Le raisonnement motivé
Samedi dernier, j’ai publié un premier billet sur les articles du Journal of Economic Perspectives que Timothy Taylor a présentés au début du mois sur son blogue. Je vais cette fois aborder un autre de ces articles, celui de Nicholas Epley et Thomas Gilovich intitulé The Mechanics of Motivated Reasoning (Le fonctionnement du raisonnement motivé) qui sert en fait d’introduction à trois autres textes de ce journal portant sur le raisonnement motivé.
Introduction
«[traduction] Chaque fois que nous voyons des électeurs minimiser les faiblesses de leur candidat préféré, des personnes au régime affirmer que quelques boules de crème glacée ne nuiront pas vraiment à leurs objectifs de perte de poids, ou des parents affirmer que leurs enfants sont exceptionnels, on confirme que les préférences des gens peuvent influencer leurs croyances.»
On pourrait conclure de cette citation que «les gens croient bien ce qu’ils veulent croire», mais les mécanismes qui sont à la base de ces croyances sont beaucoup plus complexes que cela. Le raisonnement motivé est en fait une version plus élaborée du biais de confirmation qui fait en sorte qu’on croit d’emblée, sans preuve, des affirmations ou des faits qui confirment nos croyances ou nos valeurs et qu’on rejette ceux qui les confrontent. Dans le cas du raisonnement motivé, on rassemble des faits qui concordent avec notre objectif (ou nos motifs) en leur accordant une importance démesurée et on minimise ceux qui ne cadrent pas avec lui, donnant ainsi une aura d’objectivité et de rationalité à nos conclusions.
Ce texte vise à clarifier les processus psychologiques à la base du raisonnement motivé, dont les différents motifs qui sont poursuivis dans ce type de raisonnement qui vise à donner un air de rationalité à des croyances biaisées. Cet exercice permettra de relativiser les perceptions que nous avons de la qualité du jugement humain et de sa prise de décision. Si de nombreux chercheurs (dont Daniel Kahneman, voir ces deux billets) ont montré que les humains sont beaucoup moins rationnels que l’homo œconomicus de la théorie économique classique et néoclassique, ils ne sont quand même des idiots qui refusent toute information qui leur déplaît. Mais, ils savent les organiser pour appuyer leurs croyances.
Les motifs
La façon de raisonner dépend des objectifs poursuivis. Un procureur de la Couronne et un avocat de la défense ne tireront pas les mêmes conclusions des faits qu’ils examinent. Cet exemple est simple, mais ne s’applique pas à tous les raisonnements. En effet, contrairement aux avocats qui ne poursuivent qu’un seul objectif dans cet exemple, les êtres humains en poursuivent de nombreux, «allant des impératifs fondamentaux de la survie et de la reproduction à des objectifs plus immédiats qui nous aident à survivre et nous reproduire, comme la recherche d’un statut social plus élevé, le maintien de ses relations sociales, la protection de ses croyances et de ses valeurs, et la cohérence de ses croyances de façon à pouvoir agir efficacement». Or, il arrive qu’un raisonnement bâti en fonction d’un de nos objectifs nuise à l’atteinte d’un autre objectif. Quand Ezra Levant accuse Denis Coderre de préférer «le pétrole de la charia», non seulement a-t-il conservé uniquement les faits (sans les vérifier, ou même en les inventant) qui correspondent à son objectif, soit de faire accepter par le Québec le passage du pipeline Énergie Est, mais il a nui ainsi à tous ses autres objectifs politiques de long terme en minant sa crédibilité (en supposant qu’il en avait avant cela!).
On a aussi tendance à se considérer sur la plupart des points meilleurs que la moyenne. Par exemple, «les 2/3 des Français pensent conduire mieux que la moyenne» et, aux États-Unis, ce serait le cas de 90 % d’entre eux… (on notera dans cette page que si 62,5 % des Français considèrent mieux conduire que la moyenne, il n’y en a aucun qui considère conduire moins bien!). On peut penser que cela est un reflet de l’égoïsme ou de la surestimation des capacités des personnes (et une partie des résultats s’explique sûrement par ce facteur), mais il peut aussi provenir de leurs objectifs. Par exemple, la définition d’un bon conducteur est-elle la même pour tous? Bien sûr que non. Pour les uns, un bon conducteur est celui qui a les meilleurs réflexes et les meilleures aptitudes à conduire à haute vitesse, tandis que pour les autres, un bon conducteur est prudent (et courtois) et met la priorité àla sécurité de ses déplacements et non à leur rapidité. Évidemment, les conducteurs ont comme objectif de conduire comme ils pensent qu’un bon conducteur doit le faire. Ils trouveront donc tous qu’ils sont de bons conducteurs et que ceux qui conduisent autrement sont moins bons qu’eux. Il est donc essentiel de savoir quel est l’objectif poursuivi dans un raisonnement pour se prononcer sur sa validité.
