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Les syndicats et les salaires des non-syndiqués

17 septembre 2016

syndicats-et-non-syndiquesOn reproche souvent aux syndicats de ne chercher qu’à améliorer les conditions de travail de leurs membres sans se préoccuper de celles des non-syndiqués, pourtant bien moins avantageuses. Une récente étude (parue le 30 août dernier) porte justement sur cette question. Intitulée Union decline lowers wages of nonunion workers – The overlooked reason why wages are stuck and inequality is growing (Le déclin de la syndicalisation a fait baisser les salaires des travailleurs non-syndiqués – Le facteur qu’on néglige trop souvent pour expliquer que les salaires stagnent et que l’inégalité ne cesse de croître), cette étude de Jake Rosenfeld, Patrick Denice et Jennifer Laird a été publiée par The Economic Policy Institute (EPI).

Contexte

Comme on peut le voir sur l’image qui accompagne ce billet (image tirée de cet autre document), alors que les salaires des travailleurs des États-Unis ont progressé au même rythme que la productivité de 1950 au milieu des années 1970, ce ne fut pas du tout le cas par la suite, la productivité continuant à croître à un bon rythme alors que les salaires augmentaient très peu. Les facteurs les plus souvent mentionnés pour expliquer ce décrochage sont la mondialisation, les changements technologiques et le ralentissement de la croissance du niveau de scolarité. L’effet du déclin du syndicalisme est parfois cité, mais a fait l’objet de bien moins d’attention que les autres facteurs. Le graphique qui suit montre l’évolution des salaires réels (en tenant compte de l’inflation) des hommes et des femmes non-syndiqué.e.s travaillant à temps plein dans le secteur privé.

syndicats-et-non-syndiques1

La partie gauche du graphique montre que le salaire des hommes dans cette situation a diminué assez fortement au cours des années 1980, a augmenté au cours de la deuxième moitié des années 1990 et a de nouveau baissé par la suite, mais moins abruptement. Au bout du compte, ce salaire était environ 4 % moins élevé en 2013 qu’en 1979. Le graphique montre aussi que cette baisse fut encore plus importante chez ceux qui n’étaient pas titulaires de diplômes des collèges (cours de quatre ans) et des universités (baisse de 11%), et encore plus chez ceux qui possédaient au plus un diplôme d’études secondaires (DES). Chez les femmes, la situation fut meilleure, mais elles partaient de bien plus loin. Ce salaire a augmenté en moyenne de 27 % (mais pas du tout depuis le milieu des années 2000). Cette hausse fut bien moins élevée chez les femmes qui n’étaient pas titulaires de diplômes des collèges et des universités (hausse de 10 % et en fait en baisse depuis le début du siècle) et a même diminué chez celles qui possédaient au plus un DES (baisse de 2 %, mais d’environ 10 % depuis 2000).

syndicats-et-non-syndiques2Or, la période illustrée dans ce graphique correspond à une très forte érosion du niveau de syndicalisation dans le secteur privé aux États-Unis, comme on peut le voir dans le tableau ci-contre. Ce tableau montre que le taux de syndicalisation a diminué d’entre 60 et 70 % entre 1979 et 2013 selon les groupes présentés, passant par exemple de 34 % à 10 % chez l’ensemble des hommes et de 16 % à 6 % chez les femmes. On notera aussi qu’entre 70 et 80 % de cette baisse s’est réalisée entre 1979 et 1993, et moins de 10 % entre 2003 et 2013 (cette observation servira plus loin). On peut aussi voir que les hommes et les femmes ayant le moins de scolarité ont toujours eu un taux de syndicalisation un peu plus élevé que la moyenne.

Effets de la baisse du taux de syndicalisation

De nombreuses études montrent que la baisse du taux de syndicalisation fait diminuer le salaire moyen de différentes façons et pourrait ainsi être un facteur dominant pour expliquer la quasi-stagnation des salaires depuis le milieu des années 1970. S’il est clair que la baisse de la proportion de syndiqués fait diminuer la proportion de personnes qui bénéficient de la prime à la syndicalisation (les employés syndiqués ont presque toujours un salaire plus élevé que les employés non-syndiqués qui occupent des emplois semblables), il est peut-être moins connu que la baisse du taux de syndicalisation fait aussi baisser le salaire des non-syndiqués. Les auteurs présentent donc les facteurs qui expliquent cette autre baisse :

  • la syndicalisation ralentit la délocalisation des emplois vers les pays à bas salaires;
  • les employeurs qui craignent que leurs employés se syndiquent tendent à offrir des salaires qui s’approchent de ceux offerts aux employés syndiqués;
  • même les employeurs qui ne craignent pas la syndicalisation doivent offrir de meilleurs salaires pour pouvoir embaucher et conserver leurs employés (ils doivent aussi offrir de meilleures conditions de travail, mais cela déborde le cadre de cette étude);
  • le pouvoir politique des syndicats permet d’améliorer les lois du travail et crée des pressions pour augmenter le salaire minimum (la campagne actuelle pour le salaire minimum à 15,00 $ bénéficie d’ailleurs de l’appui et des pressions de tous les grands syndicats);
  • les syndicats négocient souvent les salaires pour des secteurs entiers, salaires qui s’appliquent aussi aux employés non-syndiqués (au moyen de décrets de convention collective, au Québec); les auteurs donnent aussi l’exemple de la France, où, même si le taux de syndicalisation est un des moins élevés des pays industrialisés (moins de 8 %), environ 80 % des salariés sont couverts par une convention collective;
  • une présence forte des syndicats augmente le rapport de force des salariés.

