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La mobilité du revenu au Canada

14 mai 2016

mobilité_CanadaDans un billet récent, je mentionnais que peu ou pas d’études ont déjà abordé la mobilité de revenus au cours d’une vie (ou mobilité intragénérationnelle) avant celle que j’y présentais, étude qui portait sur la mobilité du travail dans sept pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Je déplorais aussi que le Canada ne fasse pas partie de ces sept pays. Or, quelques semaines plus tard, j’ai lu deux études sur ce sujet, une portant sur le Canada et l’autre sur les États-Unis. Je ne présenterai toutefois que la première dans ce billet, car elle porte sur le Canada, utilise des données plus fiables et est nettement plus intéressante que l’autre.

Cette étude de Xuelin Zhang, Habib Saani et Jackson Chung, publiée par Statistique Canada au début du mois de mai, est intitulée Évolution de la mobilité du revenu au Canada. Au lieu de se limiter aux revenus de travail comme celle de l’OCDE, cette étude considère tous les revenus. Je rappelle que la droite prétend qu’une grande part des inégalités observées dans la plupart des études sur la question sont en grande partie le reflet de la mobilité des revenus au cours d’une vie et qu’elles sont donc désirables. Comme je l’écrivais dans mon précédent billet sur le sujet, «Cet argument ne doit pas être écarté du revers de la main, car il repose sur un phénomène réel. Le problème est plutôt de connaître son importance relative, c’est-à-dire de déterminer quelle proportion des inégalités ce facteur explique, et de savoir si les inégalités sont nécessaires (ou même utiles) pour encourager la mobilité sociale». J’ajouterai aujourd’hui qu’il est important de savoir aussi si la mobilité des revenus au cours d’une vie est en croissance, stable ou en baisse…

Les données

Les auteurs utilisent la Banque de données administratives longitudinales (DAL) de Statistique Canada. Elle représente un échantillon de 20 % des T1 qui contiennent les renseignements tirés des déclarations de revenus des particuliers. Comme cette source existe depuis 1982 et fournit des données jusqu’en 2012, elle permet de suivre la même personne sur des périodes courtes, moyennes et longues. Comme dans la plupart des études sur les inégalités, les auteurs basent leur analyse sur le revenu familial. «Le revenu familial après impôt corrigé est défini comme la somme du revenu après impôt gagné par tous les membres de la famille divisé par la racine carrée de la taille de la famille». Puis, «Le montant en dollars du revenu familial corrigé est attribué à chaque membre de la famille; tous les chiffres en dollars ont été convertis en dollars constants de 2012».

L’étude est divisée en deux parties. La première partie examine la mobilité absolue, soit l’évolution des revenus d’une personne sur des périodes de cinq et dix ans. Quoiqu’elle soit intéressante, il faudrait présenter les dix graphiques qu’elle contient pour vraiment en faire comprendre ses constats. J’ai donc préféré la passer et me concentrer sur la deuxième partie qui analyse plutôt la mobilité relative, qui est selon moi bien plus représentative du concept de la mobilité sociale.

La mobilité relative

Le tableau qui suit est un des indices de mobilité analysé par les auteurs. Il s’agit d’une matrice de transition qui indique la proportion des contribuables qui se situent dans chacun des dix déciles de revenus une année donnée et qui se retrouvent dans chacun des dix déciles de revenus cinq ans plus tard. Cette matrice, qui couvre la période allant de 2007 à 2012, n’est que la dernière des 26 matrices que les auteurs ont créées à l’aide des données utilisées (de 1982 à 1987, 1983 à 1988, etc.), sans compter les 21 autres qu’ils ont créées avec des écarts de dix ans (1982 à 1992, jusqu’à 2002 à 2012). Comme l’analyse de ces deux séries de matrices montrent les mêmes tendances, les auteurs n’ont présenté dans leur étude que les résultats de la première série.

