifier?

    Les femmes de cet âge sont particulièrement vulnérables aux coupes dans les services publics destinés aux personnes âgées et en situation de handicap. Ce sont elles qui vivent des pressions pour libérer du temps de travail pour effectuer des soins non pris en charge par la collectivité (état, communautaire, etc.). Si les coupes affectent non seulement les emplois de la fonction publique mais aussi des services, ne serait-ce pas un hypothèse raisonnable que de penser que certaines femmes se voient dans l’obligation de se retirer du marché du travail pour prendre soins des personnes dont les services disparaissent peu à peu?

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  4. 16 mars 2016 9 h 44 min

    «Auriez-vous le moyen de le vérifier?»

    Pas vraiment. Ces données comportent des marges d’erreur tellement élevées que j’ai trouvé étonnant que je puisse même présenter des données globales significatives.

    Cela dit, votre hypothèse cadre bien avec les données disponibles, notamment avec la baisse du taux d’emploi des femmes âgées de 55 ans et plus. Il peut s’agir de retraites anticipées ou de pertes d’emplois, soit parce que les secteurs qui les embauchent (comme le secteur public) appliquent des compressions (ce qui est sûrement en partie le cas, mais il est impossible de quantifier l’ampleur de cette partie) ou parce qu’elles se retirent pour d’autres raisons. C’est là que votre hypothèse est intéressante. Mais, les données ne permettent pas de mesurer l’importance relative de ce facteur. Ce serait pourtant intéressant de pouvoir le faire!

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  5. 17 mars 2016 12 h 47 min

    Bonjour,
    Vos données sont très intéressantes. Mais puisque vous indiquer que cela est un changement de tendance (ce que semble indiquer les premières données de votre tableau en 2014), il serait intéressant de voir si, antérieurement, la création d’emploi hommes/femmes était similaire.
    Bravo pour vos analyses que je lis assidûment.
    Jean-François Lisée
    Député de Rosemont

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  6. 17 mars 2016 13 h 04 min

    Merci pour les bons mots.

    «il serait intéressant de voir si, antérieurement, la création d’emploi hommes/femmes était similaire.»

    Je ne suis pas certain de bien comprendre. J’ai écrit dans ce billet : «En effet, le taux d’emploi des femmes a augmenté de 5,6 points de pourcentage entre avril 2000 et avril 2014, tandis que celui des hommes diminuait de 2,3 points.».

    J’aurais pu, bien sûr, présenter cette tendance en croissance du nombre d’emplois, mais j’ai choisi les taux d’emploi, car ceux-ci tiennent compte de la croissance de la population (mais pas du vieillissement). Si cela vous intéresse, cela donnerait une croissance de l’emploi (terme que je préfère à «création d’emplois», car la croissance, ou l’augmentation de l’emploi est une variation de stocks qui représente le résultat de flux de créations et de destructions d’emplois) de 12,5 % pour les hommes et de 27,1 % pour les femmes entre avril 2014 et avril 2016, taux plus de deux fois plus élevé.

    J’ai aussi pensé présenter un graphique de ce changement de tendance, mais, mes billets étant déjà très longs, je ne peux pas tout présenter ce qui aurait de l’intérêt.

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  7. 17 mars 2016 14 h 59 min

    Merci pour cette réponse rapide. Oui, je pense qu’un tableau 2000-2016, à partir d’un point 0, illustrerait encore mieux votre propos.
    Et vos billets ne sont jamais trop longs à mon goût !
    jfl

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  8. 17 mars 2016 15 h 47 min

    Mes nuits aussi ne sont jamais trop longues! 😉

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  9. Richard Langelier permalink
    8 avril 2016 20 h 52 min

    Va à Winnipeg, Darwin!

    Aimé par 1 personne

  10. 8 avril 2016 20 h 57 min

    ?

    Oups, je viens de remarquer que j’ai publié un billet avant de l’avoir terminé. Je l’ai enlevé et mettrai la version finale demain matin…

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