La macroéconomie et l’équilibre général
Quand j’ai écrit un billet pour dénoncer l’utilisation d’un modèle d’équilibre général dynamique stochastique (DSGE, par son petit nom en anglais) par la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise présidée par Luc Godbout pour justifier une baisse des impôts personnels qui serait compensée par une hausse des taxes à la consommation, je ne savais pas que j’étais loin d’être le seul à contester les conclusions basées sur l’utilisation de ce genre de modèle. Je savais bien que des économistes hétérodoxes critiquaient ces modèles, dont John Quiggin qui les avaient qualifiés d’idées zombies (idées tuées, mais qui revivent sans cesse) dans son excellent livre Économie zombie : Pourquoi les mauvaises idées ont la vie dure, mais j’ignorais que cette critique était largement partagée par des économistes plus orthodoxes.
J’ai parlé récemment des critiques de Noah Smith face à l’utilisation de ces modèles, mais, même si virulentes, ces critiques sont bien douces si on les compare à celles que Steve Keen (qui est l’auteur de nombreux article scientifiques et de l’excellent livre L’imposture économique que j’ai présenté dans deux billets) a faites dans un texte récent. En fait, Keen ne critique pas seulement ces modèles et leurs hypothèses irréalistes, mais rejette carrément la notion d’équilibre qui est à la base des théories macroéconomiques des néoclassiques et des néokeynésiens, ainsi que les fondements microéconomiques (basés sur les consommateurs, les entreprises, l’État, etc.) de ces modèles.
Critiques récentes des modèles DSGE
Keen retrace au début de son billet les critiques récentes sur l’utilisation des modèles DSGE. Il cite tout d’abord un document d’Olivier Blanchard (qui fut l’économiste en chef du FMI de 2008 à 2015), dans lequel celui-ci dénonce les hypothèses irréalistes sur lesquelles ces modèles reposent. Assez étrangement, Blanchard conclut que ces modèles pourraient quand même être utiles si on leur apportait quelques changements. Keen cite ensuite d’autres critiques plus fortes des modèles DSGE, soit celles de Narayana Kocherlakota, Simon Wren-Lewis, Paul Romer, Anton Korinek, Paul Krugman, Noah Smith, Roger Farmer et Brad Delong. Si la plupart de ces critiques sont rudes envers les modèles DSGE, elles ne remettent pas en question l’existence d’équilibres en économie ni le fait de baser les modèles macroéconomiques sur des fondements microéconomiques.
Critiques de Keen
Keen, de son côté, va bien plus loin. Il contredit au départ un «constat» que Blanchard affirme partagé par tous les économistes, soit que «la macroéconomie repose sur l’équilibre général». Non seulement Keen rejette ce «constat», mais il s’oppose aussi au concept d’équilibre partiel sur lequel s’appuient certains des économistes dont j’ai parlé plus tôt. Selon lui, l’avenir de la macroéconomie doit plutôt reposer sur des constats bien différents.
Son principal constat est que la macroéconomie repose sur la complexité. Il débute sa démonstration en retraçant l’origine du concept d’équilibre général. Ce concept date de Léon Walras (1834-1910) qui prétendait que l’ensemble des marchés d’une économie tendent vers un équilibre général où chacun des marchés spécifiques est en équilibre, ce qui signifie que les agents économiques sont à leur niveau de satisfaction optimal (je simplifie). Si ce concept a légèrement évolué avec le temps (Keen parle d’équilibre intertemporel, concept où les agents ne tiennent pas compte seulement des conséquences de leurs décisions sur le présent, mais aussi sur l’avenir), il est demeuré au cœur des théories macroéconomiques (comme le nom des modèles DSGE le montre bien). Keen recommande l’abandon de ce concept et de ses bases microéconomiques, car ils représentent la principale barrière à tout progrès en macroéconomie.