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Cette matrice indique sur chaque ligne le pourcentage des personnes qui faisaient partie du décile indiqué par cette ligne en 2007 qui étaient rendues dans chacun des dix déciles en 2012. Si la mobilité était parfaite, on ne verrait que des «10,0» dans les 100 cellules de ce tableau. Or, on voit que 39,7 % des personnes qui faisaient partie du premier décile (le plus pauvre) en 2007 faisaient toujours partie du même décile en 2012 et que seulement 1,5 % d’entre elles faisaient dorénavant partie du dixième décile (le plus riche) en 2012. À l’inverse, 57,4 % des personnes qui faisaient partie du dixième décile en 2007 étaient encore membres de ce groupe en 2012 et seulement 1,2 % d’entre elles étaient rendus dans le premier.

La compréhension des trois dernières colonnes de cette matrice est essentielle pour bien apprécier la suite. On y voit à la dernière ligne (moyenne) que le tiers des contribuables sont demeurés immobiles, c’est-à-dire dans le même décile en 2007 et en 2012, que 36 % ont amélioré leur sort et que 30 % ont vu leur position diminuer. Le fait que le taux de personnes qui ont vu leur sort s’améliorer (36,3 %) soit supérieur à celui des personnes qui l’ont vu se détériorer (30,4 %) signifie que celles qui ont vu leur sort s’améliorer se sont déplacées en moyenne de moins de déciles que ceux qui l’ont vu se détériorer.

Cette matrice montre que la mobilité des revenus sur cinq ans est bien faible, mais elle ne permet pas de savoir si cette mobilité est en hausse ou en baisse. C’est ce que montreront les deux prochains graphiques que je vais présenter.

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Ce graphique montre l’évolution du pourcentage de personnes qui changent de déciles entre une année donnée et cinq ans plus tard. On y constate que la mobilité a grandement diminué entre le premier panel (de 1982 à 1987) et le dernier (celui tiré de la matrice que nous venons de voir, de 2007 à 2012), soit de près de 75 % (taux qui s’est maintenu pour les huit premiers panels) à 67 % pour le dernier (36,3 % qui ont progressé et 30,4 % qui ont régressé, comme on vient de le voir).

La proportion des personnes qui ont changé de décile sur cinq ans n’est qu’une dimension de la mobilité relative. Une deuxième est l’ampleur moyenne de ces changements, dimension illustrée par le prochain graphique.

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Ce graphique montre que le mouvement moyen des membres du premier panel (de 1982 à 1987) était de plus de 1,7 décile, alors que celui des membres du dernier panel (de 2007 à 2012) n’était plus que de 1,4. Cette baisse peut sembler bien faible mais elle est tout de même de près de 20 % (un peu plus de 0,3 sur 1,7), soit deux fois plus que la baisse de la proportion de personnes qui changent de décile (75 % – 67 % = 8 % et 8 % / 75 % = un peu plus de 10 %). Cela signifie que, non seulement les personnes des panels les plus récents changent moins souvent de déciles que celles des panels les plus anciens, mais que ces changements ont perdu de l’ampleur.

Le graphique suivant montre l’évolution des mobilités ascendantes et descendantes, ainsi que de l’immobilité

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On a déjà montré que l’immobilité a grandement augmenté (de 25 % des personnes de 1982 à 1987 à 33 % de 2007 à 2012, une hausse de plus de 30 %), mais ce graphique nous apprend que la baisse de la mobilité s’est surtout concrétisée par une baisse de la mobilité ascendante (de 45 % pour les panels de 1985 à 1990 et les cinq suivants, à guère plus de 35 % pour les cinq derniers panels), alors que la mobilité descendante est demeurée relativement stable gravitant autour de 30 %. On pourrait penser que la baisse de la mobilité ascendante est due à la baisse de la proportion de jeunes dans la société, mais le graphique 13 de la page 22 de l’étude (je ne peux pas tous les montrer!) nous apprend que la baisse de la mobilité a touché tous les groupes d’âge. Cela dit, ce graphique sert surtout à mettre la table pour le suivant…

