La reddition de comptes en éducation aux États-Unis
J’ai parlé à quelques reprises de Timothy Taylor. Il n’est pas seulement l’auteur d’un blogue qui est une source intéressante pour se tenir au courant d’études récentes, mais il est aussi l’éditeur du Journal of Economic Perspectives. Chaque trimestre, il écrit un billet pour présenter sommairement les articles de la version la plus récente de ce journal, dont tous les articles sont offerts gratuitement sur Internet. Grâce au dernier de ces billets, j’ai consulté une dizaine de textes et en ai lu quelques-uns. Je vais ici présenter celui de David J. Deming and David Figlio intitulé Accountability in US education: applying lessons from K–12 experience to higher education (La reddition de comptes en éducation aux États-Unis: appliquer les leçons des expériences vécues dans les écoles primaires et secondaires à l’enseignement supérieur).
Contexte
La reddition de comptes est de nos jours une caractéristique de plus en plus répandue aux États-Unis et ailleurs des politiques éducatives. Dès la fin des années 1980, les États-Unis ont développé des façons de mesurer le succès des élèves des écoles primaires et secondaires. Ces mesures ont pris encore plus d’importance lors de l’adoption de la loi No Child Left Behind (aucun enfant laissé de côté) en 2001. Le gouvernement de George W. Bush, inquiet des mauvais résultats des élèves de son pays dans les tests internationaux, a adopté cette loi pour améliorer la performance de ces élèves. On y prévoyait entre autres des récompenses et des sanctions aux écoles et aux enseignants selon la performance des élèves sous leur responsabilité (les auteurs expliquent que ces mesures se basaient entre autres sur les prescriptions de Milton Friedman qui favorisait, on s’en doute, d’augmenter la concurrence entre les écoles). Notons que si une école ne parvenait pas à obtenir les résultats attendus, elle pouvait être forcée de fermer ses portes. On se rappellera que François Legault, quand il était ministre de l’Éducation du Québec a essayé d’imposer des mesures du genre avec ses contrats de performance basés sur cette vision de l’éducation (ayant été à l’époque président du conseil d’établissement d’une école secondaire, j’ai déjà aidé le personnel de l’école à remplir ce genre de document. Quelle perte de temps!), et les prévoyait aussi plus récemment dans le programme de la CAQ.
Selon les études présentées par les auteurs, les mesures de reddition de comptes peuvent de fait améliorer les indicateurs retenus, mais risquent de nuire aux autres objectifs de l’éducation plus difficilement mesurables avec des indicateurs, comme la pensée critique, la maturité, l’ouverture d’esprit et la citoyenneté. Les enseignants et écoles menacés se concentreront alors bien souvent sur l’amélioration à court terme des indicateurs retenus, par exemple en enseignant les tests plutôt que les matières que ces tests sont censés évaluer, aux dépens d’objectifs d’acquisition de compétences qui ne se font sentir qu’à long terme. Ces mesures peuvent facilement devenir contre-productives, nuisant parfois carrément à l’éducation des jeunes . D’autres études soulèvent le danger que l’obligation d’atteindre des indicateurs précis incite à la corruption, comme le mentionne ce qu’on appelle la Loi de Campbell (voir à la page 27 de ce document): «Plus on utilise un indicateur social quantitatif à des fins de prise de décision, (…) plus il est capable de distordre et de corrompre le processus social qu’il est censé piloter»
Résultats
Les auteurs décrivent ensuite divers résultats obtenus aux États-Unis avec ce genre de mesures de reddition de comptes :
- la valeur des maisons proches d’écoles «performantes» a augmenté souvent de façon significative;
- les dons aux écoles ont varié considérablement selon leurs indicateurs (notons que ces dons représentent une part bien plus grande du financement des écoles qu’ici);
- les résultats des élèves en lecture et en mathématiques se sont légèrement améliorés, surtout dans les écoles ayant historiquement les moins bons résultats;
- le nombre d’exemptions aux examens d’élèves moins performants a été plus nombreux pour améliorer les indicateurs de bien des écoles;
- des écoles ont diminué la variété de leur enseignement pour le concentrer sur les matières évaluées par les indicateurs;
- les écoles ont développé un grand nombre de stratégies pour faire augmenter leurs indicateurs évalués, par exemple en améliorant la qualité des repas offerts les jours d’examen, mais pas les autres jours (!), en classant plus d’élèves dans des catégories d’incapacité et en suspendant les élèves les moins performants les jours où les tests sont donnés;
- lorsque les indicateurs reposent sur leur amélioration plutôt que sur leur niveau, des écoles ont déjà pris des mesures visant à faire diminuer la performance des élèves lors des premières périodes pour que ce soit plus facile de la faire augmenter par la suite.
