L’exercice en société des activités des membres des ordres professionnels
Il y a un peu plus de deux ans, j’ai publié un billet portant sur l’incorporation des membres des ordres professionnels. Je montrais entre autres que la loi qui permet cette incorporation ne date pas de 2007 comme le prétend la CAQ (et bien d’autres personnes), mais bien du 21 juin 2001, lors de l’adoption de la Loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives concernant l’exercice des activités professionnelles au sein d’une société par un gouvernement du PQ.
Ce qui date de 2007, c’est plutôt le Règlement sur l’exercice de la profession médicale en société proposé par le Collège des médecins et entré en vigueur le 22 mars 2007 (selon le guide publié par le Collège). Et, bien sûr, comme un règlement doit être adopté par un gouvernement, c’est le gouvernement libéral qui a adopté ce règlement le 21 février 2007. Francis Vailles se demandait encore il y a quelques mois pourquoi cette adoption n’avait pas fait plus de bruit à l’époque, mais c’est celle de la loi en 2001 qui permettait aux ordres professionnels de présenter de tels règlements au gouvernement pour qu’il les adopte qui aurait dû faire plus de bruit! Il a bien raison de parler du «manque de vigilance des journalistes» et de l’«incompréhension des médias concernant les impacts fiscaux majeurs de l’incorporation», mais ce reproche vaut plus pour 2001 que pour 2007 ou, s’il y tient, pour le moment où les 28 différents règlements permettant l’exercice d’activités professionnelles en société ont été adoptés, pas seulement pour le moment où un seul d’entre eux le fut!
28 règlements
Pour pouvoir faire le portrait de la situation, je me suis tapé les rapports annuels de 2014-2015 de la majorité des 46 ordres professionnels pour compiler les ordres qui ont adopté un règlement semblable, ainsi que le nombre et le pourcentage des membres de ces ordres qui ont le droit d’exercer leurs activités en société, pour m’apercevoir que l’Office des professions du Québec avait déjà fait ce travail! En effet, en cherchant autre chose sur la page des «statistiques» de l’Office, j’ai soudain vu le titre d’un document qui nous était offert, soit les Données sur le nombre de membres exerçant en société au sein de chacun des ordres professionnels concernés au 31 mars 2015…
À l’aide de ce document et des notes que j’ai prises, j’ai pu réaliser le tableau qui suit.
Ce tableau nous permet de constater que le Collège des médecins est loin d’être le seul ordre professionnel qui a décidé de profiter de la loi adoptée en 2001! En tout, 28 ordres sur 46 (61 %) ont adopté des règlements permettant à leurs membres d’exercer leur profession au sein d’une société en nom collectif à responsabilité limitée ou d’une société par actions, dont cinq qui ont adopté leur règlement avant le Collège des médecins. On notera que quatre ordres ont adopté leur règlement trop tard pour que des membres aient pu être enregistrés à temps pour être comptabilisés dans ce tableau, qui montre, je le rappelle, la situation au 31 mars 2015. Un autre ordre (audioprothésistes) ne mentionne aucun membre enregistré, même si son règlement a été adopté en 2010 (en fait, son rapport annuel n’en parle tout simplement pas, ce qui veut dire qu’il y en a peut-être quelques-uns qui sont enregistrés).
L’Ordre des ingénieurs est un autre cas spécial. En effet, cet ordre était avant le 21 juin 2001 (date d’adoption de la loi dont j’ai parlé dans le premier paragraphe de ce billet) un des quatre ordres (avec les opticiens d’ordonnance, les comptables agréés et les comptables généraux licenciés, voir la page numérotée 49) dont les membres étaient autorisés à exercer leur profession en société dans certaines circonstances, par exemple lorsqu’ils étaient en concurrence avec des professionnels d’autres territoires où l’incorporation de l’exercice de ces professions était permise. Si l’Ordre des comptables professionnels et celui des opticiens d’ordonnance ont été parmi les premiers à se doter d’un règlement pour que leurs membres puissent exercer leurs activités en société après 2001 (règlements adoptés en 2004 et en 2005), l’Ordre des ingénieurs n’a toujours pas adopté de règlement depuis cette date (ce qu’il entend faire sous peu). En conséquence, plus aucun ingénieur n’a pu s’ajouter à ceux qui exerçaient leurs activités en société avant cette date. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas qui le font actuellement, mais que ceux qui exercent leurs activités en société y ont été autorisés avant le 21 juin 2001. Et, l’Ordre ne fournit aucune information sur ces personnes ni sur leur nombre dans son rapport annuel, car il n’a jamais eu le mandat d’encadrer cet exercice (voir encore la page numérotée 49). Notons que j’ignore si les membres des ordres des comptables et des opticiens d’ordonnance qui ont été autorisés à exercer leurs activités en société avant 2001 sont compris dans les données du tableau de ce billet. On peut penser que non.