mobilité_Canada5

Le dernier graphique de ce billet montre que la baisse de la mobilité ascendante a touché les personnes de la plupart des déciles (sauf ceux du dixième qui, par définition, ne peuvent pas augmenter de décile…). Il indique que les personnes faisant partie des cinq déciles les plus bas ont subi cette baisse par une ampleur similaire, quoique les membres des deuxième et troisième déciles ont connu une baisse plus forte, soit d’environ 20 points de pourcentage. Effet opposé et compensateur (si on peut dire), l’ampleur de la mobilité descendante des membres des neuvième et dixième déciles a diminué d’environ cinq points de pourcentage au cours de la même période (voir le graphique 15 de la page 24). Bref, les plus pauvres sont de moins en moins nombreux à améliorer leur sort et les plus riches sont aussi de moins en moins nombreux à voir leur sort se détériorer, et l’ampleur de ces améliorations et détériorations a diminué.

Les auteurs terminent leur étude en évaluant le rôle égalisateur de la mobilité de revenus au cours d’une vie sur les inégalités de court terme. Ils utilisent trois indicateurs différents, mais qui livrent le même message (voir le graphique 16 de la page 25). Je ne commenterai que le coefficient de Gini, car il est mieux connu que les deux autres (l’écart logarithmique moyen et l’indice de Theil). Ils calculent que le rôle égalisateur de la mobilité de revenus au cours d’une vie selon le coefficient de Gini est passé de 9 % pour le panel de 1982 à 1987 à 6 % pour celui de 2007 à 2015, une baisse de 33 %. Ainsi, non seulement le niveau des inégalités de court terme a fortement augmenté au cours des 30 dernières années, mais le rôle atténuateur des inégalités de la mobilité de revenus au cours d’une vie a diminué.

Et alors…

Cette étude montre qu’il est vrai, comme le disent nos amis de la droite, que le niveau des inégalités de court terme utilisé dans les données couramment diffusées exagère quelque peu le niveau des inégalités de long terme lorsqu’on tient compte de la mobilité de revenus au cours d’une vie, mais aussi que cette exagération est de faible ampleur et de plus en plus faible ampleur (de 9 % pour le panel de 1982 à 1987 à 6 % pour celui de 2007 à 2015). Cette étude, même si elle n’aborde pas cette question, nous amène à conclure que la tendance à la hausse des inégalités s’observe aussi bien à court terme qu’à long terme.

Cette étude permet aussi de constater que le Canada ne fait pas exception aux autres pays de l’OCDE, soit que les arguments des économistes et organismes de droite, malgré leur pertinence, changent finalement peu de choses au constat que les inégalités augmentent depuis au moins une trentaine d’années.

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7 commentaires leave one →
  1. MBÉ permalink
    14 mai 2016 9 h 42 min

    Beau travail!

    J’aime

  2. 14 mai 2016 9 h 53 min

    Merci!

    J’aime

  3. 14 mai 2016 20 h 00 min

    Super travail encore une fois.
    Pour ma part, j’ajouterais ceci, meme si vous le dites deja entre les lignes.
    Les plus pauvres restent pauvres. Et que la trappe des emplois à bas salaire est bien réelle. 87 % des gens dans le 10e décile sont encore, 5 ans plus tard, dans les trois premiers déciles (près de 80 % si on s’en tient au deux premier déciles.

    Et je serais curieux de savoir qui sont les 13 % qui montent. Est-ce les étudiants travalleurs qui obtiennent leur diplome en droit, en ingénérie, aux hec, en médecine ?

    Bref, il serait bien de pouvoir avoir des données qui referais la même étude, mais en excluant les étudiants qui travaillent. J’ai l’impression que les résultats seraient encore plus catastrophiques.

    Vous avez des infos à ce sujet ?

    Aimé par 1 personne

  4. 14 mai 2016 20 h 48 min

    Merci pour les bons mots.

    «87 % des gens dans le 10e décile sont encore, 5 ans plus tard, dans les trois premiers déciles (près de 80 % si on s’en tient au deux premier déciles).»