Les objectifs et les croyances
Dans l’exemple précédent, on a vu l’importance des objectifs dans le raisonnement. Mais cela n’explique pas comment il peut devenir biaisé. Cela se fait plutôt dans le choix et l’évaluation des faits (ou des preuves). Or, le choix et l’évaluation des faits sont influencés par nos objectifs.
On considère en général qu’un juge est davantage en mesure de choisir et d’évaluer des faits et des preuves de façon plus impartiale qu’un procureur et qu’un avocat de la défense, qui les choisissent et les évaluent en fonction de leurs objectifs opposés. Si on admire un cinéaste, disons Roman Polanski, on ne niera pas nécessairement la pertinence des accusations de viol qui ont été portées contre lui, mais on pourra dire qu’on doit en faire abstraction pour se concentrer sur la qualité de son œuvre. Une autre personne pour qui ce genre de comportement est totalement inacceptable pourra cesser de regarder ses films ou même d’en parler. Tout dépend de nos objectifs et de nos valeurs (ou croyances). Chacune de ces personnes choisira différemment les faits et les évaluera différemment. Un autre exemple du genre (mais très différent) est d’éviter de passer des tests sur une maladie quand on craint d’en ressentir les symptômes. De leur côté, les conspirationnistes ne chercheront que les faits qui corroborent leurs croyances, ne cherchant même pas à prendre connaissance des preuves qui les contredisent, les considérant biaisées (tous les chercheurs climatiques seraient payés par les groupes environnementalistes, par exemple), alors que bien souvent leurs croyances sont simplement non réfutables, mais aussi non prouvables.
Nos critères de choix et d’évaluation ne sont pas les mêmes face aux faits qui appuient nos croyances (ou nos valeurs) et à ceux qui les contredisent. On se demandera des premiers si ces faits sont simplement crédibles (et on les acceptera si c’est le cas), tandis qu’on exigera des preuves hors de tout doute raisonnable pour les deuxièmes et on les rejettera si on a le moindre doute sur leur exactitude.
Les auteurs abordent ensuite les stratégies adoptées pour diminuer la possibilité de subir les conséquences de la dissonance cognitive, stratégies qui visent à gommer les conflits entre nos valeurs ou entre les faits qui ne cadrent pas avec elles. Ils mentionnent notamment la recherche de conformité (ou d’uniformité), où on adoptera la position de la majorité pour éviter les conflits avec un groupe. Ce type de stratégie peut aussi se manifester quand des proches nous aident à réduire l’importance des conflits que nous vivons avec nos valeurs («ben non, ce n’est pas de ta faute», «ça serait arrivé quand même», etc.). Ils donnent d’autres exemples où toute une société défendra l’indéfendable, en justifiant «les mauvais traitements des minorités, la répartition inégale des ressources, ou la dégradation de l’environnement à travers une variété de mécanismes, y compris le discours quotidien, les messages des médias de masse [et] le code pénal (…)».
Le dernier exemple donné par les auteurs porte sur le film Gone with the wind (Autant en emporte le vent). Il ne porte pas sur la phrase la plus célèbre du film, mais sur le refus de Scarlett O’Hara de réfléchir sur les faits qui remettent en question sa relation avec Rhett Butler. L’aveuglement de membres de couples face à la fin manifeste de leur relation est aussi une stratégie de raisonnement motivé. Les auteurs concluent en se réjouissant du fait que les économistes s’intéressent maintenant à un sujet sur lequel les psychologues se penchent depuis longtemps.
Autres textes
Dans un autre billet paru cette semaine, Timothy Taylor présente plus en détail les quatre textes du dernier Journal of Economic Perspectives portant sur le raisonnement motivé, dont celui dont j’ai parlé dans ce billet. Voici brièvement les thèmes abordés par les trois autres textes :
- Le texte de Roland Bénabou et Jean Tirole examine de plus près la question des valeurs et des croyances. Ils donnent comme exemple la grande différence entre les pays des croyances sur l’importance de l’effort dans la réussite financière. La majorité (60 % aux États-Unis) de la population des pays qui ont un faible filet social croit que l’effort est la clé de la réussite, tandis que seule une minorité de la population des pays avec un meilleur filet social en fait autant (30 % en Europe de l’Ouest), accordant plus d’importance à la chance et aux inégalités.
