La sociologie et la culture de l’excuse
Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue «culture de l’excuse» de Bernard Lahire «livre un plaidoyer lumineux pour la sociologie et, plus généralement, pour les sciences qui se donnent pour mission d’étudier avec rigueur le monde social». Intrigué par cet objectif, je n’ai pas hésité à me procurer ce livre. Comme il est assez court, je vais présenter sommairement chacun de ses chapitres.
Introduction. Blessures narcissiques et résistances : La sociologie (et les autres sciences sociales) recevrait ces temps-ci de nombreux reproches l’accusant de déresponsabiliser les individus face à leurs actes. C’est en réaction à ces reproches injustifiés, notamment aux appuis reçus par le livre Malaise dans l’inculture de Philippe Val, ancien directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, que l’auteur a décidé d’en écrire un. Il compte remettre les pendules à l’heure avec un texte exempt du jargon qu’on trouve trop souvent dans les livres portant sur la sociologie (bravo!).
1. Accusée d’excuser : la sociologie mise en examen : Dans ce chapitre, l’auteur présente au moins une quinzaine d’exemples pertinents de reproches provenant aussi bien de politiciens, de journalistes et même de philosophes et de sociologues. Ils accusent la sociologie de valoriser la «culture de l’excuse» par ce qu’ils appellent l’«excuse sociologique». L’argument principal est souvent le même : oui, c’est plus difficile de s’en sortir si on a vécu dans un milieu pauvre ou stigmatisé, si on subit le mépris ou le racisme d’une part importante de la société, mais comme la majorité des gens ayant vécu dans ces conditions s’en sortent, cela veut dire que la principale responsabilité d’un crime ou de l’insuccès à l’école revient aux individus, peu importe le milieu d’où ils viennent et les expériences qu’ils ont vécues.
2. Comprendre, juger, punir : L’auteur considère que le genre d’arguments présentés dans le chapitre précédent confond la tentative de comprendre une situation à celle de vouloir l’excuser ou la justifier. «Comprendre n’est pas juger. Mais juger (et punir) n’interdit pas de comprendre». La volonté de comprendre des scientifiques des sciences sociales est basée sur l’observation des faits, non sur le jugement qu’on peut porter sur ces faits. Elle n’a rien à voir avec une recherche d’excuses ou une entreprise de disculpation (ou de justification). Et, comprendre peut permettre de développer des politiques préventives : «Les logiques qui ont contribué à rendre possibles les crimes, les incivilités, la délinquance et les attentats poursuivent tranquillement leur déploiement. Comprendre sereinement ces logiques, c’est se donner la possibilité d’agir et, à terme, d’éviter de nouveaux drames».
3. La fiction de l’Homo clausus et du libre arbitre : «Les sciences du monde social montrent par leurs travaux, qui portent sur toutes les dimensions possibles de la vie sociale, que l’individu isolé, enfermé sur lui-même, libre et pleinement conscient de tout, qui agit, pense, décide ou choisit en toute connaissance de ce qui le détermine à agir, penser décider ou choisir, est une fiction philosophique ou juridique». La singularité d’une personne est en fait celle des expériences qui l’ont constituée. Sa liberté et ses choix sont en fait exercés dans un cadre limité par des forces qui la contraignent plus ou moins fortement. Ces forces peuvent varier selon la personne (enfance, expériences scolaires, professionnelles, amicales, amoureuses, familiales, etc.). Celle-ci est consciente de ses actions, mais ignore les causes qui les déterminent.
4. Déréaliser les dominés, nier la domination : Il est bien pratique pour les personnes riches et chanceuses d’adopter la philosophie de la responsabilisation ou de la méritocratie. Elles peuvent ainsi se convaincre qu’elles méritent leur bon sort et que les démunis pourraient en faire autant. Ce serait de leur faute si elles sont dans la misère. Mais si ces personnes chanceuses l’avaient moins été, avaient par exemple été violées dans leur jeunesse, avaient été mal nourries ou avaient vécu dans une famille dysfonctionnelle, auraient-elles eu autant de succès? L’auteur se demande ensuite si les personnes qui travaillent le dimanche «volontairement» ont vraiment le choix de le faire (à la fois pour conserver leur emploi ou pour survivre ou nourrir leur famille), si les personnes qui se prostituent «volontairement» n’ont pas peut-être vécu certains événements qui rendent leur consentement bien relatif. Comme comprendre n’est pas juger, l’auteur n’en arrive pas nécessairement à la conclusion que la prostitution doit être interdite, mais que la décision de l’interdire ou pas doit tenir compte des faits et de la grande relativité du consentement volontaire des personnes qui exercent cette activité : «L’argument juridique du «consentement» évite à bon compte de se poser la question des conditions sociales de sa fabrication».