La reddition de comptes dans l’enseignement supérieur
Pour l’instant, l’équivalent de ces mesures pour l’enseignement supérieur est «limité» à fournir certains renseignements portant sur les droits de scolarité, le revenu des familles des étudiants, la dette des étudiants, la proportion d’étudiants recevant des prêts et les remboursant à la fin de leurs études (!), le revenu des diplômés dix ans après l’avoir obtenu, le taux de diplomation et des données démographiques (notamment ethniques).
Pour les auteurs, le contenu des informations transmises est un signal envoyé à la population à la fois sur ce qui est jugé important et sur ce qui ne l’est pas. Même si ces informations ne sont pas hiérarchisées par les écoles, des revues les compilent et bâtissent des «palmarès» d’établissements, comme le fait ici le magazine L’actualité avec son palmarès des écoles secondaires. Et, comme ici, ces palmarès ont un impact important sur l’évolution des inscriptions.
Déjà que les résultats des mesures de reddition de comptes sont pour le moins discutables aux niveaux primaire et secondaire, ils peuvent potentiellement être encore plus insidieux dans l’enseignement supérieur, tant du fait que les établissements peuvent choisir les personnes qu’ils acceptent ou refusent qu’en raison de la grande variété de programmes aux objectifs différents qu’on y trouve. Le choix d’un indicateur avantagera toujours un de ces objectifs au détriment des autres. En conséquence, les classements établis selon des indicateurs n’ont carrément aucun sens. On trouve par exemple dans ces classements des comparaisons entre des universités offrant des programmes de génie et des conservatoires de musique! Évidemment, les diplômés en génie ont des revenus plus élevés à la fin de leurs études… Voici d’autres constats faits par les auteurs :
- ces indicateurs sont grandement influencés par les caractéristiques des étudiants qui fréquentent les établissements classés ; par exemple, un établissement qui reçoit surtout des étudiants de première génération (dont les parents n’ont pas de diplôme d’études supérieures) aura un taux de diplomation relativement faible et un taux d’étudiants accumulant des dettes de prêts étudiants plus élevé que la moyenne; un tel établissement sera moins attrayant, même s’il joue un rôle important dans la société, et sera incité à sélectionner davantage les étudiants qu’il accepte, au détriment des avantages qu’il apportait pour la société;
- les établissements qui offrent des programmes notamment en services sociaux et en enseignement, domaines pourtant essentiels, seront désavantagés en raison des salaires moins élevés touchés par les diplômés : «L’évaluation des établissements sur une seule dimension comme les revenus attendus pourrait conduire à la réduction des possibilités de former des étudiants dans des domaines qui sont socialement souhaitables, mais pas financièrement lucratifs»;
- aucun indicateur n’évalue les avantages pour une société démocratique d’avoir une population bien éduquée, qui participe davantage aux débats de société et qui apporte des contributions à plus long terme.
Cela dit, les auteurs ne rejettent pas toutes les formes de reddition de comptes. Ils proposent des critères à respecter pour rendre cette reddition de comptes plus efficace et socialement désirable. Ils donnent notamment comme exemple le fait que 99 % des étudiants qui étudient dans des écoles qui ne respectent pas les normes sur les prêts étudiants fréquentent des écoles à but lucratif qui ne regroupent pourtant que 5 % des élèves. «La combinaison de prix élevés et de faibles taux de placement sur le marché du travail est très fortement concentrée dans le secteur de l’éducation supérieure à but lucratif, ce qui en fait une cible de choix pour une reddition de comptes plus sévère».
Et alors…
Même si ce texte est un peu éparpillé, il contient la grande majorité des réserves et même des objections qu’on peut énoncer contre les mesures chiffrées de reddition de comptes. En effet, l’utilisation abusive d’indicateurs comme objectifs de gestion (ou «cibles») fait toujours en sorte que les gestionnaires viseront les indicateurs et non ce qu’ils indiquent. Un des aspects de ce texte que j’ai le plus appréciés est qu’il soit publié dans une revue spécialisée en économie et non pas dans une revue davantage axée sur la sociologie ou sur l’éducation. Est-ce un signe que certains économistes acceptent maintenant des analyses différentes de celles habituellement fermées à leur discipline? Si oui, tant mieux!
Effectivement, les conclusions sont effrayantes. C’est un bon exemple des effets pervers de certaines comparaisons (les pommes et les oranges, encore une fois). 😉
J’aimeAimé par 1 personne
Je crois que c’est à l’émission Enquête qu’il y a eu un reportage sur l’implantation de l’évaluations des professeurs dans certains États américains. En gros après 3-4 ans: Beaucoup de roulement de professeurs (mise-à-pied) qui ne se sont pas adaptés a éduquer les élèves en fonction des examens gouvernementaux et non de la matières, augmentation des salaires des professeurs de 20 à 30%… avec augmentations des notes d’examens de 0 à 1% sur les matières évaluées!!!
J’aimeAimé par 2 personnes