Le coût du secteur financier
De plus en plus d’études s’intéressent aux effets du gonflement du secteur financier depuis une quarantaine d’années. Celle que je vais présenter dans ce billet est signée par Gerald Epstein et Juan Antonio Montecino, a été publiée par le Roosevelt Institute et est intitulée Overcharged: The High Cost of High Finance (Trop cher: le coût élevé de la haute finance).
La Genèse du gonflement des coûts du secteur financier
Les auteurs expliquent que c’est après la Grande Dépression des années 1930 que la réglementation et les réformes adoptées dans le cadre du New Deal de Franklin Delano Roosevelt ont permis l’apparition d’un système financier stable, efficace et peu coûteux, que certains ont appelé le «boring banking» (système financier ennuyeux). Le secteur financier a par la suite dépensé avec succès des milliards $ en lobbying et en contributions politiques pour faire annuler la réglementation adoptée durant le New Deal pour transformer le «boring banking» en «speculative banking» (système financier spéculatif) dans les années 1980 et 1990.
Le secteur financier a connu une croissance spectaculaire par la suite, comme on peut le voir dans le graphique ci-contre. Alors que l’ensemble des actifs de ce secteur aux États-Unis représentait moins de deux fois le niveau du PIB jusqu’au début des années 1980 (période au cours de laquelle la valeur relative de ces actifs a même diminué en raison de la hausse des taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation), cette proportion a par la suite plus que doublé pour dépasser 4,5 fois le niveau du PIB à la veille de la crise de 2008, crise qui l’a fait diminuer quelque peu avant qu’elle ne reprenne sa tendance à la hausse. En fait, c’est en raison de l’intervention du gouvernement qui a dépensé des fortunes pour protéger ces actifs que cette proportion a si peu diminué lors de la crise.
Selon les auteurs, un des principaux facteurs qui expliquent cette croissance est la hausse des profits des banques. Le graphique ci-contre montre que la part des profits du secteur financier sur l’ensemble des profits des sociétés s’est située entre 10 et 20 % entre 1960 et la fin des années 1980 (plus près de 10 % entre 1980 et 1985, ce qui correspond à la période au cours de laquelle la valeur des actifs sur le PIB a diminué) et que cette part a constamment été supérieure à 20 % depuis (atteignant même 40 % au début des années 2000, probablement en raison de la baisse des profits des autres sociétés lors de l’éclatement de la bulle technologique), sauf lors de la crise financière en 2007 et en 2008. Après ces deux années, cette part a rapidement augmenté pour se stabiliser entre 25 et 30 % de 2011 à 2015.
La partie gauche du graphique qui suit montre l’évolution des salaires moyens réels (en tenant compte de l’inflation) versés pour une personne travaillant à temps plein dans différents secteurs industriels entre 1987 et 2013. La ligne foncée du bas montre les salaires moyens de l’ensemble du marché du travail, celle juste au-dessus ceux versés dans le secteur manufacturier et celle du haut ceux du secteur financier (avec un bris dû au changement de la composition de ce secteur en raison de l’adoption d’une nouvelle classification des industries vers 2000). Alors que les salaires des employés à temps plein dans le secteur manufacturier et dans l’ensemble du marché du travail ont augmenté de moins de 20 % entre 1987 et 2013 (soit en 26 ans), ceux du secteur financier ont augmenté de plus de 60 %. Cela est déjà énorme, mais la partie droite du graphique montre en plus que ce salaire moyen dans l’ensemble du secteur financier (un peu moins de 90 000 $ en 2013) varie en fait énormément selon ses sous-secteurs. Alors qu’il se situait en 2013 entre 65 000 $ et 70 000 $ dans les banques commerciales, il atteignait environ 120 000 $ (près du double), en forte hausse depuis la crise (!) dans le sous-secteur des fonds, des fiducies et autres, et près de 200 000 $ dans celui des banques d’investissement et des firmes de courtiers en valeurs mobilières, sous-secteur en grande partie responsable de la dernière crise (au moins il a baissé un peu par après…)!
Si les salaires indiqués dans la partie droite du graphique précédent ne semblent pas expliquer l’ampleur de la hausse salariale indiquée dans la partie gauche de ce graphique, c’est parce que la part des activités des banques d’investissement et des firmes de courtiers en valeurs mobilières dans le système financier (où les salaires sont les plus élevés), ce qu’on appelle communément le «shadow banking» (ou la finance de l’ombre), a connu une croissance phénoménale depuis 1980 (de 20 % des activités à 60 %), alors que la part du «boring banking» (où les salaires sont les moins élevés) diminuait proportionnellement, comme le graphique ci-contre l’illustre éloquemment.
