La moralité des égoïstes
Tel que mentionné vers la fin de mon récent billet sur le raisonnement motivé, je présente maintenant un autre texte portant sur ce thème tiré du Journal of Economic Perspectives. Intitulé Motivated Bayesians: Feeling Moral While Acting Egoistically (Les bayésiens motivés: se sentir moral tout en agissant de façon égoïste), ce texte de Francesca Gino, Michael I. Norton et Roberto A. Weber se penche sur les stratégies des gens qui tentent de trouver des aspects moraux à leur comportement égoïste.
Introduction
Les auteurs définissent d’entrée de jeu les deux principales expressions utilisées dans leur texte :
- moralité : cette notion comprend des «[traduction] motivations non égoïstes variées telles que l’équité, l’honnêteté et l’efficacité ainsi que l’application des concepts de ce qui est juste [right] et bon [good]»;
- bayésiens motivés : alors que des bayésiens examinent sans biais les faits et les preuves pour prendre une décision, les bayésiens motivés le font de façon biaisée. Par exemple un bayésien égoïste reconnaîtra que son niveau de moralité est faible tandis qu’un bayésien motivé tout aussi égoïste manipulera l’information pour montrer qu’il a quand même un haut niveau de moralité. Comme cette expression n’ajoute pas grand-chose aux concepts présentés dans ce texte, je l’éviterai dans le reste du billet.
Ils expliquent ensuite que, lorsqu’ils peuvent justifier moralement leurs comportements égoïstes, les gens ont tendance à prendre des décisions qui correspondent à leurs intérêts égoïstes aux dépens de la moralité. Ils se contentent de se sentir moraux plutôt que de l’être vraiment et utilisent diverses stratégies pour atteindre cet objectif. Le premier exemple fourni par les auteurs est un raisonnement développé par un ingénieur allemand qui a conçu des techniques plus «efficaces» pour incinérer les Juifs dans les camps de concentration lors de la Deuxième Guerre mondiale. Il a déclaré que son travail était d’aider son pays à gagner la guerre et que ce qu’il a fait est du même ordre que ce que les ingénieurs alliés ont fait en concevant des avions plus efficaces pour bombarder les villes allemandes (ou japonaises). Cet exemple montre que les gens veulent se sentir moraux et n’hésiteront pas à se construire des justifications morales pour mieux accepter leurs décisions amorales et égoïstes.
Exemples et études
Ce texte présente de très nombreux exemples et études illustrant les stratégies que les gens utilisent pour se sentir moraux alors qu’ils agissent de façon égoïste. Je me contenterai ici de mentionner ceux qui m’ont le plus frappé.
Dans une étude donnant le choix entre recevoir 6,00 $ si son partenaire reçoit 1,00 $ ou recevoir 5,00 $ si son partenaire en reçoit autant, seulement 26 % des participants choisissent la première option, plus égoïste. Par contre, lorsque le choix est énoncé autrement, soit que si on reçoit 6,00 $ on sait seulement que le partenaire recevra moins, mais qu’on peut vérifier combien il recevra (soit 1,00 $) simplement en cliquant sur un bouton, la proportion de personnes choisissant la solution égoïste passe de 26 % à 37 % (soit une proportion plus élevée de 42 %)! L’étude conclut que :
«même si les résultats obtenus et la capacité des individus à mettre en œuvre ces résultats étaient identiques, en commençant tout simplement l’exercice en mettant les gens dans un état d’ignorance sur les conséquences de leurs actions, la fréquence avec laquelle les gens ont sacrifié la richesse personnelle dans la poursuite d’un objectif moral a diminué [énormément]. De plus, à peu près la moitié des décideurs n’ont pas pris la peine de cliquer sur le bouton et obtenir l’information sur les conséquences précises de leurs actions. Dans ce contexte, les décideurs semblent traiter l’ignorance, même si elle est une absence volontaire des éléments de preuve qui pourraient facilement être connus, comme une excuse pour agir égoïstement.»
Après quelques autres exemples, les auteurs en présentent un que j’ai trouvé vraiment intéressant. Dans une autre étude, les organisateurs demandent aux participants de lancer un dé et de dire leur résultat sans que personne ne vérifie si le résultat rapporté est le bon. Les personnes reçoivent une récompense monétaire proportionnelle à leur résultat. Avec un autre groupe de participants, on répète le même exercice, mais permettant aux participants de lancer le dé trois fois, même s’ils doivent ne mentionner que le premier résultat. Le graphique qui suit montre la répartition des résultats rapportés par les participants.
