Contre l’autonomie
C’est en lisant La dure école de Normand Baillargeon (dont j’ai parlé dans ce billet) que j’ai entendu parler du livre Contre l’autonomie – La méthode forte pour inspirer la bonne décision de Sarah Conly. En effet, un des textes de La dure école est la préface de ce livre. Comme on y lit que ce livre recommande l’emploi du paternalisme coercitif dans certaines situations plutôt que le paternaliste libertarien (soit le «nudge», ou les coups de pouce, cher à de nombreux économistes comportementaux, concept dont j’ai parlé dans ce billet), j’étais bien curieux en abordant la lecture de ce livre provocateur.
Préface – Un livre polémique, mais nécessaire : Dans cette préface, Normand Baillargeon présente entre autres les principaux concepts élaborés dans ce livre :
- l’autonomie;
- le paternalisme doux (comme d’avertir que fumer est dangereux);
- le paternalisme libertaire ou libertarien, qui donne un coup de pouce à nos processus décisionnels (par exemple, en mettant par défaut les choix désirés socialement, comme le don d’organes);
- le paternalisme coercitif (comme interdire la cigarette).
Introduction – Les termes du débat : Doit-on chérir l’autonomie par-dessus tout? Si l’être humain était vraiment rationnel, comme le prétendent les économistes néoclassiques, peut-être, mais il ne l’est justement pas! En général, presque tout le monde accepte bien le paternalisme coercitif pour interdire des produits ou des comportements qui nuisent aux autres, mais, au nom des vertus de l’autonomie, certains refusent son utilisation quand un comportement ne peut nuire qu’à la personne qui l’adopte. La plupart des gens acceptent aussi ce paternalisme même dans les cas où un comportement ne peut nuire qu’à la personne qui l’adopte dans deux situations : quand cette personne manque d’information (par exemple, l’obligation de rencontrer un médecin avant de prendre certains médicaments) ou quand une personne a une incapacité l’empêchant de comprendre la présence d’un danger (y compris les enfants). Pourtant, la plupart des gouvernements adoptent des règlements coercitifs dans d’autres cas sans que cela crée de remous (ou si peu…), par exemple en imposant le port d’une ceinture de sécurité dans une automobile ou du casque en motocyclette. Par contre, ils n’interdisent pas la cigarette (sauf dans les endroits où la fumée peut nuire aux autres). On voit alors que la ligne entre les cas où on accepte et ceux où on refuse l’utilisation du paternalisme coercitif est bien floue.
L’introduction se poursuit par la présentation des thèmes abordés dans les chapitres suivants.
1 – Pourquoi valoriser l’autonomie ? : L’auteure revient sur la ligne floue entre les cas où on est porté à accepter le paternalisme coercitif et ceux où on a tendance à le refuser. Elle poursuit en présentant de nombreux travaux démontrant les biais cognitifs importants qui nous caractérisent et en fournissant de nombreux exemples à cet effet. Pour contrer les effets indésirables et néfastes de ces biais cognitifs, l’auteure analyse trois types de solutions :
- l’éducation, l’information et l’expérience;
- les «nudges» (ou des coups de pouce, solution associée au paternalisme libertarien ou libertaire);
- le paternalisme coercitif.
Si l’auteure reconnaît que les deux premiers types de solutions peuvent parfois apporter de bons résultats, elle conclut que, dans bien des cas, ils sont insuffisants. Elle préconise donc d’adopter des mesures correspondant au troisième dans ces cas. Elle poursuit en abordant des craintes liées aux conséquences de l’application de mesures de paternalisme coercitif, comme le manque de respect, l’inégalité de traitement et la dévalorisation, et bien sûr, les rejette.
2 – L’individualité : L’auteure tente ici de contrer les arguments de ceux qui, comme John Stuart Mill, considèrent que le paternalisme coercitif est une attaque contre la liberté, et donc contre le bonheur. Elle avance à cet effet «que, parfois, le meilleur moyen de garantir la liberté en général est de la restreindre dans certains cas». Face à la crainte de Mill que le paternalisme coercitif nuise à l’individualité des personnes, l’auteure rétorque que l’être humain a lui-même tendance à se conformer aux normes d’une société, même sans intervention étatique. Ensuite, elle précise que le paternalisme coercitif ne doit être utilisé que lorsque les gains pour l’ensemble de la population surpassent de façon manifeste les désavantages des quelques-uns qui perdront la possibilité de faire des choix sans biais cognitifs (je résume grossièrement; il faut dire qu’elle ne m’a pas convaincu!).