Fort de ces analyses, les auteurs ont cherché à quantifier cet effet.

Résultats

Dans un premier temps, les auteurs ont comparé les salaires des non-syndiqués par industrie (en divisant le secteur privé en 18 industries) et par région des États-Unis (quatre). Ils ont observé que les regroupements industries-régions les plus syndiqués offraient de bien meilleurs salaires aux non-syndiqués que les regroupements industries-régions les moins syndiqués, tant en 1976 qu’en 2013, à la fois chez les hommes et les femmes. Le graphique B de la page numérotée 10 de l’étude montre éloquemment ce résultat (je ne le présente pas ici, car il ne s’agit que d’une étape intermédiaire dans la présentation des auteurs).

Par contre, cette comparaison ne tient pas compte de très nombreux autres facteurs qui peuvent influencer le niveau des salaires. Ils ont donc utilisé une méthode (calculs économétriques) pour tenir compte du plus grand nombre de facteurs possibles. Une partie des résultats de ce travail (je résume férocement) est présenté dans le tableau qui suit, mais seulement pour les salariés non-syndiqués du secteur privé qui ne sont pas titulaires de diplômes des collèges et des universités. D’autres parties de l’étude donnent des résultats pour l’ensemble des non-syndiqués et pour ceux qui possèdent au plus un DES, et présentent des résultats semblables, même si un peu différents, soit un peu moins élevés pour l’ensemble des non-syndiqués et un peu plus pour ceux qui possèdent au plus un DES.

syndicats-et-non-syndiques3

Avant d’analyser ce tableau, je vais expliquer les quatre lignes qui y sont présentées. Les auteurs ont commencé avec une hypothèse moyenne («Mid-range»), celle dont les résultats sont sur la deuxième ligne. Avec cette hypothèse, les auteurs ont isolé l’effet du niveau de syndicalisation en tenant compte des facteurs suivants :

  • l’expérience de travail;
  • les heures travaillées par semaine;
  • le sexe;
  • l’ethnie (Blancs non hispaniques, Noirs non hispaniques, hispaniques et autres non hispaniques);
  • la région (urbaine ou non urbaine);
  • la proportion de l’emploi dans le secteur manufacturier (ce facteur sert entre autres à estimer l’impact des changements technologiques et de la mondialisation, dont la délocalisation);
  • le taux d’emploi par regroupements région-industrie (quatre régions et 18 industries);
  • la profession (quatre niveaux);
  • la scolarité (quatre niveaux).

L’hypothèse optimiste («High-range») conserve cette structure, mais en enlevant le taux d’emploi par regroupements région-industrie. La première hypothèse pessimiste («Low-range (1)») retire la proportion de l’emploi dans le secteur manufacturier et la deuxième («Low-range (2)») retire en plus la région.

On peut voir à la dernière colonne que si le taux de syndicalisation était resté en 2013 à son niveau de 1979, les salaires auraient été plus élevés avec ces quatre hypothèses, plus pour les hommes, mais aussi pour les femmes (qui ont toujours été proportionnellement moins syndiquées, je le rappelle). Au delà de l’ampleur des salaires perdus en raison de la baisse du niveau de syndicalisation, tout de même significative (les auteurs estiment à 109 milliards $ la diminution des salaires due à cette baisse pour les hommes et à 461 millions $ pour les femmes en 2013), on peut remarquer que l’ampleur de cette baisse a suivi presque parfaitement la baisse du niveau de syndicalisation. Par exemple, on peut voir que cette baisse a peu augmenté pour les hommes entre 2003 et 2013, et a même diminué pour les femmes, ce qui correspond à ce que j’avais observé plus tôt, soit que seule une faible partie de la baisse du niveau de syndicalisation s’est observée entre 2003 et 2013.

Au bout du compte, cette étude va dans le même sens qu’une autre qui était arrivée à la conclusion que le déclin de la syndicalisation explique le tiers de l’augmentation des inégalités de salaires chez les hommes et le cinquième de cette augmentation chez les femmes. Pour un seul facteur, c’est énorme!

Et alors…

Il m’est déjà arrivé et il m’arrivera encore de reprocher aux syndicats certaines décisions et certaines actions (ou inactions…). Par contre, j’ai toujours souligné à quel point l’institution du syndicalisme est essentielle. Cette étude donne un excellent exemple du rôle essentiel des syndicats dans nos sociétés capitalistes. Et cela ne tient pas compte de l’influence des syndicats sur la politique, l’économie et la culture, dont l’étude ne fait que glisser un mot. Ne nous laissons surtout pas aveugler par la médiatisation des quelques mauvais coups de nos syndicats et retenons surtout leur rôle primordial dans notre société!

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