    Ça me donne 84,2 %, mais passons, l’idée est là (je crois que vous avez pris la colonne plutôt que la ligne). Je voudrais préciser qu’on ne sait pas où ils étaient la deuxième, la troisième, la quatrième et la cinquième année de ces intervalles (par exemple pour le groupe de 1982 à 1987, on ne sait rien sur leur position en 1983, 1984, 1985 et 1986). Je n’ai pas mentionné ce fait, parce que je trouvais le billet déjà assez lourd comme ça. Mais, sûrement pas très loin!

    «Et je serais curieux de savoir qui sont les 13 % qui montent»

    Si votre 13 % est le complément de votre 87 %, ces 13 % ont baissé, pas monté. Mais comme je ne suis pas certain de ce que vous voulez dire, je ne peux pas commenter.

    «Est-ce les étudiants travailleurs qui obtiennent leur diplôme en droit, en génie, aux hec, en médecine ?»

    Comme un fort % habitaient chez leurs parents et que ces parents sont plus souvent dans les classes supérieures, ce n’est pas évident que votre hypothèse représente la majorité de ceux qui montent. Peut-être… Mais, comme les données ne donnent aucune précision sur le sujet, il est difficile de commenter davantage que je le fais (j’en ai déjà trop dit!).

    « mais en excluant les étudiants qui travaillent»

    Je crois que vous avez omis le bout où je décris la méthode. Peut-être n’ai-je pas été assez clair. Il ne s’agit pas de données individuelles, mais de données familiales :

    «Comme dans la plupart des études sur les inégalités, les auteurs basent leur analyse sur le revenu familial. «Le revenu familial après impôt corrigé est défini comme la somme du revenu après impôt gagné par tous les membres de la famille divisé par la racine carrée de la taille de la famille». Puis, «Le montant en dollars du revenu familial corrigé est attribué à chaque membre de la famille; tous les chiffres en dollars ont été convertis en dollars constants de 2012».»

    J’avoue que j’ai passé vite sur ces éléments essentiels pour bien comprendre l’étude, mais, bon, je perds beaucoup de monde avec ce genre d’explications…

    Aimé par 2 personnes

  5. 15 mai 2016 14 h 14 min

    C’est très très intéressant et bien résumé. C’est particulièrement essentiel en ce moment.

    Aimé par 1 personne

  6. Yanick N permalink
    15 mai 2016 14 h 47 min

    Vous avez été tout à fait clair. Mea culpa. J’ai lu un peu vite … Disons qu’il était tard! J’ai effectivement regardé la colonne et non la ligne, comme j’ai omis de voir qu’il s’agissait de données par ménage.
    Cela dit, il serait intéressant d’avoir les données individualisées car, on le sait, les données agrégées par ménage ont tendance à sous-estimer les inégalités de genre et d’autres choses encore.
    Merci encore pour ce bon travail et de prendre du temps pour répondre !

    Aimé par 2 personnes

  7. 15 mai 2016 15 h 02 min

    « les données agrégées par ménage ont tendance à sous-estimer les inégalités de genre et d’autres choses encore»

    On pourrait aussi dire que les données individuelles ont tendance à les surestimer! Par exemple, si une personne n’a aucun revenu mais est en ménage avec une autre personne relativement riche, il serait incorrect de comparer son niveau de vie avec une personne seule qui n’a pas de revenu. On pourrait par contre déplorer sa dépendance, mais difficilement la considérer pauvre ou à faible revenu.

    Il est certain qu’on doit tenir compte de l’utilisation d’une donnée avant de l’interpréter. Par exemple, le fait que cette étude repose sur des données après impôt peut entraîner des distorsions si on fait des comparaisons internationales, interprovinciales ou dans le temps. Par exemple, la majorité des familles des États-Unis doit payer pour tous ses frais de santé (ou se payer des assurances) avec son revenu après impôt ce qui n’est pas le cas ici. Les services offerts par l’État varient selon les pays et les provinces et même dans le temps pour un même État. Cela dit, cette mesure (revenus des familles après impôt divisés par la racine carrée du nombre de personne par famille et appliqués à tous les membres d’une famille) me semble la plus adéquate, même si elle n’est pas parfaite.

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