3 – Aliénation, authenticité et affect : Cette fois, l’auteure tente de répondre aux arguments de ceux qui craignent que le paternalisme coercitif ait des effets négatifs sur l’équilibre psychique des individus. Elle se penche surtout sur les conséquences que le paternalisme coercitif pourrait avoir sur l’aliénation, l’authenticité, l’affect et l’estime de soi. Comme la définition même de ces concepts est difficile à résumer, je me contenterai de mentionner que l’auteure reconnaît que le paternalisme coercitif peut être dommageable à l’équilibre psychique et conclut que le choix des domaines où ce paternalisme peut être selon elle avantageux doit être fait en tenant compte de ces conséquences potentielles. Elle donne ensuite des exemples de mesures de paternalisme coercitif (actuellement existantes ou qu’elle propose) qui, loin d’augmenter la pression sur ces facteurs, les atténuent pour la grande majorité de la population.
4 – Mésusage et abus, perfectionnisme et préférences : On peut craindre que le paternalisme coercitif ouvre la porte à des abus de contrôle de nos actions, tant au plan individuel que collectif. À ce sujet, l’auteure distingue le perfectionnisme du paternalisme, le premier devant être proscrit. Parmi les nombreux exemples pas toujours pertinents qu’elle donne, j’ai bien aimé celui de l’interdiction du cannabis, qui relève du perfectionnisme, notamment parce que cette interdiction ne relève pas de l’évaluation des coûts et avantages, mais bien d’une question de morale et de préjugés envers ceux qui en consomment (surtout s’ils sont étrangers…).
5 – Mésusage et abus, sanctions et vie privée : L’auteure poursuit dans ce chapitre son analyse des craintes liées aux mesures de paternalisme coercitif en abordant la peur des sanctions et des atteintes à la vie privée. Dans le premier cas, elle précise que les sanctions seraient utilisées rarement et avec circonspection, car, le rappelle-t-elle, l’objectif du paternalisme coercitif est d’améliorer le bien-être des personnes, pas de lui nuire. Dans le deuxième, elle insiste surtout sur le fait que la vie privée est déjà menacée, aussi bien par le secteur privé (et nous y collaborons) que par les gouvernements, qui, même sans pouvoir éliminer la possibilité que ses collectes d’information puissent être révélées (c’est le moins qu’on puisse dire!), la protègent davantage, notamment au moyen de lois sur la protection des renseignements personnels.
6 – Applications : L’auteure analyse ici (enfin!) quels sont les domaines où les mesures de paternalisme coercitif sont selon elle justifiables. Elle énonce tout d’abord quatre conditions qu’une intervention de ce type doit satisfaire :
- l’activité ou le comportement à modifier doit être en contradiction avec nos aspirations à long terme;
- les mesures coercitives doivent être efficaces;
- les avantages doivent surpasser les coûts;
- l’intervention proposée doit représenter la méthode préventive la plus efficiente au regard du cas considéré.
Elle applique ensuite ces quatre conditions à des exemples de paternalisme coercitif existants et potentiels. Elle poursuit en examinant quels actes sont volontaires ou involontaires, distinction importante puisque le paternalisme est censé agir sur les décisions volontaires. Elle termine ce chapitre en précisant que des mesures de paternalisme libertarien (ou des nudges) peuvent être appropriées dans certains cas.