5. Rompre avec les fausses évidences : la sociologie au travail : Dans ce chapitre, l’auteur présente les contributions de la sociologie dans une foule de domaines : éducation, criminalité, relations personnelles, activités professionnelles, culture, analphabétisme, immigration, etc. Il déplore que les enseignements de sa discipline soient si peu utilisés par les autorités. J’aimerais bien pouvoir défendre ma discipline avec autant de verve que lui!
Conclusion. Des sciences pour la démocratie : Face aux nombreuses déclarations de politiciens jugeant improductif l’enseignement des sciences humaines et sociales à l’université, car ces sciences ne sont pas assez liées aux besoins du marché du travail, l’auteur conclut son livre en recommandant au contraire qu’on enseigne les fondements (et non pas les différentes visions des principaux auteurs du domaine) de la sociologie et des autres sciences sociales dès le primaire. L’objectif est de développer l’esprit critique des enfants dès leur plus jeune âge, de les inviter à baser leur vision du monde sur des faits et de leur montrer l’importance des relations entre les personnes.
«La diffusion de ces sciences n’abolirait pas magiquement les inégalités, les injustices et les dominations, mais elle rendrait la vie plus dure à toutes les formes d’ethnocentrisme et de mensonge, et permettrait à tous les citoyens d’être plus conscients du monde dans lequel ils vivent, de son caractère historique, et, par conséquent, des possibilités qu’ils ont de transformer l’ordre des choses.»
Supplément. Le monde selon Val : une variante de la vision conservatrice : Le supplément aborde plus en détail l’analyse du livre qui a incité l’auteur à écrire le sien, soit Malaise dans l’inculture de Philippe Val. Tel que présenté par l’auteur, Philippe Val semble être le Richard Martineau français (à moins que Martineau soit le Val québécois…), énonçant avec autant de certitude ses contradictions, ses préjugés et ses sophismes. Comme lui (et comme d’autres chroniqueurs), il se présente comme un «briseur de tabous», dénonce l’omnipuissance de la gauche et du féminisme, et prône l’application de lois basées sur la responsabilité individuelle (en considérant les analyses sociologiques de pures pertes de temps et des façons de détourner l’attention de la population des vraies affaires). Ce supplément est intéressant, apporte des angles différents au contenu du livre et surtout des exemples concrets.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! Je n’ai jamais lu un texte portant sur la sociologie aussi clair et facile à comprendre! En plus, et peut-être aussi parce que le texte est clair, j’ai grandement apprécié les distinctions apportées par l’auteur sur la compréhension et le jugement, ainsi que sur le rôle des relations sur notre singularité. Nous aimons bien nous penser autonomes et différents, et nous le sommes, mais bien plus en raison de nos rencontres et de nos expériences que de nos gênes! Et ce constat rejoint tout à fait, même si l’auteur n’en parle pas, les observations sur la plasticité cérébrale faites par Catherine Vidal pour montrer que les différences entre les cerveaux masculins et féminins sont bien minces pour ne pas dire inexistantes. Bref, un livre à lire!
Je n’ai pas lu le livre de Lahire mais le résumé que vous en faites me semble correspondre au cours d’introduction en sociologie que j’enseigne depuis 12 ans. Ce qui m’étonne pour ne pas dire davantage, c’est que ce fait, qui me semble d’une évidence, à savoir que les personnes sont le produit de leurs expériences et de leurs milieux sociaux, soit encore largement ignoré. Bravo pour votre petit résumé !
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Merci pour les bons mots.
«me semble correspondre au cours d’introduction en sociologie que j’enseigne depuis 12 ans»
Étant peu connaissant en sociologie, je suis bien heureux d’apprendre ça!
«c’est que ce fait, qui me semble d’une évidence, à savoir que les personnes sont le produit de leurs expériences et de leurs milieux sociaux»
En effet. Les gens aiment bien penser que c’est uniquement grâce à leurs efforts et leurs caractéristiques qu’ils sont devenus ce qu’ils sont, comme l’explique bien Lahire, sans réaliser que ces caractéristiques sont une conséquence de leurs expériences et de leurs milieux sociaux.
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Merci. Tes commentaires feront en sorte que j’irai chercher ce livre bientôt .
