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Les chômeurs et les postes vacants

23 avril 2016

chômage et postes vacantsLa plupart des médias que je consulte ont couvert l’allocution que Philippe Couillard a prononcée le 15 avril dernier devant les membres de la Chambre de commerce de Lévis. Par contre, seul Le Devoir a mentionné cette citation :

«Dans mes déplacements, je rencontre beaucoup plus souvent des petits entrepreneurs qui me disent qu’ils manquent d’employés qualifiés, de travailleurs qualifiés, que des personnes qui ne sont pas capables de trouver de job»

Les autres médias ont plutôt mis l’accent sur son appui à un complexe aquatique ou à l’idée d’un tunnel entre Québec et Lévis. C’est à croire que les journalistes des différents médias n’ont pas assisté au même événement! En tout cas, cela montre qu’on doit consulter plusieurs sources (dont Le Devoir!) pour être informé adéquatement.

Emploi, postes vacants et chômage

– données globales

Intrigué (en fait, pas vraiment…) par le fait que notre premier ministre rencontre plus souvent des petits entrepreneurs qui manquent d’employés que de chômeurs (qui, par définition, sont des personnes «qui ne sont pas capables de trouver de job»), je me suis dit que, statistiquement, il devrait y avoir bien plus de petits employeurs qui manquent d’employés qualifiés qu’il n’y a de chômeurs… À mon habitude, j’ai cherché des données fiables qui pourraient expliquer la composition de ses rencontres. Pour cela, j’ai dû jumeler des données de l’Enquête sur la population active (EPA) et de la nouvelle Enquête sur les postes vacants et les salaires (EPVS). Comme cette enquête est récente, les données que j’ai utilisées couvrent uniquement la période de janvier à septembre 2015. Ce n’est pas l’idéal, mais cela permettra au moins d’avoir une idée de l’ordre de grandeur des univers que je comparerai.

Le tableau qui suit résume les données que cet exercice m’a permis de trouver. Il contient, pour le Canada, le Québec et la région Chaudière-Appalaches (dont Lévis fait partie) :

  • le nombre de salariés (selon l’EPVS, données un peu différentes de celles de l’EPA, car «Les estimations de l’emploi de l’EPVS sont calibrées de manière à ce qu’elles concordent avec les estimations de l’emploi provenant de l’Enquête sur l’emploi, la rémunération et les heures de travail (EERH)»);
  • le nombre de postes vacants selon l’EPVS;
  • le taux de postes vacants selon l’EPVS (nombre de postes vacants/nombre d’employés salariés);
  • le nombre de chômeurs selon l’EPA;
  • le nombre de chômeurs par poste vacant;
  • le taux de chômage selon l’EPA.

chômage et postes vacants1

Assez étrangement (en fait, pas du tout), ce tableau montre que :

  • le taux de postes vacants (troisième colonne) était beaucoup plus élevé au Canada (2,7 % de l’emploi salarié) qu’au Québec (1,9 %) et même que dans la région Chaudière-Appalaches (2,2 %);
  • il y avait 5,4 fois plus de chômeurs que de postes vacants (cinquième colonne) au Québec (et je dois ajouter que les postes vacants ne sont sûrement pas tous déclarés par de petits entrepreneurs et qu’il peut y avoir plusieurs postes vacants par entreprise, ce qui signifie qu’il y a beaucoup moins de «petits entrepreneurs qui manquent d’employés» que de postes vacants…), et même 3,2 fois plus dans la région Chaudière-Appalaches, tout comme au Canada, même si cette région fut celle qui avait en moyenne le deuxième taux de chômage le plus faible de toutes les régions économiques du Québec au cours de ces neuf mois (après la région de la Capitale nationale).

Alors, s’il y a beaucoup moins de petits entrepreneurs qui manquent d’employés qu’il n’y a de chômeurs, comment se fait-il que notre premier ministre en rencontre plus qu’il ne rencontre de chômeurs? Cette énigme est pour moi insoluble…

– données par domaine de compétence

J’aurais bien sûr pu m’arrêter là, et c’est ce que je pensais faire quand j’ai eu l’idée de ce billet. Mais, comme c’est la première fois que je présente des données provenant de l’EPVS, je me suis dit que je pourrais les explorer un peu plus pour voir si on peut trouver les raisons de la présence de ces postes vacants.

Le tableau qui suit a été construit de la même façon que le précédent, sauf que l’emploi salarié est celui estimé par l’EPA. J’ai été obligé d’utiliser cette donnée, car les tableaux de l’EPVS ne fournissent pas cette donnée par profession. Cela ne semble pas trop modifier les résultats, car le taux global de postes vacants pour le Québec passe de 1,9 % à 1,8 %.

chômage et postes vacants2

On notera peut-être aussi que la somme des chômeurs par domaine de compétence est bien inférieure au nombre total de chômeurs (de 36 %). Cela s’explique par le fait que 36 % des chômeurs sont «inexpérimentés», c’est-à-dire qu’ils n’ont pas travaillé au cours de l’année précédant la collecte de données (dont un certain nombre, surtout les plus jeunes, n’ont jamais travaillé). Dans ces cas, l’EPA n’attribue pas de profession ou d’industrie à ces chômeurs. Cela dit, un poste vacant peut aussi bien être pourvu par un chômeur expérimenté qu’inexpérimenté, par une personne occupant un autre emploi ou même par une personne «inactive» (par exemple une personne qui termine ses études).