7 – Apologie finale : L’auteure précise en début de chapitre les limites du paternalisme (coercitif ou autre), notamment «en ce qui concerne [d]es décisions hautement personnelles et sérieuses», comme le choix d’un.e conjoint.e, d’avoir un enfant ou d’une carrière. Elle avance ensuite que la survalorisation de l’autonomie peut nous amener à considérer que les personnes sont responsables de leur malheur. Dans ce sens, le paternalisme coercitif est une façon de manifester notre empathie (je dois avouer que cet argument m’a rejoint bien plus que les précédents…) et de demeurer humbles face à nos capacités de raisonnement.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Face à l’originalité des thèmes abordés dans ce livre, il vaut certainement la peine d’être lu. Mais, cela ne veut pas dire que je ne lui ai pas trouvé de défauts. Comme dans bien des livres qui défendent une thèse polémique, l’auteure évacue trop facilement les arguments contraires. Elle avoue même que certains de ses exemples ne sont pas concluants, mais les a conservés quand même. Serait-ce parce qu’elle n’en a pas trouvés de meilleurs?
Autre exemple d’évacuation des arguments contraires, lorsqu’elle recommande d’obliger l’épargne pour la retraite en prétendant que c’est par biais cognitif que les gens ne font pas ce qu’ils aimeraient faire, soit épargner davantage pour leur retraite, jamais elle ne mentionne que pour une partie de la population, ce choix est on ne peut plus rationnel : c’est celui entre épargner pour la retraite et manger et faire manger ses enfants. D’ailleurs, dans son chapitre où elle applique ses quatre conditions à différents cas de paternalisme coercitif, elle ne fait pas subir à cette recommandation le test de ses quatre conditions. Pour moi, c’est clair, cette recommandation n’aurait pas passé ce test!
Et, je trouve qu’elle ratisse large avec les biais cognitifs. Loin de moi l’intention de nier leur importance, j’ai rédigé suffisamment de textes sur le sujet pour être bien conscient de leur existence et de leurs conséquences, mais cela ne veut pas dire que chacune de nos décisions douteuses, comme le fait de fumer ou de manger de la malbouffe, sont automatiquement dus à un biais cognitif.
Ensuite, elle présente les mesures de paternalisme coercitif comme s’il s’agissait d’un concept nouveau, depuis toujours rejeté, alors qu’il est déjà appliqué dans de nombreux domaines. Certes, elle en mentionne quelques-uns, comme l’obligation de porter une ceinture de sécurité, mais une grande partie de son argumentation vise à contrer les auteurs qui le rejettent complètement plutôt que ceux qui ne voudraient simplement qu’il ne soit pas utilisé davantage qu’il ne l’est déjà. D’ailleurs, elle passe une grande partie du livre à contrer les arguments de John Stuart Mill à ce sujet, ce qui ne me semble pas le plus grand défi à relever!
Finalement, elle n’aborde pas la difficile question de l’imprécision, voire de l’arbitraire, du calcul (ou de l’évaluation) des avantages par rapport aux coûts, calcul qui est pourtant une des conditions qu’elle a énoncées pour déterminer si des mesures de paternalisme coercitif sont justifiables. Or, comme il s’agit d’évaluer des avantages et des coûts qui peuvent varier grandement selon les valeurs et les intérêts des personnes qui en font l’estimation, il est certain qu’elles n’arriveraient pas toutes aux mêmes résultats que l’auteure.
Malgré ces bémols, il est indéniable que ce livre fait réfléchir. Il présente en effet une position pour le moins provocatrice et s’attaque à un dogme qui l’est rarement, soit celui de l’autonomie. Dans ce sens, elle a réussi son coup avec moi!
Très intéressant, si tout le monde était identique, avait les mêmes contraintes personnelles et sociales, etc., nous pourrions appliquer la même formule pour tous. Mais ce serait par contre très ennuyant. En supposant bien entendu que l’arène où vit l’être humain en est une de rationalité; mais, encore là, ce serait ennuyant, gris et terne. Idéalement, faudrait mettre un peu plus de couleurs au monde de l’éducation pour élargir la palette du monde dans lequel on vit. L’une des principales barrières est l’interprétation de ce que l’on vit et notre tendance à voir les choses, en règle générale, pour faire du surplace.
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Merci pour les bons mots!
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Il me revient en tête cette citation de Karl Popper:
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Très pertinent! C’est drôle, j’ai cité Popper aujourd’hui dans un autre billet…
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