- Le texte de Russell Golman, George Loewenstein, Karl Ove Moene et Luca Zarri explore plus à fond le désir de la plupart des gens de partager leurs croyances et leurs valeurs avec les gens qui les entourent et parfois avec toute la population de leur pays (le conformisme dont le texte présenté dans ce billet parlait). On observe par exemple que les étudiants en économie sont moins altruistes que les étudiants des autres sciences sociales et qu’ils le deviennent de moins en moins, influencés par le comportement de leurs collègues qui copient celui de l’homo œconomicus. Ce type de comportement explique aussi le prosélytisme et les guerres de religion.
- Le dernier de ces textes, celui de Francesca Gino, Michael I. Norton et Roberto A. Weber, porte sur les stratégies des gens qui tentent de trouver des aspects moraux à leur comportement égoïste. Il s’agit souvent d’une stratégie pour mieux se sentir sans pour autant abandonner ses objectifs égoïstes. Je n’en dirai pas plus, car je compte présenter ce texte dans un prochain billet.
Et alors…
Le comportement réel de notre espèce m’a toujours fasciné. Cela explique l’importance que j’ai accordée au livre Système 1, système 2 – Les deux vitesses de la pensée de Daniel Kahneman. Je suis par contre parfois irrité de l’utilisation qu’on fait des conclusions de ce livre et des autres travaux portant sur la manque de rationalité de l’être humain et sur sa propension à tomber dans les nombreux pièges des biais cognitifs. Le texte que j’ai présenté dans ce billet (ainsi que les trois autres dont j’ai esquissé le contenu) permet de bien nuancer ces lacunes. Elles existent, bien sûr, mais l’être humain cherche presque toujours à trouver des faits qui peuvent le convaincre (ou convaincre les autres) que ses biais sont en fait basés sur des raisonnements rationnels… même si, bien souvent, ses raisonnements ne le sont pas du tout!
Dans cet ordre d’idées: http://www.contrepoints.org/2016/08/23/263550-reste-t-livre-de-thomas-piketty
Incroyable tout de même!
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Merci pour ce texte qui est de fait un excellent exemple de raisonnement motivé!
Quant à la partie du livre de Piketty sur les solutions aux inégalités (liée à sa théorie sur le rendement du capital supérieur au taux de croissance des autres revenus et de la production), j’ai déjà écrit que «L’aspect le moins complet du livre de Piketty est certainement sa partie sur les solutions».
Quelques remarques quand même. On peut lire dans ce texte «Une nouvelle étude du Fonds monétaire international (FMI)» alors qu’on retrouve à la première page du document du FMI «The views expressed in IMF Working Papers are those of the author(s) and do not necessarily represent the views of the IMF, its Executive Board, or IMF management.». Notez que je fais en général part de cette réserve quand je commente des études du FMI. Par exemple, j’ai écrit à https://jeanneemard.wordpress.com/2014/03/06/faut-il-attendre-que-la-tarte-soit-plus-grosse-avant-de-la-partager/ «Or, comme dans la plupart des documents publiés par des économistes du FMI (et de bien d’autres organismes), il est mentionné clairement dans un encadré de la première page (suivant la couverture) que l’opinion des auteurs ne représente pas nécessairement celle du FMI (au moins, le FMI ne dit pas que son opinion va à l’encontre!).»
Cela dit, je vais lire cette étude avec intérêt.
Merci!
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Et bizarre, ce texte ne cite ni le premier paragraphe, ni le dernier de l’étude :
«Capital in the Twenty-First Century, Thomas Piketty’s magnum opus, has been widely praised for aggregating and presenting in a timely and accessible fashion the results of more than a decade of research spearheaded by Piketty and his co-authors. His work is likely to remain influential in the times to come, not only for its databases, which map the (traditionally scarce) information about income inequality but also because it is inspiring many economists to use the estimation techniques he and his co-authors popularized.»
et
«Inequality is a complex phenomenon and its trends are very sluggish. It is certainly possible that the long terms relationships Piketty proposes exist and are simply not captured by the 30 years of data for the 19 advanced economies included in this sample. However, the best available data show that, if one is looking to potential solutions to increasing income inequality, one should not focus on r – g, but elsewhere.»
Cela dit, je vais lire en entier! Et, ce n’est pas parce que certains éléments de ce livre sont douteux que son apport n’est pas appréciable, comme le mentionne l’auteur de cette étude publiée par le FMI.
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De plus, le site en référence, « Contrepoints, le nivellement par le haut », ça fait très métaphore/trompe-l’oeil de l’économie!
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