Les effets de la hausse du salaire minimum à Seattle
Compte tenu des nombreuses réglementations adoptées pour porter le salaire minimum à 15,00 $ aux États-Unis (dans au moins 14 villes, états et comtés), les études portant sur cette question se succèdent à un rythme effréné. Celle que je vais présenter dans ce billet, intitulée Report on the impact of Seattle’s minimum wage ordinance on wages, workers, jobs, and establishments through 2015 (Rapport sur l’impact de l’ordonnance sur le salaire minimum à Seattle sur les salaires, les travailleurs, les emplois et les établissements jusqu’en 2015), est surtout intéressante en raison de la méthode que les auteurs ont utilisée.
Méthode
En général, les études qui tentent d’estimer l’impact d’une hausse du salaire minimum analysent les modifications des salaires, des prix et de l’emploi depuis cette hausse et les comparent avec celles observées dans un territoire environnant où le salaire minimum n’a pas augmenté. C’est par exemple la méthode qui a été utilisée pour estimer l’impact d’une hausse du salaire minimum de 25 % (de 8,00 $ de l’heure à 10,00 $) à San Jose (voir ce billet). Cette étude fait aussi ce genre de comparaisons, mais tente en plus d’estimer la part des changements qui sont dus au contexte économique ou à d’autres facteurs. En outre, cette étude ne compare pas les changements dans le territoire où la hausse a eu lieu (soit à Seattle, où le salaire minimum est passé de 9,54 $ à 11,00 $ le premier avril 2015, mais à seulement 10,00 $ pour quelques employeurs) avec seulement ceux observés dans le territoire adjacent, mais aussi avec ceux qui ont eu lieu dans des territoires qui ont connu une évolution très similaire des salaires et de l’emploi au cours des années précédentes (territoires que les auteurs appellent le «Synthetic Seattle» : il s’agit des territoires avec des ronds mauves de l’État de Washington dans l’image qui accompagne ce billet; le territoire de Seattle où a eu lieu la hausse du salaire minimum est en jaune). Si cela permet d’éviter de comparer des territoires ayant des caractéristiques très différentes, elle ne garantit pas (et aucune méthode ne peut le faire) que des événements autres que le changement étudié (hausse du salaire minimum) ait des impacts différents dans le territoire étudié et le territoire de comparaison.
Les auteurs appellent leur méthode la recherche des différences dans les différences. Je vais dans un premier temps présenter et commenter un exemple détaillé de la façon d’appliquer cette méthode et vais ensuite résumer les autres résultats de cette étude.
Données
Les données utilisées dans cette étude proviennent des renseignements fournis par les employeurs au gouvernement sur leurs employés, les salaires versés, les retenues effectuées, leurs coordonnées, etc. Ces données sont très détaillées et comme elles touchent tous les employeurs, elles ne comportent aucune marge d’erreur. Par contre, comme elles sont transmises par les employeurs, elles sont basées sur le lieu de travail et non sur le territoire où les salariés habitent. En plus, les entreprises qui ont plusieurs lieux de travail (comme les chaînes de restaurants) fournissent les renseignements de tous leurs établissements sans distinguer les renseignements relatifs à chaque établissement. Les données sur les salariés de ces employeurs ne sont donc pas considérées dans cette étude.
L’effet de la hausse du salaire minimum sur le salaire des bas salariés
Le graphique ci-contre montre le salaire médian des personnes gagnant moins de 11 $ de l’heure qui travaillaient à Seattle au deuxième trimestre des années 2005 à 2014 et l’évolution de ce salaire médian au cours des six trimestres suivants, peu importe si elles travaillaient ou si elles avaient un emploi ailleurs dans l’État de Washington (celles qui ne travaillaient pas ou avaient un emploi hors de cet État se voyaient imputer un salaire nul). La ligne la plus foncée (avec des ronds) représente cette évolution entre le mois précédent l’adoption de la hausse du salaire minimum (ou quatre mois avant son application), soit au deuxième trimestre de 2014, et les six trimestres suivants (dont trois après l’implantation de la hausse du salaire minimum). Comme prévu, ce salaire médian a fortement augmenté, passant de 9,96 $ de l’heure au deuxième trimestre de 2014 à 11,14 $ au quatrième trimestre de 2015, une hausse de 1,18 $ ou de 12 %.
