Les inégalités et la mobilité des revenus de travail
De nombreux économistes et organismes de droite prétendent que les données qui montrent que les inégalités augmentent sans cesse exagèrent l’ampleur de ce phénomène, car ces inégalités seraient en grande partie un reflet de la mobilité économique (voir par exemple le point 5 de ce texte de l’IÉDM). En utilisant des données sur les inégalités à un moment donné, on ne tient en effet pas compte du fait que bien des gens ayant peu de revenus une année donnée, par exemple lorsqu’ils sont aux études, en gagneront bien plus quelques années plus tard. Cet argument ne doit pas être écarté du revers de la main, car il repose sur un phénomène réel. Le problème est plutôt de connaître son importance relative, c’est-à-dire de déterminer quelle proportion des inégalités ce facteur explique, et de savoir si les inégalités sont nécessaires (ou même utiles) pour encourager la mobilité sociale.
Peu d’études (et probablement aucune) ont abordé cette dynamique, car il est très difficile d’obtenir des données suffisamment précises sur l’évolution des revenus d’une personne tout au long de sa vie. Trois chercheurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) viennent toutefois de réaliser une étude (accompagnée d’un texte complémentaire) intitulée More unequal, but more mobile? Earnings inequality and mobility in OECD countries (Plus inégaux, mais plus mobiles? Les inégalités et la mobilité des revenus dans les pays de l’OCDE) sur cette question.
L’étude
Si de nombreuses études ont conclu que les inégalités de revenus nuisent à la mobilité intergénérationnelle (voir par exemple ce billet qui porte sur la courbe de Gatsby le magnifique), il y en a peu ou pas qui ont abordé le lien entre les inégalités et la mobilité intragénérationnelle, soit le niveau de changement de revenus d’une personne au cours de sa vie. Cette étude relève ce défi en analysant des données pertinentes pour 24 pays membres de l’OCDE (n’incluant malheureusement pas le Canada).
– Méthode
Pour estimer les inégalités de revenus, les auteurs utilisent la distribution des revenus de travail (y compris les prestations d’assurance-chômage) de la population active. La mobilité de ces revenus représente leurs mouvements sur une longue période, à la hausse comme à la baisse, en tenant compte de l’évolution de la situation économique. Ils distinguent ainsi l’évolution de la position personnelle de celle de la position économique générale (cycles économiques, récessions, etc.) ou de celle due à des réformes de politiques (par exemple en modifiant les critères d’admissibilité aux prestations d’assurance-chômage ou le niveau du salaire minimum) ou à d’autres changements structurels. De cette façon, ils peuvent estimer la mobilité personnelle dans un contexte économique qui ne changerait pas.
Comme un seul des pays étudiés possède des données précises sur l’évolution des revenus de travail d’une personne tout au long de sa vie, les auteurs ont conçu trois modèles et ont appliqué leurs résultats aux données précises de ce pays, soit l’Italie. Cela leur a permis de déterminer le modèle qui permet d’obtenir des résultats semblables à ceux des données précises de la population active italienne. Par la suite, ils ont appliqué le modèle qui a donné les meilleurs résultats aux données plus générales des 23 autres pays. Comme les données de ces pays ne sont pas identiques, les auteurs ont procédé à d’autres méthodes de validation qui leur ont permis de constater que le modèle retenu est très satisfaisant (je résume énormément…).
– Les résultats
Les résultats montrent que la mobilité des gains d’emploi au cours d’une vie fait diminuer en moyenne les inégalités des revenus de travail de court terme mesurées à l’aide du coefficient de Gini d’environ 25 %. Si on exclut les entrées et sorties du marché du travail en ne considérant que les personnes toujours en emploi, cette baisse des inégalités ne serait que de 15 % en moyenne. Cela montre la grande importance des sorties temporaires du marché du travail sur les inégalités. Les auteurs concluent de ces observations que, s’il est vrai qu’une partie des inégalités des revenus de travail observées par les mesures habituelles est temporaire, «[traduction] la majeure partie de l’inégalité des revenus est de nature permanente». Ils observent en plus que, quelle que soit la mesure retenue (en tenant compte ou pas de l’effet de la mobilité de gains d’emploi au cours d’une vie), ce sont les mêmes pays qui présentent les niveaux d’inégalité les plus faibles (Danemark, Finlande, Pays-Bas, etc.) et les plus élevés (États-Unis, Japon, Grèce, etc.).
Ces résultats permettent aussi de constater que la mobilité est beaucoup plus forte dans les premières années sur le marché du travail, période au cours de laquelle les personnes peuvent se retrouver dans un domaine plus ou moins payant que les autres, et où les périodes de transition entre le travail et le chômage sont plus fréquentes. Passé 40 ans, la mobilité devient très faible. La mobilité est par ailleurs plus élevée chez les femmes que chez les hommes, surtout en raison de leur plus grande proportion dans des emplois à temps partiel. Finalement, les personnes peu scolarisées ont une mobilité plus élevée que les personnes plus scolarisées, cette fois en raison de périodes de chômage plus nombreuses.