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Je l’ai déjà acheté. Je trouve la couverture un peu décalée (mon petit côté graphiste revient de temps à autre), mais sinon je suis enchantée que ce livre ait de bons commentaires.
Effectivement, j’ai découvert la sociologie à l’université seulement et ce fut une révélation! Dans mes cours, j’ai effectivement appris ce que ce livre résume fort bien. Et je regrette que cette discipline ait si peu de diffusion. Les enfants pourraient fort bien le comprendre pourtant: expérimenter avec beaucoup de force les premières années à l’école…
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Merci! Une deuxième personne qui en connaît beaucoup plus que moi dans ce domaine confirme la pertinence de ce livre. Je n’étais donc pas trop dans le champ!
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Il fallait réellement tout un livre pour expliquer que « juger » est une action religieuse ?
Que hors des croyances au bien/mal il y a la compréhension des causes.
C’est fort le conditionnement religieux.
On comprendra pourquoi l’Empire adore la religion abrutissant le peuple.
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Désolé, je ne comprends pas votre commentaire. Nulle part dans le livre l’auteur parle de religion. Le conflit est en fait entre les idéologies sur la responsabilité personnelle et sur l’importance de l’environnement et des expériences. Et, si vous trouvez que lire un peu plus de 100 pages sur le sujet est une perte de temps, fort bien, ne le lisez pas!
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C’est moi qui parle de religion …. en tant que cause des ignorances.
Ce pourquoi l’Empire les cultive, car ça rend le peuple facile à asservir en l’abrutissant.
L’auteur tente, avec justesse, comme tant d’autres, de faire la pédagogie de la science, mais toujours, comme ces autres, en tentant d’épargner la religion …. hostile à la science.
Aucune solution n’est possible sans bien nommer la réalité.
La religion est un conditionnement infantile réduisant les capacités cognitives, au prorata de la croyance, en faisant refuser de mesurer la réalité invalidant la croyance.
Tant qu’on protège cette maltraitance infantile, on nourrit ce qui empêche la compréhension, on nourrit l’action de juger plutôt que de comprendre.
Incidemment, insulter ceux ayant de la difficulté à lire est juger le mal, plutôt que de comprendre ce qu’est le TDA.
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«en tentant d’épargner la religion»
Je n’ai pas perçu ça dans ce livre. C’est une dimension qu’il n’aborde pas, c’est tout.
En passant, votre commentaire est-il lié à ce billet ou à celui que j’ai publié aujourd’hui sur l’illettrisme?
«La religion est un conditionnement infantile réduisant les capacités cognitives»
C’est votre opinion, mais, encore là, je ne vois pas le lien de ce commentaire avec ce billet (ni avec celui d’aujourd’hui).
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@ Gilles Turcotte
Comme vous continuez à écrire des commentaires sans liens avec les sujets des billets, je ne peux pas les publier. Libre à vous à partir votre blogue si vous voulez parler d’autres sujets que ceux abordés ici.
Et, non, je ne crois en aucun dieu.
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En cette ère où l’individu se catapulte comme principale source de réussite, où l’égo, comme la grenouille s’enfle, s’enfle jusqu’à prendre tout l’espace social, on comprend vite que plusieurs sont menacés par la sociologie.
L’être humain a été confronté ces derniers siècles à des vérités qui le contraignent à plus d’humilité : l’héliocentrisme a anéanti le géocentrisme, le darwinisme nous lie directement avec nos ancêtres primates, la psychanalyse avec les forces obscures de l’inconscient… Et que dire du rôle de la génétique sur notre individualisation.
Alors d’où vient cette méfiance envers la sociologie? Pour des raisons idéologiques, plusieurs prétendent que chacun est responsable de ce qu’il est. C’est une façon grossière, mais populaire de se dédouaner de toutes responsabilités envers l’autre. Je me suis fait, donc fais-toi… C’est associer, de façon simpliste, la sociologie au socialisme…
Je crois que la sociologie de même que les autres sciences sociales peuvent heurter de plein fouet cette glorification de l’égo, unique vecteur de la réussite.
Nier l’évidence des facteurs sociaux comme déterminants, c’est placer le Moi au centre de l’univers social : « « la société n’existe pas. Il y a seulement des hommes, des femmes et des familles. » (Margaret Thatcher). Comment une science pourrait-elle étudier ce qui n’existe pas?
Affirmer la sociologie comme science, comme recherche, c’est encore mener un combat idéologique.
Et votre résumé démontre que l’auteur est un combattant habile. Je vais m’empresser de lire son livre.
Merci pour ce résumé.
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