Les autres lignes montrent cette évolution pour les cohortes semblables des neuf années précédentes. La ligne en mauve (avec des carrés) et plus foncée présente l’évolution moyenne au cours de ces neuf années. On remarquera que le salaire médian avait tendance à diminuer (d’environ 9,85 $ à 9,70 $, une baisse de 0,14 $ selon les auteurs) surtout en raison des années proches de la récession de 2007 à 2009 aux États-Unis, les années plus récentes (notamment celles de 2012 et 2013, les deux plus hautes sur le graphique) ne montrant pas de telles baisses (ce que ne mentionnent pas les auteurs). L’écart entre l’évolution de la cohorte de 2014 et les précédentes est la première différence dans la différence selon la méthode adoptée par les auteurs. Les auteurs estiment donc la hausse du salaire médian en 2014 à 1,32 $ (1,18 $ + 0,14 $). Mais, cette hausse par rapport aux années précédentes est-elle due seulement à la hausse du salaire minimum?
Le graphique ci-contre compare l’évolution présentée dans le premier graphique avec celle des personnes gagnant moins de 11 $ de l’heure qui travaillaient dans ce que les auteurs appellent le «Synthetic Seattle». On peut voir au bas de ce graphique que l’évolution du salaire médian des personnes gagnant moins de 11,00 $ au deuxième trimestre des années 2005 à 2013 fut presque identique pour les gens ayant travaillé à Seattle (ligne mauve) et dans le «Synthetic Seattle» (carrés transparents). Cela ne veut toutefois pas dire qu’il a évolué de la même façon au cours de chacune de ces années, mais passons, les auteurs n’en parlent pas.
On observera toutefois que ce salaire médian a eu un comportement différent dans le «Synthetic Seattle» pour la cohorte du deuxième trimestre de 2014. En effet, contrairement à l’évolution moyenne des salaires médians de 2005 à 2013 (baisse de 0,10 $), le salaire médian dans le «Synthetic Seattle» a plutôt augmenté de 0,49 $ (de 9,95 $ au deuxième trimestre de 2014 à 10,44 $ au quatrième trimestre de 2015), une différence totale de 0,59 $ (0,49 $ + 0,10 $). Comme ce calcul pour Seattle a donné 1,32 $, les auteurs concluent que l’effet qu’on peut attribuer à la hausse du salaire minimum est en fait de 0,73 $, puisque la hausse de 0,59 $ dans le «Synthetic Seattle» doit être attribuée à d’autres facteurs (que les auteurs associent entièrement à l’amélioration des conditions macroéconomiques), appliquant leur principe de différence dans la différence.
Cette conclusion, qui se tient à première vue, me semble à tout le moins précipitée et incomplète. En effet, comme les personnes qui travaillaient à Seattle au deuxième trimestre de 2014 n’y travaillaient pas nécessairement au quatrième trimestre de 2015, ces personnes peuvent ne pas toutes avoir bénéficié de la hausse du salaire minimum à Seattle. À l’inverse (et surtout), la hausse (ou une partie de la hausse) du salaire médian des personnes qui travaillaient dans le «Synthetic Seattle» au cours deuxième trimestre de 2014 peut être due aux faits qu’un certain nombre d’entre eux travaillaient à Seattle au quatrième trimestre de 2015 et qu’un certain nombre d’employeurs de l’extérieur de Seattle aient pu augmenter leurs salaires pour éviter que leurs travailleurs quittent leur emploi pour en occuper un à Seattle. Comme les auteurs n’ont absolument pas examiné ces hypothèses et ne fournissent aucune information sur les lieux de travail au quatrième trimestre de 2015, il est impossible de le savoir et encore moins d’en mesurer l’impact.
Plus loin, ils observent que le taux d’emploi de ces travailleurs a moins augmenté chez ceux qui travaillaient à Seattle au deuxième trimestre de 2014 (hausse de 2,6 points de pourcentage) que chez ceux qui travaillaient dans le «Synthetic Seattle» (hausse de 3,8 points) et que leur nombre d’heures travaillées a moins augmenté (hausse de 12,2 heures par trimestre par rapport à une hausse de 16,4, une différence de 4,2 heures sur environ 240 heures travaillées, soit de moins de 2 %). Encore là, ces observations ne me semblent pas déterminantes pour les mêmes raisons. Cela dit, il est possible que ces différences viennent en grande partie de la hausse du salaire minimum, mais, même si c’était le cas, elles me semblent bien petites par rapport aux avantages de la hausse salariale. En tenant compte de ces trois analyses (salaires, taux d’emploi et heures travaillées), les auteurs concluent que l’effet de la hausse du salaire minimum fut positif pour les travailleurs à bas salaires, mais «probablement assez faible», conclusion que je trouve hasardeuse.