Les auteurs n’ont par ailleurs trouvé que de faibles corrélations entre le niveau de mobilité et celui des inégalités (la deuxième partie du billet examine cette question plus à fond). S’ils ont observé que la mobilité ascendante est plus forte chez les personnes à faibles revenus dans les pays plus inégalitaires, cela est dû au fait que les politiques sociales (les auteurs mentionnent l’assurance-chômage, l’aide sociale, le salaire minimum et les conventions collectives qui imposent des planchers de rémunération) y sont moins répandues et moins généreuses, ce qui entraîne un niveau de mobilité ascendante plus élevé quand ils trouvent un emploi, parce qu’ils partent de plus bas! Ils ajoutent que cela peut aussi être dû au fait que les chômeurs dans les pays où les politiques sociales sont moins développées «peuvent trouver plus facilement un emploi, mais ces emplois ont tendance à être moins bien payés et moins stables».
Le texte complémentaire
Il s’agit du texte qui m’a fait connaître l’étude plus complète. Je pensais qu’il ne faisait que résumer les résultats de l’étude complète, mais il aborde en fait d’autres aspects de la question. Il précise en effet les relations entre la mobilité des revenus et le niveau des inégalités. Le graphique qui suit montre que, si la mobilité fait réduire un peu plus les inégalités de long terme (soit en tenant compte de la mobilité des revenus) par rapport aux inégalités de court terme dans les pays plus inégalitaires que dans les pays égalitaires (mais pas systématiquement, comme la faible baisse qu’on peut observer au Japon, au Royaume-Uni et en Italie le montre bien), le rang des pays en termes d’inégalités change peu que l’on considère ou pas la baisse du niveau des inégalités due à la mobilité des revenus.
Le deuxième graphique étudie plus à fond le lien entre les inégalités de revenus de travail chez les membres de la population active et leur mobilité dans les 24 pays étudiés.
Ce graphique nous montre que :
- la relation entre le niveau des inégalités de court terme (sans tenir compte des effets de la mobilité) et la mobilité des revenus de travail est positive, mais faible en utilisant le coefficient de Gini (graphique A), le coefficient de corrélation se situant à seulement 0,29; on peut aussi remarquer que cette relation varie énormément d’un pays à l’autre, la mobilité étant plus du double en Espagne (ESP) et en Estonie (EST) qu’en Italie (ITA) pour un même coefficient de Gini relativement élevé (entre 0,4 et 0,5); de même, la mobilité est trois fois plus élevée en Finlande (FIN) qu’au Danemark (DNK) et aux Pays-Bas (NLD) pour un même faible coefficient de Gini (entre 0,15 et 0,2);
- en utilisant le ratio entre les revenus du 90ème centile sur ceux du dixième (graphique B), la relation entre le niveau des inégalités de court terme et la mobilité des revenus de travail est beaucoup plus forte, passant de moins de 10 % au Danemark (DNK) à environ 75 % en Estonie (EST), et significative, avec un coefficient de corrélation de 0,95;
- les graphiques C et D montrent que cette forte relation n’existe en fait que dans la mobilité des personnes à faibles revenus; en effet, selon le graphique C, qui indique la relation entre le niveau des inégalités de court terme et la mobilité des revenus de travail en utilisant le ratio entre les revenus du 90ème centile sur ceux du 50ème, ce lien est peu ou pas significatif (coefficient de corrélation de seulement 0,10) et de faible ampleur (le graphique va de 0 % de mobilité des revenus de travail à 7 %, tandis que le graphique B va de 0 % à 90 % et le graphique D de 0 % à 80 %); à l’inverse, cette relation est très significative (coefficient de corrélation de 0,94) et de forte ampleur quand on utilise le ratio entre les revenus du 50ème centile sur ceux du dixième (graphique D).
Cela illustre clairement ce que les auteurs disaient à la fin de l’étude complète : le lien entre la mobilité des revenus de travail et le niveau des inégalités ne s’observe vraiment que chez les personnes à faibles revenus, et cela, en grande partie (ou essentiellement) en raison des politiques sociales existant dans ces pays.
Et alors…
L’étude et le texte complémentaire présentés dans ce billet permettent de constater qu’il est vrai que le niveau des inégalités de court terme utilisé dans les données couramment diffusées exagère quelque peu le niveau des inégalités de long terme lorsqu’on tient compte de la mobilité des revenus de travail tout au long d’une vie, mais ils montrent aussi que cette exagération est de faible ampleur (hausse d’environ 25 % en moyenne) et touche presque uniquement les personnes aux plus faibles revenus. On peut aussi en conclure que la plupart des personnes à hauts revenus continuent tout au long de leur vie à toucher des revenus nettement plus élevés que la moyenne. Cette étude, même si elle n’aborde pas cette question, nous amène à conclure que la tendance à la hausse des inégalités s’observe aussi bien à court terme qu’à long terme.
Il faut toutefois noter que ces deux textes n’étudient la mobilité et les inégalités que pour les revenus de travail. Cela dit, les résultats pourraient difficilement être bien différents si on considérait aussi les autres revenus (dividendes, gains en capital, intérêts sur placements, pensions, etc.), car ceux-ci sont pour la plupart encore plus inégalitaires et ont tendance à être touchés par les mêmes personnes au cours de longues périodes.
L’apport de cette étude et du texte complémentaire est donc précieux. Mais cela m’étonnerait qu’il fasse en sorte que les économistes et organismes de droite reconnaissent que leurs arguments changent finalement peu de choses au constat de l’augmentation des inégalités depuis une quarantaine d’années.
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