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Les infrastructures sociales

27 avril 2016

infrastructures sociales(care)Quand les gouvernements veulent implanter des mesures de relance, ils envisagent en premier lieu des investissements en infrastructures physiques (routes, ponts, rénovation d’écoles, etc.). Quand ces mêmes gouvernements adoptent des mesures d’austérité, elles se manifestent presque toujours en compressions dans les services publics. Dans leur étude Investir dans l’économie des soins – Une analyse par sexe d’une stimulation de l’emploi dans sept pays de l’OCDE produite pour le UK Women’s Budget Group, les quatre auteur.e.s (Jerome De Henau, Susan Himmelweit, Zofia Łapniewska et Diane Perrons) se demandent pourquoi les plans de relance gouvernementaux n’incluent pas au moins autant de mesures d’investissements dans les infrastructures sociales que dans les infrastructures physiques. Ce que les auteur.e.s appellent des investissements dans les infrastructures sociales sont ceux en éducation, en santé et en services sociaux (aussi bien pour les enfants par des services de garde que pour les personnes âgées par des soins à domicile).

L’argumentation

Rarement les pays pensent à effectuer des analyses différenciées selon les sexes (ADS) pour évaluer les impacts spécifiques aux hommes et aux femmes de leurs plans de relance ou de leurs politiques d’austérité. Pourtant, les investissements en infrastructures physiques avantagent beaucoup plus l’emploi masculin (ce qui peut se justifier lorsque qu’une récession a davantage touché ce type d’emplois) tandis que les mesures de compressions dans les services publics désavantagent bien plus l’emploi féminin et les services utilisés par les femmes, et leur fait subir le gros du travail domestique supplémentaire que les ménages doivent effectuer pour compenser ces compressions (soins aux enfants, aux malades, aux personnes âgées, etc.). En plus, les supposés avantages des mesures de compressions des dépenses ont été fortement exagérés au lendemain de la récession de 2008-2009, tellement que des organismes qui les conseillaient depuis des décennies, comme le Fonds monétaire international (FMI), ont depuis changé leur fusil d’épaule et encouragent plutôt l’investissement gouvernemental en période de faible croissance.

Dans ces périodes, les effets directs (les dépenses d’investissement et les emplois créés), indirects (la hausse des commandes aux fournisseurs et les emplois que cela génère) et induits (l’augmentation des dépenses des ménages qui ont eu un emploi grâce aux effets directs et indirects) des investissements gouvernementaux surpassent nettement leurs coûts. Ils entraînent aussi des économies aux programmes sociaux (aide sociale, assurance-chômage, etc.) et une hausse des taxes et impôts versés par les ménages et par les personnes qui n’auraient pas eu d’emploi sans ces investissements. On oublie aussi souvent de tenir compte des avantages dus aux investissements eux-mêmes, par exemple de meilleures routes, des écoles plus saines et une baisse des émissions de gaz à effets de serre dans le cas d’investissements en rénovation, dans les transports en commun ou en énergies renouvelables dans le cas d’investissements en infrastructures physiques, et une population plus instruite, en meilleure santé et libérée de tâches domestiques dans le cas d’investissements sociaux, ce qui favorise notamment une plus grande participation au marché du travail des femmes, comme les effets de la mise sur pied des services de garde à contribution réduite au Québec le montre bien.

Dans la plupart des pays, on considère plus positivement la dette provenant d’investissements en infrastructures physiques, qui permettent une augmentation des actifs, que celle qui permet des investissements en infrastructures sociales, qu’on assimile trop souvent à des «dépenses d’épicerie». Par exemple, le gouvernement du Québec distingue «La dette représentant les déficits cumulés» (qu’on appelle aussi la «mauvaise dette», soit «celle qui ne correspond à aucun actif financier ou non financier») de celle qui permet une hausse des actifs (voir par exemple la page E.12 du budget 2016-2017 du Québec). Voici ce que disent les auteur.e.s de cette distinction entre bonne et mauvaise dette :

«La distinction entre ces deux types de dépenses [investissements en capital et dépenses courantes] est expliquée dans le Système de comptabilité nationale des Nations Unies. Les dépenses d’investissement représentent le stock de capital, tandis que les dépenses de fonctionnement sont considérées comme des dépenses publiques annuelles courantes, qui font partie du PIB. Cette distinction met en évidence une discrimination liée au genre dans la pensée économique et la comptabilité. En effet, l’investissement dans l’infrastructure physique telle que la construction de ponts, d’écoles, d’hôpitaux ou de crèches serait autorisé et engloberait en même temps le salaire des ouvriers, alors que le financement du fonctionnement des écoles, des hôpitaux et des crèches, comprenant le salaire des enseignant(e)s, des infirmiers/ères et des employé(e)s de la petite enfance, ne serait pas autorisé. La classification du Système de comptabilité nationale ne reconnaît pas la contribution productive à long terme de l’infrastructure sociale qu’offre l’emploi dans les secteurs de l’enseignement et des soins, en créant et en maintenant le stock de «capital humain.»

