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Le déclin des démocraties occidentales

31 août 2016

déclin_démocratieEncore une fois, c’est grâce à un billet du blogue de Timothy Taylor que j’ai pris connaissance de l’étude que je vais présenter ici. Intitulée The Democratic Disconnect (La désaffection envers la démocratie), de Roberto Stefan Foa et Yascha Mounk, elle analyse l’évolution de l’attachement à la démocratie aux États-Unis et en Europe depuis une vingtaine d’années.

Introduction

Certains semblent penser que nos démocraties sont éternelles. Francis Fukuyama a même parlé de la fin de l’histoire juste après la chute du Mur de Berlin qui a marqué «la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme (…) sur les autres idéologies politiques». Pourtant, certaines évolutions au cours des dernières décennies devraient nous rendre plus prudents à ce sujet :

  • perte de confiance envers les politiciens et même envers les cours de justice;
  • baisse du nombre de membres des principaux partis;
  • appuis en hausse pour les politiciens et partis populistes.

Pourtant, de nombreux politologues minimisent l’importance de ces constats, y voyant tout au plus une plus grande méfiance envers les élites traditionnelles, invoquant le fait que les appuis aux institutions démocratiques demeurent très solides. Par exemple, la population tiendrait au fait que nos démocraties lui permettent de manifester contre les politiques qui lui déplaisent (on dirait que ce droit est devenu à dimension variable selon les valeurs des manifestants…) et de voter contre les dirigeants dont elle veut se débarrasser, possibilités qui rendraient les institutions démocratiques encore plus stables.

Certaines données récentes viennent contredire cette vision optimiste. C’est justement ces données que les auteurs analysent dans ce texte.

Baisse de l’appui envers les institutions démocratiques

En utilisant les données de quatre vagues du World Values Survey (WVS) allant de 1995 à 2014, les auteurs examinent quatre mesures qui représentent des indicateurs de la légitimité d’un régime démocratique :

  • l’appui des citoyens pour ce régime;
  • leur appui aux principales institutions de la démocratie libérale;
  • leur volonté de faire avancer leurs causes politiques au sein du système politique existant;
  • leur ouverture aux options autoritaires.

déclin_démocratie1Les auteurs qualifient leurs constats de «profondément inquiétants». Non seulement les citoyens sont-ils devenus plus critiques envers leurs dirigeants, mais ils sont aussi plus cyniques envers le système démocratique. En plus, ces constats s’observent dans plus d’indicateurs qu’auparavant, et surtout chez les jeunes. Le graphique ci-contre montre par exemple que la proportion des citoyens des États-Unis qui considèrent essentiel de vivre en démocratie (accordant à cette question la cote 10 sur une échelle de 1 à 10) en 2005 et en 2010 passe de près de 75 % chez ceux nés en 1930 à environ 30 % chez ceux nés en 1980 (la zone grisée montre la marge d’erreur à 95 %). Cette chute est moins abrupte en Europe (quoique très variable d’un pays à l’autre), mais passe tout de même de plus de 50 % chez ceux nés en 1930 à moins de 45 % chez ceux nés en 1980. Si on tient compte aussi des réponses accordant la cote «9», ces taux passent de 85 % à 43 % aux États-Unis et de 68 % à 59 % en Europe.

déclin_démocratie2Ce déclin ne touche pas que les réponses sur le caractère essentiel de la démocratie, mais aussi sur la perception que le système démocratique est carrément mauvais. Et, dans ce cas, la détérioration touche toutes les tranches d’âge aux États-Unis, comme le montre éloquemment le graphique ci-contre. On peut en effet constater que la proportion de ceux qui trouvent que le système démocratique est mauvais a plus que doublé chez les citoyens des États-Unis âgés de 65 ans et plus entre 1995 et 2011 (atteignant 12 % en 2011) et qu’il a même atteint en 2011 près de 25 % chez ceux âgés de 16 à 24 ans. On peut aussi observer ce phénomène en Europe, mais pas chez les citoyens les plus âgés, et avec beaucoup moins d’ampleur.