L’étude se poursuit en expliquant plus en détail les composants de la finance de l’ombre qui ont le plus augmenté (titrisation, produits dérivés, etc.) et en soulignant l’explosion de l’effet de levier (de moins de 20 en 2002 à près de 50 en 2008-2009 pour les sociétés qui ont pris le plus de risque, ce qui veut dire que ces entreprises ne possédaient en fait en capital que l’équivalent de 2,5 % de leurs actifs, par rapport à 5 % en 2002; cela veut aussi dire qu’une baisse de 2,5 % de la valeur de leurs actifs était suffisante pour rayer d’un seul coup tout leur capital). Même si cette section est intéressante, je me dois de passer vite…
Le coût de la finance
Les auteurs estiment dans cette section le coût de l’hypertrophie du secteur financier, c’est-à-dire des sommes que retire ce secteur pour des activités qui n’ajoutent rien au bien-être de la population. C’est cette section que les comptes-rendus que j’ai lus soulignent le plus, mais c’est celle qui m’intéresse le moins. Moi, savoir que ça nous coûte tant de milliers de milliards $ ou plus ou moins, ça ne m’attire pas, comme je trouve ridicule de calculer combien «valent» les atomes de notre corps… Mais, bon, je vais quand même résumer succinctement les 15 pages (et les nombreux graphiques) que l’étude consacre à cette question en me contentant de présenter le tableau qui suit.
En fait, la pertinence de l’exercice est bien plus, selon moi, d’isoler les facteurs qui ont entraîné le gonflement du secteur financier que de tenter de les quantifier avec précision. Le tableau que j’ai retenu permet justement d’atteindre cet objectif.
Le premier facteur mentionné dans ce tableau est l’excès de rentes, que les auteurs associent aux salaires trop élevés payés dans ce secteur et à ses profits exorbitants, deux facteurs analysés précédemment. Compte tenu des études existantes sur le sujet, les auteurs se sont contentés de fournir une estimation de ces coûts uniquement pour la période de 1990 à 2005. Selon les études présentées, ce coût totaliserait entre 3,7 et 4,2 billions (milliers de milliards) $.
Ensuite, ils tentent d’estimer le coût de la mauvaise allocation des ressources due à l’attraction du secteur financier aux dépens des autres activités plus utiles socialement. Ce facteur, qu’on ne considère souvent pas assez, fait en sorte que des travailleurs (et des jeunes, et des étudiants) qui pourraient se diriger dans des domaines plus utiles socialement et économiquement que de spéculer sur des produits financiers basés sur du vent sont plutôt attirés par les hauts salaires de ce secteur. Tout en prenant soin de ne pas compter deux fois les mêmes sommes (une partie de cette mauvaise allocation a déjà été comptabilisée dans les profits et les salaires trop élevés), les auteurs en arrivent à un coût total variant entre 2,7 et 4,0 billions $ entre 1990 et 2005.
Finalement, les auteurs tentent d’estimer le coût de la partie de la dernière crise entre 2007 et 2020 (le titre du graphique, qui parle de 1990 à 2005, est donc un peu étrange) imputable au secteur financier. Ce calcul se base aussi bien sur les coûts des interventions gouvernementales que des pertes des ménages et de la baisse de la croissance causée par cette récession. On comprendra que, comme il n’existe pas de réalité sans cette récession, cette estimation soit bien imprécise. Ils estiment donc ce coût entre 6.6 et 14,5 billions $. Le coût total de l’hypertrophie du secteur financier serait donc quelque part entre 12,9 et 22,8 billions $, mais ce total ne considérant certains facteurs qu’entre 1990 et 2005, et un autre entre 2007 et 2020, cette estimation, même avec une énorme fourchette, demeure imprécise et surtout incomplète, car elle ne contient aucune estimation du coût des rentes et de la mauvaise allocation des ressources après 2005. Bref, la taille trop élevée du secteur financier coûte très cher (sans compter les vies sacrifiées, mais cela, cela ne se calcule pas, on dirait…). Pour mieux percevoir l’ampleur de ces sommes, les auteurs mentionnent que leur estimation maximale correspond à 184 000 $ par ménage des États-Unis. Mais, est-ce que ces ménages bénéficieraient vraiment tous de cette somme supplémentaire si le secteur financier en était resté au «boring banking»? Sûrement pas. Mais, la qualité de vie de tout le monde depuis 1980 aurait été meilleure.
Qui paye pour cela?