Je critique habituellement l’utilisation de l’expression «capital humain», mais, dans cette comparaison entre l’investissement en capital physique et en éducation, en santé et en services sociaux, je la trouve tout d’un coup plus acceptable! Les auteur.e.s poursuivent en précisant que les investissements dans les infrastructures sociales ne sont pas vraiment des dépenses courantes, puisque leurs effets se feront sentir pendant de très nombreuses années. C’est d’ailleurs pourquoi leur étude utilise le concept d’investissements dans les infrastructures sociales plutôt que de parler de dépenses sociales. Même si les acteurs gouvernementaux parlent de plus en plus d’investissements en éducation et en santé, reconnaissant que ces dépenses améliorent la capacité productive d’une économie, aucun n’a fait modifier les normes comptables pour concrétiser ce concept. C’est d’ailleurs une des raisons qui expliquent que les politiciens (bien plus que les politiciennes) soient atteints du syndrome de la pépine

Les auteur.e.s avancent que cette distinction est carrément sexiste. Même la comptabilité nationale est conçue pour donner plus de valeur aux travaux effectués majoritairement pas des hommes (infrastructures physiques) qu’à ceux effectués majoritairement pas des femmes (infrastructures sociales), considérant que de fournir rapidement un emploi aux pourvoyeurs «naturels» après une récession est une urgence, même si de plus en plus de femmes sont aussi des pourvoyeuses. Pourtant, bien des gouvernements se prononcent pour la réduction des inégalités entre les hommes et les femmes, mais échouent à mettre ces principes en application dans leurs mesures de relance, par exemple en s’assurant que ces mesures bénéficient au moins autant aux femmes qu’aux hommes.

Effets des investissements en infrastructures physiques et sociales

Par la suite, les auteur.e.s simulent un investissement équivalant à 2 % du PIB dans des infrastructures physiques et sociales dans sept pays de l’OCDE et examinent ses effets directs, indirects et induits sur l’emploi masculin et féminin. Je ne présenterai pas cette section en détail, car ce serait long et fastidieux, mais me contenterai de résumer ses résultats. Les effets de tels investissements varient aussi selon les pays en fonction des salaires payés et des structures de leurs industries et de leur marché du travail. Selon les pays, un investissement de cet ampleur dans les infrastructures physiques fait augmenter le taux d’emploi des hommes d’entre 2,5 et 5,3 points de pourcentage et celui des femmes d’entre 0,7 et 2,5 points; le même investissement dans les infrastructures sociales fait augmenter le taux d’emploi des hommes d’entre 1,4 et 4,0 points de pourcentage et celui des femmes d’entre 3,3 et 8,2 points. Ces calculs montrent non seulement que les investissements en infrastructures sociales créent en moyenne presque deux fois plus d’emplois que les investissements en infrastructures physiques (parce que l’intensité en main-d’œuvre y est beaucoup plus importante), mais qu’ils permettent aussi de réduire les écarts de taux d’emploi entre les hommes et les femmes et, du même coup, les inégalités.

Cela dit, les auteur.e.s ne recommandent pas de ne prévoir que des investissements dans les infrastructures sociales dans les plans de relance, mais favorisent plutôt des plans de relance avec des investissements dans les deux types d’infrastructures de façon à mieux équilibrer leurs avantages, à la fois sur le plan de l’égalité des sexes et sur celui des effets positifs qu’une société retire de meilleures infrastructures physiques et de meilleurs services publics.

Et alors…

Cela a peut-être paru, mais la première partie de cette étude m’a beaucoup plus intéressé que la deuxième. La deuxième n’est pas inutile, il fallait la faire, mais il y a tant d’hypothèses et d’incertitudes dans ce type de calculs (les auteur.e.s en conviennent honnêtement) que tout ce qu’on peut en retenir est que, comme les activités de soins sont plus intensives en main-d’œuvre que les activités de construction, un investissement en soins crée plus d’emplois. De même, comme les emplois sont majoritairement féminins dans les soins et majoritairement masculins dans la construction, les investissements dans chacun de ces secteurs avantagera les femmes ou les hommes. Disons que cette conclusion ne me fait pas tomber en bas de ma chaise.

Par contre, l’argumentation de la première partie est beaucoup plus riche. L’aspect sexiste de la comptabilité nationale et surtout les notions de bonnes et mauvaises dettes en prennent pour leur rhume, et c’est entièrement mérité! C’était la première fois que je lisais cette argumentation aussi bien menée. Moi qui suis souvent allergique aux nombreuses extensions de sens du concept d’investissement (à force de l’appliquer à toutes les dépenses gouvernementales, des dépenses en environnement à celles en prévention, dans les arts ou dans presque tout autre domaine, ce concept en perd toute spécificité), je n’ai absolument pas été choqué par cette extension telle qu’utilisée dans cette étude. Bref, il s’agit d’une étude originale, intéressante et révélatrice!

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3 commentaires leave one →
  1. 27 avril 2016 10 h 41 min

    Très intéressant, merci pour cette synthèse.

    Aimé par 1 personne

  2. Erik Bouchard-Boulianne permalink
    28 avril 2016 11 h 35 min

    Très intéressant.

    Quand j’ai vu qu’il s’agissait d’un document de la Confédération syndicale internationale (CSI), je me suis dit qu’il devait exister une version française du rapport. C’est effectivement le cas.

    La version française du rapport est disponible à :
    http://www.ituc-csi.org/investir-dans-l-economie-des-soins

    Il serait peut-être intéressant de donner ce lien.

    Merci Darwin.

    J’aime

  3. 28 avril 2016 12 h 36 min

    D’habitude, je pense à chercher s’il y a des traductions, mais là, je ne l’ai pas fait. Merci!

    J’ai modifié le billet en conséquence (même la citation traduite), en espérant n’avoir rien oublié…

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