Les auteurs analysent ensuite la situation des personnes qui avaient un emploi avec un salaire inférieur à 11,00 $ de l’heure au deuxième trimestre de 2014 à Seattle et au quatrième trimestre de 2015 n’importe où dans l’État de Washington (sans imputer un salaire nul à celles qui ne travaillaient pas ou travaillaient à l’extérieur de l’État de Washington, comme ils l’avaient fait dans l’exercice précédent) et trouvent alors un impact bien plus important. Finalement, seulement 70,1 % de ces personnes avaient toujours un emploi à Seattle, proportion un peu plus faible que lors des neuf années antérieures (73,4 %). Par contre, les auteurs ne mentionnent pas l’évolution de leurs salaires, même s’il s’agit de la population qui aurait pu potentiellement le plus profiter de la hausse du salaire minimum. Et, ce taux montre la pertinence des réserves que j’ai émises antérieurement sur les conséquences de la migration des travailleurs de l’intérieur à l’extérieur de Seattle et de l’extérieur à l’intérieur de Seattle.
On peut saluer l’apport de cette étude pour le développement de la méthode de la différence dans la différence, mais on doit déplorer les conclusions que les auteurs tirent des résultats de cette méthode, surtout dans l’analyse de l’évolution des salaires médians de personnes qui travaillaient à un endroit et à un salaire donné à un certain moment, sans tenir compte d’où elles travaillaient six mois plus tard.
Autres résultats
Voici un résumé des autres conclusions de cette étude, fort probablement plus valides que celle que je viens de présenter, car davantage liées aux personnes travaillant à Seattle et dans le «Synthetic Seattle», et non à celle qui y ont travaillé à un moment donné sans savoir où elles travaillaient par la suite :
- le nombre de travailleurs gagnant moins de 25 $ de l’heure a diminué de 3,3 % à Seattle (en fait toute cette baisse provient des personnes gagnant moins de 19 $ de l’heure), mais on a observé de fortes hausses de personnes touchant des salaires plus élevés que 25 $ de l’heure (les auteurs parlent de «dizaines de milliers d’emplois»); notons que cette observation étant au début de l’étude, alors que les auteurs n’appliquaient pas encore la méthode de la différence dans la différence, on ne sait pas si ce phénomène s’est aussi manifesté dans les autres régions, notamment dans le «Synthetic Seattle», ni avec quelle ampleur;
- la croissance de l’emploi au cours des six trimestres étudiés par rapport à la croissance de l’emploi au cours de ces trimestres lors des neuf années précédentes fut plus forte à Seattle (+2,8 %) que dans le «Synthetic Seattle» (2,0 %);
- la croissance des heures travaillées au cours des six trimestres étudiés par rapport à la croissance de l’emploi au cours de ces trimestres lors des neuf années précédentes fut plus forte à Seattle (+5,4 %) que dans le «Synthetic Seattle» (2,7 %);
- par contre, pour les lieux de travail où au moins 40 % des travailleurs gagnaient moins de 15,00 $ de l’heure, la croissance de l’emploi et des heures travaillées fut plus élevée dans le «Synthetic Seattle» qu’à Seattle;
- le taux de fermeture d’établissements a été moins élevé de 0,5 point de pourcentage à Seattle que lors des trimestres correspondants des neuf années précédentes, mais le fut de 1,2 point dans le «Synthetic Seattle»;
- le taux d’ouverture d’établissements a été plus élevé de 0,95 point de pourcentage à Seattle que lors des trimestres correspondant des neuf années précédentes, mais le fut de seulement 0,05 point dans le «Synthetic Seattle»;
- le bilan des ouvertures et fermetures d’établissements est donc légèrement plus positif à Seattle (0,5 + 0,95 = 1,45) que dans le «Synthetic Seattle» (1,2 + 0,05 = 1,25) : les auteurs avancent que cela correspond aux résultats d’autres études, les fermetures des établissements à faible concentration de main-d’œuvre étant plus que compensées par les ouvertures des établissements à forte concentration de capital; pourtant, ils n’amènent aucune observation appuyant cette conclusion, conclusion qui me semble étrange compte tenu de la plus forte croissance de l’emploi et des heures travaillées à Seattle : il serait en effet pour le moins étrange que des ouvertures d’établissements à forte concentration en capital aient créé davantage d’emplois que les fermetures d’établissements à forte concentration de main-d’œuvre en aient fait perdre.