J’ai trouvé cette partie particulièrement intéressante, mais je devrai n’en présenter que certains éléments. Les auteurs se demandent qui paye pour chacun des facteurs présentés dans le tableau précédent. Je résume ci-après grossièrement les conclusions des auteurs :
- le gouvernement, donc tous les citoyens, par l’assurance que le gouvernement ne permettra jamais la faillite des entreprises financières «too big too fail» (trop grandes pour faire faillite) et par les sommes colossales que cette assurance a coûté, surtout lors de la crise de 2007, et en raison des nombreux crédits et subventions accordés à cette industrie;
- les gens qui contribuent à des régimes de retraite, surtout à des REER et des régimes à cotisations déterminées (et autres RVER), qui payent des frais financiers bien plus élevés que ceux versés dans des programmes gouvernementaux ou même dans des régimes à prestations déterminées (les auteurs donnent de nombreux exemples pertinents que je résume ici de façon outrancière);
- les personnes qui cotisent à d’autres véhicules financiers (voir cet article récent sur les frais chargés pour certains régimes enregistrés d’épargne-études collectifs), comme les fonds communs de placement et les produits dérivés (dont les gestionnaires de fonds profitent de la grande complexité, voire opacité, de ces produits) sont aussi soumis à des frais exorbitants;
- les travailleurs qui perdent leur emploi quand des firmes spécialisées dans la prise de contrôle des entreprises font des «rationalisations» et des «optimisations» (les auteurs parlent notamment des «private equity firms», expression qui se traduit par des sociétés de capital privé ou de capital d’investissement) et revendent rapidement ces entreprises à profit, alors que ces entreprises doivent souvent faire faillite par la suite en raison justement des prises de profits à court terme;
- les investisseurs que ces firmes attirent (dont beaucoup de fonds de pension) qui ne reçoivent qu’une faible portion des profits en raison de tactiques qu’il serait trop compliqué de présenter ici;
- les plus pauvres qui doivent faire affaire avec des «services financiers non traditionnels», comme des prêteurs sur salaire (ou «shylocks», parfois avec des taux d’intérêt quotidiens exorbitants, ce qui est interdit au Canada, mais existe dans l’économie souterraine) et des prêteurs sur gages, car les services financiers traditionnels refusent de les servir (les auteurs citent une étude qui estime qu’entre 20 et 40 % des ménages font affaire au moins occasionnellement avec ce genre de services, certains y consacrant jusqu’à 10 % de leurs revenus).
«Ce tour d’horizon des industries, des institutions et des pratiques du secteur financier est loin d’être complète. Une analyse complète des pratiques financières coûteuses devrait inclure la dette des étudiants, l’assurance maladie et d’autres produits d’assurance, les prêts automobiles, le marché hypothécaire qui a causé de nombreuses tragédies personnelles lors de la crise commencée en 2007 et d’autres marchés. Toutes ces industries ont leur propre dynamique et leurs coûts spécifiques, certains étant toutefois plus efficaces et moins problématiques que d’autres.»
Les solutions
Cette section est de l’aveu même des auteurs la moins élaborée de l’étude. Comme elle ne présente que des solutions évidentes (réglementer à nouveau, obliger la transparence, changer les incitatifs, cesser de subventionner et de sauver cette industrie, etc.), si ce n’est une recommandation d’offrir des services financiers gouvernementaux par l’établissement d’une banque publique, je n’en dirai pas plus.
Et alors…
Ce n’est pas la première fois que je lis (et présente sur ce blogue) des études sur le secteur financier, mais j’ai bien aimé celle-ci. Si je me désintéresse de l’exercice de quantifier le coût de l’hypertrophie de ce secteur, je m’intéresse beaucoup aux facteurs qui expliquent le gonflement de cette industrie par la création de services qui n’apportent rien au bien-être de la population et, encore pire, par le fait que ce gonflement a empêché le développement de services qui, eux, seraient très utiles.
Si l’étude déçoit un peu par le manque de précision de ses recommandations, il n’en demeure pas moins qu’elle nous montre clairement les caractéristiques du monstre qui a été créé sous nos yeux depuis une quarantaine d’années et nous sensibilise à l’importance de s’y attaquer…
Donc, oublions le salaire minimum à $15 de l’heure, on devrait plutôt établir un salaire maximum!
De plus, selon leur propre logique, ça ne génèrera pas plus de chômage!
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Un n’empêche pas l’autre!
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Salaire minimum: $15 de l’heure
Salaire maximum: $150 de l’heure
À $150 de l’heure, on parle de $300 000 annuellement. Comme le disait le Maire Jean Tremblay: (Il y arrive parfois de dire des choses sensées…) Un homme ne mangera jamais plus de 3 filets mignons par jour!
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« …on devrait plutôt établir un salaire maximum! »
Mais que faites vous de la liberté de l’homme, de l’entreprise, de la liberté de ne pas payer de salaire… Heu! Woin!
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Rien! 😉
Ça pourrait se faire avec un impôt confiscatoire. Mais, bon, cela ne se fera pas demain matin!
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@youlle
Ouais, c’est vrai que c’est une atteinte à la liberté de l’homme d’exploiter d’autres hommes!
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