Parmi les 17 ordres restants (acupuncteurs, chimistes, conseillers en ressources humaines et en relations industrielles agréés, criminologues, diététistes, hygiénistes dentaires, infirmières et infirmiers, infirmières et infirmiers auxiliaires, ingénieurs forestiers, orthophonistes et audiologistes, sages-femmes, sexologues, techniciennes et techniciens dentaires, technologistes médicaux, technologues professionnels, travailleurs sociaux et urbanistes), seul celui des orthophonistes et audiologistes mentionne son intention d’adopter sous peu un règlement permettant à ses membres d’exercer leurs activités en société. Il faut dire que la très grande majorité des membres de ces ordres (sauf les acupuncteurs et peut-être les ingénieurs forestiers) sont des salariés et n’ont donc aucun intérêt à exercer leurs activités en société.
Le tableau nous montre aussi qu’au 31 mars 2015, il y avait 34 510 membres des ordres qui exerçaient en société (sans compter les ingénieurs, comptables et opticiens d’ordonnance qui étaient autorisés à le faire avant 2001, et possiblement quelques audioprothésistes). Les médecins qui exercent leurs activités en société dont on parle tant ne représentent finalement qu’au plus 30 % des membres des ordres professionnels qui en font autant! On voit aussi que la proportion de médecins exerçant en société (45,9 %) est inférieure à celle de huissiers de justice (65,2 %), d’optométristes (54,5 %) et de vétérinaires (51,0 %). Bref, oui, on doit s’inquiéter et même s’indigner du fait que nos gouvernements aient autorisé aux médecins d’exercer leurs activités en société, mais aussi que cette autorisation touche aussi autant de membres des autres ordres professionnels.
Et alors…
Selon une estimation de la revue Santé inc., le droit de s’incorporer accordé aux médecins aurait coûté environ 150 millions $ à nos gouvernements lorsque le nombre de médecins exerçant en société atteignait 8665. Maintenant qu’ils sont 10 382, soit 20 % de plus, et que leur rémunération a augmenté sensiblement depuis cette estimation, ce coût doit bien atteindre les 200 millions $ par année. Et, comme les médecins ne représentent qu’au plus 30 % des membres des ordres professionnels exerçant en société, le coût de la loi adopté par le PQ en 2001 est forcément plus élevé. Il ne faut bien sûr pas calculer que le coût de cette mesure pour les membres des autres ordres professionnels est équivalent à celui pour les médecins, mais, si les membres de ces ordres trouvent avantageux d’exercer leurs activités en société, ils en retirent sûrement un gain non négligeable. Alors, le coût total de cette mesure doit bien atteindre au moins 300 millions $ (estimation qui est bien approximative et qu’il faudrait faire de façon rigoureuse). Quand on compare cette somme à celle des compressions dans d’autres secteurs, cela ne peut que nous indigner.
Comme je l’avais mentionné dans mon précédent billet sur le sujet, il est assez étrange que le gouvernement ait permis l’exerce en société de professionnels qui ne subissent nullement la concurrence de professionnels d’autres territoires, comme les médecins et les autres professionnels de la santé. Pourtant, même en 2005, quatre ans après l’adoption de la loi, l’Office des professions mentionnait que (toujours à la page numérotée 49) «Les motifs en faveur d’un tel élargissement des possibilités de regroupement se recoupent d’un pays à l’autre: on invoque généralement les exigences de la concurrence nationale ou intraterritoriale et internationale, les nouvelles conditions d’exercice de la profession découlant de l’évolution des secteurs sociaux-économiques, les coûts qui y sont reliés, les différents accords internationaux, l’omniprésence des multinationales, la diversité et la complémentarité des services que les sociétés de professionnels doivent offrir, ce que certains nomment la mondialisation de l’économie, etc.». Dans le cas de la plupart des ordres qui se sont vus offrir la possibilité d’adopter un règlement à cet effet et qui en ont profité, ces critères ne s’appliquent nullement.
Comment justifier ce cadeau? L’Office se contente maintenant sur la page de son site Internet qui porte sur le sujet de dire que la loi adoptée en 2001 «permet des formes d’exercice en société plus modernes, avantageuses au plan concurrentiel et comportant un meilleur partage des responsabilités». Comment appliquer de tels critères qui relèvent plus du marketing que de l’analyse? Puis, voyant que seul un petit nombre des ordres satisfont aux critères habituellement appliqués (notamment sur la concurrence interprovinciale et internationale), comment se fait-il que le gouvernement ne décide pas d’abolir cet avantage injustifié et injustifiable, alors qu’il se dit à la recherche de chaque pièce de cinq cents (il n’y a plus de cennes noires…) qu’il pourrait économiser?
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Merci. Très instructif. À diffuser…..
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