La ligne pointillée indique la distribution qui devrait être obtenue si les participants avaient tous déclaré leurs résultats honnêtement. En effet, chaque résultat de 1 à 6 devrait représenter la même proportion des résultats, soit 16,7 % (notons que, comme le nombre de participants est peu élevé, 62 dans un cas et 67 dans l’autre, il serait normal que les résultats soient un peu différents qu’une distribution parfaitement égale; d’ailleurs les traits verticaux indiquent la marge d’erreur à 95 % de ces résultats). La partie de droite du graphique indique les résultats rapportés par les participants du premier groupe, ceux qui ont lancé le dé une seule fois. On constate qu’il y a eu moins de résultats donnant 1 ou 2 qu’attendu (un peu plus de la moitié de la proportion «normale») et que le nombre de résultats donnant 4 et plus est nettement plus élevée qu’attendu (mais bien à l’intérieur de la marge d’erreur). On peut en conclure que les gens ont sous-déclaré les résultats donnant 1 ou 2, et les ont remplacés par des résultats donnant de 4 à 6, mais plus souvent 4 ou 5 (probablement pour que leur tricherie ne soit pas trop évidente). Cet exercice est intéressant, mais je trouve qu’il est difficile de conclure de façon aussi précise avec un échantillon si petit (67 personnes) et une marge d’erreur aussi élevée. Mais bon, on peut dire que ces résultats sont significatifs, car de nombreuses autres études ont montré des résultats similaires.
La partie du centre du graphique indique les résultats rapportés par les participants au deuxième groupe, ceux qui ont lancé le dé trois fois. Comme on peut le voir, les participants ont encore moins déclaré de 1 et de 2 (cette fois dans les deux cas moins que la marge d’erreur) et beaucoup plus de 6 (et cette fois plus que la marge d’erreur). Les auteurs de cette étude en concluent que des participants se sont servis de leurs deux résultats supplémentaires pour trouver plus «moral» de tricher, car leur lancers supplémentaires leur indique que ce résultat aurait bien pu arriver. «Plutôt que de traiter les deux résultats supplémentaires comme non pertinents, ces participants intègrent tous les résultats des lancers si cela leur permet de gagner plus d’argent en signalant un score plus élevé» (ce comportement est probablement aussi un exemple de l’effet d’ancrage dont parle Daniel Kahneman dans son livre Système 1, système 2 – Les deux vitesses de la pensée, voir ce billet). On peut en effet remarquer que le profil de cette répartition ressemble beaucoup à celle de la partie gauche du graphique, qui montre la répartition «normale» des meilleurs résultats quand on retient le meilleur résultat de trois lancers de dés.
Après avoir donné des exemples des stratégies utilisées pour éviter de donner de l’argent à des organismes de charité (notamment en évitant de se faire solliciter, car c’est plus difficile moralement de refuser que d’ignorer), les auteurs abordent la question de la discrimination. Dans une autre étude, on a observé que beaucoup de patrons qui refusent un emploi à une femme dans un poste à prédominance masculine invoquent le manque d’expérience quand elles en ont moins que des candidats masculins, mais qu’elles ont plus de formation, mais la formation si elles ont plus d’expérience qu’eux, mais moins de formation. Ces patrons rejettent ainsi toute accusation potentielle de préjugés ou de discrimination, et ne sentent pas qu’ils en font preuve. D’autres études montrent des stratégies du même genre dans la discrimination de personnes handicapées et de membres de minorités ethniques.
Les auteurs présentent ensuite d’autres études sur les excuses utilisées par des personnes qui acceptent des pots-de-vin ou qui favorisent des amis ou des membres de leur famille. Encore là, bien de ces personnes prétendent que le pot-de-vin ou le fait que la personne favorisée soit de leur famille n’a joué aucun rôle dans leur choix, même si des expériences ont montré que la réception d’un pot-de-vin joue un rôle majeur dans ces choix.
Une autre expérience a montré que les gens sont plus réticents à embaucher un travailleur domestique à un salaire de niveau inférieur au seuil de pauvreté, même si le travailleur était disposé à accepter ce salaire, que lorsqu’ils font appel à une agence de placement qui, elle, les embauche à un tel salaire. Le fait de passer par un intermédiaire enlève une partie du sentiment d’injustice ou de manque d’équité qu’on peut ressentir si on pose un geste immoral directement.
Finalement, les auteurs montrent que bien des gens préfèrent ne pas savoir si un vêtement a été fabriqué par des enfants ou dans des usines de misère où les employés sont exploités, ou que cette fabrication est désastreuse pour l’environnement, surtout lorsqu’ils tiennent à l’acheter. S’ils sont quand même informés de ces faits, certains d’entre eux diront notamment que les enfants qui fabriquent ces vêtements seraient dans une situation encore plus déplorable sans cet emploi et seraient même forcés de se prostituer.
Et alors…
Quoiqu’un peu éparpillé, le texte que j’ai présenté dans ce billet nous montre la grande variété des stratégies adoptées par les personnes qui ne veulent pas assumer les choix immoraux qu’ils effectuent pour satisfaire leurs besoins égoïstes. Je ne peux que partager la conclusion des auteurs :
«La flexibilité et la créativité démontrée par les personnes dans la façon dont elles acquièrent, recherchent et analysent l’information peuvent leur permettre d’arriver à la conclusion qu’elles désirent, soit qu’elles peuvent à la fois prendre des décisions morales et égoïstes en même temps. La vaste littérature en psychologie et celle qui croît de plus en plus en économie que nous avons revues dans ce texte fournissent des preuves convaincantes que le comportement des personnes dans de nombreux domaines qui ont une composante morale est souvent dicté par un traitement de l’information biaisé, ce qui suggère que l’intégration de découvertes en psychologie dans les modèles économiques est une voie intéressante à creuser davantage dans de futures études.»