Ce que ce tableau nous permet de constater, c’est que le taux de postes vacants le plus élevé se retrouve dans les professions des Ressources naturelles, agriculture et production connexe. Les données plus détaillées du tableau cansim 285-0003 nous indiquent que le nombre de postes vacants dans ce domaine est le plus élevé au printemps (deuxième trimestre) et que plus de 60 % de ces postes (75 % au deuxième trimestre) se retrouvent dans seulement deux professions, soit les ouvriers agricoles et les manœuvres en aménagement paysager et en entretien des terrains. Sans vouloir déprécier le travail des membres de ces professions, on peut se demander si ces professions correspondent bien à ce que M.Couillard appelle des travailleurs qualifiés… Et cela ne tient pas compte des près de 10 000 travailleurs étrangers agricoles qui viennent au Québec occuper des emplois d’ouvriers agricoles et surtout de manœuvres à la récolte.

Après les emplois des Ressources naturelles, agriculture et production connexe, c’est dans les domaines des Arts, culture, sports et loisirs et de la Fabrication et des services d’utilité publique qu’on trouve les taux de postes vacants les plus élevés. Dans le premier, près de la moitié des postes vacants sont des emplois d’animateurs et responsables de programmes de sports, de loisirs et de conditionnement physique (!) et dans le deuxième, environ 40 % sont des postes de manœuvres du secteur manufacturier. Encore là, il est difficile d’associer ce type d’emploi à des travailleurs qualifiés.

On notera aussi que les deux domaines de compétences où on retrouve le plus de postes vacants sont dans la Vente et services (31 % des postes) et dans les Métiers, transport, machinerie et domaines apparentés (13 %). Dans la Vente et services, 60 % des postes vacants se retrouvent dans sept professions peu ou pas spécialisées. Il s’agit dans l’ordre de : vendeurs dans le commerce de détail, serveurs au comptoir et aides-cuisiniers, agents de centres d’appel (et autres préposés aux renseignements), caissières, serveurs d’aliments et boissons, garnisseurs de tablettes et préposés à l’entretien ménager. Il y avait aussi un bon nombre de représentants aux ventes et de cuisiniers, postes déjà un peu plus spécialisés. Dans l’autre domaine, les postes vacants se répartissent dans de nombreux métiers spécialisés, sans concentration notable, si ce n’est chez les camionneurs (17 % des postes). Dans ce cas, la description de M. Couillard aurait plus de pertinence.

On voit donc qu’une très forte proportion des postes vacants s’observent dans des professions peu spécialisées, où on peut soupçonner que c’est beaucoup plus les conditions de travail et les salaires peu attirants qui expliquent les difficultés de recrutement des employeurs que le manque de compétences. Peut-être qu’une hausse du salaire minimum aiderait-elle les employeurs qui subissent ces difficultés de recrutement! Cela dit, il y a aussi une proportion relativement élevée de postes vacants dans des professions plus spécialisées, comme en informatique et en santé. Dans ce dernier domaine de compétences, plus de 40 % des postes vacants se retrouvaient chez les infirmières, mais plus de 20 % chez les préposés aux bénéficiaires! Encore là, on peut voir que les difficultés de recrutement sont loin d’être toujours liées à des manques de compétences…

Avec tout cela, je n’ai pas pu commenter les taux de chômage et le ratio des chômeurs par poste vacant selon les domaines de compétence, mais cela n’ajouterait rien aux constats de cette analyse!

Et alors…

Ce petit tour d’horizon des postes vacants et du chômage nous montre de façon limpide que notre premier ministre est très sélectif dans ses rencontres! Même s’il y a cinq fois plus de chômeurs que de postes vacants, et probablement au moins 10 ou 20 fois plus de chômeurs que de petits entrepreneurs qui manquent d’employés qualifiés, il rencontre plus souvent ces derniers! En plus, ceux qu’il rencontre déplorent le «manque d’employés qualifiés» et non pas le manque d’employés non qualifiés, alors qu’une très forte proportion des postes vacants s’observent de leur côté.

On doit donc en conclure que notre premier ministre est plus à l’aise avec les représentants des Chambres de commerce qu’avec ceux des organismes de défense des chômeurs et qu’il préfère très nettement rencontrer des petits entrepreneurs que des chômeurs!

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4 commentaires leave one →
  1. 24 avril 2016 2 h 46 min

    « où on peut soupçonner que c’est beaucoup plus les conditions de travail et les salaires peu attirants qui expliquent les difficultés de recrutement des employeurs que le manque de compétences. »

    Anecdote: quand j’ai fini mon cours de soudure, il pleuvait des articles à n’en plus finir disant que soudage-montage était un métier d’avenir car il manquait beaucoup de main d’oeuvre et par conséquent, il y avait beaucoup de postes à combler. En regardant les offres d’emploi (autour de 2009), le salaire moyen offert pour un emploi en soudage était d’environ 14$/h. Je fesais déjà plus en occupant un emploi non spéciliasé, donc pourquoi quelqu’un irait faire un DEP/DEC/BAC considérant que c’est plus ou moins facile de trouver un emploi non spécialisé offrant un meilleur salaire? Petit conseil aux employeurs: si vous voulez trouver un employé, payez-les à la hauteur de leur compétences.

    Aimé par 1 personne

  2. 24 avril 2016 9 h 51 min

    Merci de cette illustration concrète de ce que je disais dans mon billet!

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