L’engagement politique et social

D’autres questions n’ayant été posées que dans la dernière vague de la WVS, on ne peut pas comparer leurs réponses dans le temps. Les auteurs notent tout de même que les plus jeunes jugent moins essentielle que les plus vieux la protection des droits civils, surtout aux États-Unis, mais aussi en Europe. De même, la proportion de jeunes qui ne trouvent pas important de choisir ses dirigeants politiques est plus élevée chez les plus jeunes que chez les plus vieux, la différence et l’ampleur de ce phénomène étant encore une fois plus importants aux États-Unis qu’en Europe.

déclin_démocratie3L’intérêt pour la politique dans son sens plus large est aussi de moins en moins élevé chez les plus jeunes, comme on peut le voir dans le graphique ci-contre. Si l’intérêt pour la politique a légèrement augmenté chez les citoyens âgés de plus de 35 ans aux États-Unis entre 1990 et 2010 (de 63 % à 67 %), il a plongé chez ceux âgés de 16 à 35 ans (de 53 % à 41 %), faisant augmenter l’écart entre les deux groupes de 10 points de pourcentage à 26 points. Le même phénomène s’observe en Europe, mais avec une ampleur différente comme la partie droite du graphique l’illustre, l’écart entre les deux groupes passant tout de même de 4 points de pourcentage à 14 points.

On explique souvent la baisse de l’intérêt des jeunes à des activités politiques traditionnelles par leur plus grand engagement dans des mouvements sociaux, notamment environnementaux et contre la mondialisation néolibérale. Or les données des deux dernières vagues de la WVS montrent au contraire une baisse de la participation des plus jeunes à des manifestations ou à l’engagement dans des groupes sociaux. Pire, ces données montrent que les plus âgés des États-Unis sont plus sujets à participer à des manifestions (un sur 11) que les plus jeunes (un sur 15). Ce phénomène est toutefois moins clair en Europe, les jeunes participant davantage à des manifestations que leurs aînés, mais moins que ceux-ci le faisaient dans leur jeunesse. De même, les plus vieux sont deux fois plus engagés dans des groupes sociaux à vocation humanitaire et de défense des droits sociaux que les plus jeunes, cette fois aussi bien aux États-Unis qu’en Europe.

Les options autoritaires

Le désengagement de la population, et surtout celui des jeunes, pourrait-il être dû à l’absence de solutions de remplacement au système actuel depuis la chute du Mur de Berlin? Les auteurs en doutent…

Par exemple, l’appui à un gouvernement militaire est passé d’un seizième (6 %) à un sixième (17 %) de la population. À l’inverse, 43 % des plus vieux s’y opposent fortement par rapport à seulement 19 % des plus jeunes aux États-Unis, avec des proportions respectives de 53 % et 36 % en Europe.

Le même phénomène s’observe du côté de l’appui pour un gouvernement mené par un chef qui n’a pas de compte à rendre à un Parlement et n’a pas besoin de se faire élire (une dictature?), appui qui est passé de 24 à 32 % entre 1995 et 2011, de même que pour un gouvernement formé d’experts (on se rappellera que la nomination de tels experts en Italie et en Grèce en 2011, ce qui n’a pas créé trop de vagues…) qui est passé de 36 à 49 % (les auteurs ne parlent pas des résultats correspondants en Europe). Les auteurs attribuent cette hausse en partie au fort gain de l’appui de mesures autoritaires par les citoyens les plus déclin_démocratie4riches. Le graphique ci-contre illustre clairement cette observation. On y voit en effet l’appui des plus riches (membres des trois déciles les plus élevés) pour un gouvernement mené par un chef qui n’a pas de compte à rendre passer d’un niveau moins élevé que les citoyens moins choyés en 1995 à un niveau plus élevé en 2011.

L’appui aux options non démocratiques est particulièrement élevé chez les jeunes et les plus nantis, et encore plus chez les jeunes nantis. Ainsi, l’appui aux gouvernements militaires est passé de 6 à 35 % chez les jeunes nantis entre 1995 et 2011 (de 6 à 17 % en Europe)!

Les démocraties sont-elles en danger?