Que dire de plus?
Fascinant comme article! J’en prendrais un livre au complet.
«Cet exercice est intéressant, mais je trouve qu’il est difficile de conclure de façon aussi précise avec un échantillon si petit (67 personnes) et une marge d’erreur aussi élevée. Mais bon, on peut dire que ces résultats sont significatifs, car de nombreuses autres études ont montré des résultats similaires.»
Un test de conformité (khi carré) donne une valeur-p de 0,23.
«Les auteurs de cette étude en concluent que des participants se sont servis de leurs deux résultats supplémentaires pour trouver plus «moral» de tricher, car leur lancers supplémentaires leur indique que ce résultat aurait bien pu arriver.»
Pour cette variante, la valeur-p est inférieur à 0,001.
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«Un test de conformité (khi carré) donne une valeur-p de 0,23.»
Ce qui veut dire?
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Dans le test «single roll» (n=67), si les gens sont honnêtes, alors la distribution attendue (ou espérée) est celle qu’on obtiendrait avec un dé équilibré. Dans ce cas, la fréquence attendue de chaque résultat sera 1/6 du total, soit 11,167. Autrement dit, si on répète un grand nombre de fois l’expérience de lancer 67 fois un dé à 6 faces, on obtiendra en moyenne 11,167 fois le nombre 1, 11,167 fois le nombre 2, etc.
Avec un test de conformité (ou d’adéquation) du khi carré, on peut vérifier dans quelle mesure les fréquences observées se rapprochent des fréquences attendues.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Test_du_%CF%87%C2%B2#Test_du_.CF.87.C2.B2_d.27ad.C3.A9quation
En effectuant le test avec les données du «single roll», j’ai obtenu une valeur-p de 0,23, ce qui veut dire grosso modo (je tourne les coins ronds) que si on brasse 67 dés équilibrés à répétition, alors dans 23% des cas, la distribution obtenue sera similaire ou plus «extrême» que la distribution obtenue dans le test «single roll». Autrement dit, si les gens ont été honnête, on avait environ une chance sur quatre d’avoir une telle distribution. Ce qui n’est pas très élevé.
Bref, ça corrobore cette affirmation que tu as faite: «Cet exercice est intéressant, mais je trouve qu’il est difficile de conclure de façon aussi précise avec un échantillon si petit (67 personnes) et une marge d’erreur aussi élevée.»
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«Bref, ça corrobore cette affirmation que tu as faite»
Merci, c’est cela que je voulais savoir, moi j’y allais intuitivement.
La valeur-p inférieure à 0,001 montre donc que, dans ce cas, les résultats sont très robustes (cela n’arriverait que dans 0,1 % des cas)!
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Je me souviens dans un documentaire de Michael Moore, ce dernier avait demandé à Phil Knight, le PDG de Nike, si des enfants fabriquaient ses espadrilles dans ses usines en Indonésie.
Évidemment, il répondit non. Alors Moore sort deux billets d’avion pour l’indonésie afin d’aller vérifier sur place. Knight hésita pour finalement dire que son emploi du temps ne le permettait pas. Moore a même offert a Knight de courir un 100 mètre avec lui et s’il gagnait, on partait pour l’Indonésie. Knight refusa le pari! (Il faut savoir que Moore pèse plus de 300 livres et que Knight a une taille d’athlète!)
Au final, Knight finit par dire qu’un enfant américain, ce n’est pas la même chose qu’un enfant indonésien.
C’est la moralité de Phil Knight!
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J’ai lu un article voilà plusieurs années sur une étude californienne au sujet de la moralité des plus nantis versus la classe moyenne. L’étude s’étendait sur 8 expériences d’observations et le résultat final de la moyenne des 8 observations était qu’au prorata, il y avait 3 fois plus de nantis malhonnêtes que ceus de la classe moyenne.
Un exemple d’observation: Dans un coin de rue, on compilait le nombre de véhicules en infraction au code de la route. (Respect d’un panneau d’arrêt je crois…) Ces véhicules étaient divisés en deux catégories: les véhicules de moins de $60 000 et ceux de plus $60 000.
Au prorata, il y avait 2.8 fois plus de véhicules de plus $60 000 en infraction que de véhicules de moins $60 000.
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«au sujet de la moralité des plus nantis versus la classe moyenne»
J’ai écrit quelques textes sur cette question, notamment celui-ci :
https://jeanneemard.wordpress.com/2012/03/19/la-richesse-rend-elle-moins-honnete/
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La moralité des mieux nantie, faut -il s’en surprendre qu’elle est défaillante ?
Je crois que non et même que c’est dans la logique des choses qu’il en soit ainsi.
Qui vit dans un système capitaliste profitent des autres. Même moi, pauvre quidam qui est au seuil de la pauvreté en acceptant de payer mon t-shirt 5$ et mes bananes à 65 ¢ la livre.
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