Et alors…
Même si j’ai émis certaines réserves à propos de certaines conclusions des auteurs, je crois que la méthode qu’ils ont utilisée est une des meilleures que j’ai vues. Le problème n’est pas avec cette méthode, mais avec l’interprétation qu’ils font des résultats. Selon moi, les résultats ne sont pas assez clairs pour en tirer des conclusions nettes. Les auteurs eux-mêmes soulignent le caractère différent de la croissance de l’économie et de l’emploi à Seattle par rapport à celle du reste de l’État de Washington quand les résultats de leur étude favorisent Seattle, mais insistent sur la grande comparabilité de leur «Synthetic Seattle» quand les résultats favorisent plutôt le «Synthetic Seattle».
Que conclure? Qu’il est bien trop tôt pour se prononcer sur les effets de la décision de porter le salaire minimum à 15,00 $ à Seattle. Il est possible (mais pas certain) que cette hausse cause quelques pertes d’emplois, surtout quand le salaire minimum s’approchera de 15,00 $, mais rien n’est évident de ce côté pour l’instant. Et, comme cette hausse ferait économiser beaucoup d’argent au gouvernement par la baisse de ses dépenses en programmes sociaux (SNAP, EITC, etc.), programmes qui financent en fait en partie les emplois à bas salaires, le gouvernement pourrait très bien utiliser ces économies pour créer des emplois utiles pour les personnes qui, peut-être, perdraient leur emploi.
Accepter une certaine baisse de l’emploi, baisse loin d’être certaine, pour améliorer la dignité de millions de personnes qui travaillent à bas salaire, n’est pas nécessairement une mauvaise chose, de la même façon que notre société a accepté la perte possible d’un certain nombre d’emplois en interdisant le travail des enfants et en adoptant des règlements sur l’environnement et sur la santé et la sécurité au travail. Il y a des principes qu’une société doit adopter et mettre en œuvre même s’ils ont potentiellement un certain coût, et la dignité des personnes qui travaillent à bas salaire est selon moi un de ces principes.
À suivre!
Sur http://www.journaldemontreal.com/2016/07/31/deception-a-seattle-salaire-minimum-a-15 . Vincent Geloso écrit: «Alors, il y a des gagnants: les employés qui ont gardé leurs emplois ont vu leurs salaires augmenter dramatiquement». Lui et moi n’avons pas la même conception du drame.
L’abolition de l’esclavage ne visait pas la création d’emplois. Les http://www.latribune.fr/actualites/economie/france/20130731trib000778400/il-etait-une-fois-les-conges-payes.html ne visaient pas la création d’emplois.
Conclusions provisoires:
– une mesure sociale dans une seule ville a forcément des effets limités, dans un seul pays (la semaine de 36 heures, en France dans la zone économique CEE) aussi
– je crois que l’Europe sociale aurait été possible. Elle pourrait l’être encore, mais je laisse aux amateurs de casse-tête le plaisir de résoudre ce problème
– il n’y a pas de panacée pour la justice sociale. J’ajouterais à ta conclusion, Darwin, qu’un déplacement de certains gains de productivité du secteur marchand de l’économie, par la fiscalité, permettrait de financer des emplois bien rémunérés pour le service aux personnes (administrés par le secteur d’État et le secteur communautaire).
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« Lui et moi n’avons pas la même conception du drame.»
Je pense que c’est davantage une différence de maîtrise du français qu’autre chose… Mais, cela montre, comme je l’ai mentionné sur Facebook, que ce texte est quand même moins extrême que celui de l’Institut Fraser!
«un déplacement de certains gains de productivité du secteur marchand de l’économie, par la fiscalité permettrait de financer des emplois bien rémunérés pour le service aux personnes»
C’était un peu le sens de ce bout de phrase :
«le gouvernement pourrait très bien utiliser ces économies pour créer des emplois utiles pour les personnes qui, peut-être, perdraient leur emploi»
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«Je pense que c’est davantage une différence de maîtrise du français qu’autre chose».
L’IEDM et Le Journal de Montréal sont trop pauvres pour financer un emploi de correcteur? Il me semble que le bât blesse «en qu’uque part», pour reprendre une expression de Denise Bombardier lorsqu’elle était à Radio-Can,
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