Les auteurs notent ici que les systèmes démocratiques ont connu une stabilité presque sans faille depuis au moins une centaine d’années. Mais, ce constat ne les convainc pas de l’absence de danger. L’appui aux options autoritaires ainsi que la montée des partis «antisystème» viennent remettre en question les bases de cette stabilité. Il s’inquiètent notamment du faible appui au travail du Congrès des États-Unis (13 % en mars 2016!) et au contraire de celui étonnant à un démagogue comme Donald Trump. La montée des partis populistes d’extrême droite dans de nombreux pays d’Europe ainsi que le rejet d’institutions qui recevaient il n’y a pas longtemps un appui considérable de la population ne calment pas leur inquiétude. Les auteurs ne pensent pas pour autant que des régimes démocratiques en Europe ou aux États-Unis seront renversés dans un proche avenir, mais concluent que ce qui paraissait impensable il n’y a pas longtemps ne l’est plus.

Et alors…

On pourrait voir dans cette analyse des espoirs pour modifier le système actuel pour le mieux. Cela n’est pas totalement sans fondement, mais l’alignement que prend la remise en question de ce système me fait plutôt partager les inquiétudes des auteurs. La tendance vers un populisme de droite et aux options autoritaires souvent contrôlées par le secteur financier est loin d’être réjouissant. Bref, ça va mal et encore plus mal que je ne le pensais avant de lire ce texte…

12 commentaires leave one →
  1. 31 août 2016 12 h 42 min

    il y a comme un paradoxe que certaines personnes veulent d’un gouvernement autoritaire envers les gens et libérale envers les entreprises!
    Et ils croirent dure comme fer que cela leurs amènera plus de liberté!!!

    Et pourtant, ce sont les mesures collectives qui mènent à plus de liberté individuelle!

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  2. 31 août 2016 13 h 04 min

    Bien d’accord. Il est difficile de s’y retrouver dans ces appuis qui semblent, comme tu le dis, contradictoires. Le point saillant est selon moi le cynisme face aux politiciens actuels, comme le montre le ridicule 13 % d’appui à leur travail aux États-Unis.

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  3. 31 août 2016 13 h 19 min

    Je recommande fortement la lecture de « Political order and political decay » de Francis Fukuyama.

    C’est excellent. La démocratie est évidemment un thème central.

    J’ai lu les deux volumes, mais le volume 2 est plus important, le volume 1 est bien résumé dans l’introduction du volume 2.

    Il explique bien de quelle manière les États-Unis ont un système politique complètement différent de la plupart des pays industrialisés (ce qui permet de mieux comprendre les développements récents, i.e. Trump).

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  4. 31 août 2016 13 h 43 min

    Merci pour la suggestion, mais 658 pages en anglais, c’est trop pour moi!

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  5. 31 août 2016 16 h 31 min

    Nous pourrions aussi faire un parallèle avec la crise des démocraties libérales dans les années 30.

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  6. 31 août 2016 17 h 30 min

    En effet. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai écrit «une stabilité presque sans faille», alors que les auteurs ne mentionnaient aucune exception.

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  7. 1 septembre 2016 12 h 55 min

    Effectivement, c’est inquiétant. Ce texte confirme plusieurs impressions des dernières années. Le pire est qu’on peut comprendre pourquoi la confiance en la « démocratie » baisse: moi-même, je ne fais plus confiance à notre système! Mais se jeter dans les bras d’un système encore pire n’est pas la solution…

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  8. 2 septembre 2016 15 h 12 min

    @Darwin

    Premièrement, il se lit super bien malgré la longueur. En excluant les notes et la bibliographie, c’est plutôt 400 pages.
    Deuxièmement, il couvre la plupart des sujets auxquels tu t’intéresses en général de manière détaillée et approfondie.

    C’est selon moi un chef d’oeuvre en son genre.

    C’est certainement ma meilleure lecture de 2016, non loin devant The Better Angles of Our Nature (et je lis probablement un nombre de livre similaire à toi).

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  9. 2 septembre 2016 16 h 19 min

    Je vais y penser. Quelqu’un d’autre m’en a parlé, d’ailleurs. Mais, j’ai une trâlée de livres en réservation que je vais lire avant, bien sûr.

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  10. benton65 permalink
    2 septembre 2016 22 h 52 min

    N’empêche que Francis Fukuyama c’est planté solide avec la fin de l’histoire. C’est le propre de bien des néo-libéraux ainsi que des néo-conservateur d’avoir une pensée linéaire. Mais l’on dit qu’il a évolué depuis et que sa pensée est plus sociale…

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  11. 2 septembre 2016 23 h 21 min

    Il semble en effet.

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