D’autres disciplines ont, au milieu du XXe siècle, développé des modèles basés sur le concept des systèmes complexes. Ces développements ont permis de réaliser que ces nouveaux modèles, même s’ils étaient «généraux», n’étaient jamais en équilibre, ce qui correspond bien à ce qui se passe dans l’économie réelle. L’image qui accompagne ce billet représente un de ces modèles (utilisant trois paramètres et trois variables) utilisé en météorologie. Il contient trois positions d’équilibre (les deux yeux et le point de départ au bas du graphique) toutes instables. En fait, jamais ces positions ne sont observées, montrant que la notion d’équilibre est uniquement théorique. Or, il y a bien plus que trois paramètres et variables en économie, ce qui rend la notion d’équilibre encore plus vaseuse.
En plus, dans un système complexe, les variables interagissent entre elles. On ne peut donc pas considérer chacune d’entre elles indépendamment en compilant ensuite la somme de leurs comportements particuliers. Il est donc impossible de bâtir un modèle complet à partir de chacune de ses parties, ce qui serait bien plus simple. Cela mène à la conclusion que la macroéconomie ne peut pas être basée sur la somme des analyses microéconomiques (je simplifie encore une fois).
La proposition de Keen
Keen explique ensuite comment développer des modèles sur d’autres bases que celle des analyses microéconomiques. Comme cette démonstration est complexe et déborde les objectifs de ce billet, je vais passer outre. Disons seulement que Keen est un économiste postkeynésien très particulier, qui développe des modèles hypercompliqués, qui correspondent bien plus à la réalité que les modèles néoclassiques et néokeynésiens, mais qui ne sont pas plus faciles à comprendre, bien au contraire! Il avoue lui-même que la route qu’il a choisie n’est pas facile à suivre, mais ajoute qu’il n’en voit pas d’autres.
Et alors…
Ce billet vise surtout à montrer que de plus en plus d’économistes prennent leurs distances avec les dogmes qui sclérosent depuis trop longtemps la discipline économique. Il y a toujours eu des écoles hétérodoxes, mais elles semblent vraiment prendre plus de vigueur. Quand en plus des économistes orthodoxes comme Olivier Blanchard remettent en question les modèles qu’ils appliquent depuis des décennies, c’est le signe que même ces économistes commencent à se rendre compte que les bases de l’école qu’ils endossent depuis tout ce temps sont pour le moins douteuses, voire pourries… Dans la même veine, les études empiriques en économie (basées sur des observations plutôt que sur des modèles théoriques) deviennent de plus en plus fréquentes. Cela est encourageant.
En outre, j’ai toujours trouvé mystérieuse la notion d’équilibre général et l’acharnement des macroéconomistes à vouloir autant se baser sur une discipline comme la microéconomie, qui repose elle-même sur des hypothèses irréalistes (comme la concurrence parfaite, la rationalité parfaite des agents économiques, etc.). J’ai donc un fort biais de confirmation quand je lis des critiques comme celles de Keen. Mais, dans ce cas-là, la force de sa démonstration surpasse nettement le biais que je peux avoir!
Cela dit, je demeure sceptique face à la véritable utilité de modèles hypercomplexes comme ceux que Keen veut construire. D’un côté, ce type de modèle est certainement plus près de la réalité que les modèles DSGE, mais de l’autre, ils ne pourront jamais incorporer tous les facteurs et leurs interactions qui influencent l’économie. Et surtout, ils ne seront jamais capables de tenir compte du fait que les comportements humains changent avec le temps et varient d’un lieu à l’autre, et qu’ils ne se plieront jamais aux modèles théoriques, aussi sophistiqués soient-ils.
Il n’y a rien de plus difficile à prevoir que l’avenir….disait le vieux prof d’économie.
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Même avec des modèles complexes!
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Ce qui est un peu troublant, c’est qu’en mon expérience, les auteurs comme Keen, pour les voir dans un cours, il faut s’inscrire au département de sociologie! J’ai eu récemment deux cours de sociologie économique qui étaient tous les deux essentiellement des cours d’économie hétérodoxe (le premier avait un genre de volet « économie néoclassique 101 », pour qu’on parte avec autre chose que nos préjugés négatifs sur l’économie), avec une dizaine d’étudiants en économie dans la classe qui nous ont dit que quand ils formulent ce genre de critiques empiriques ou théoriques du modèle néoclassique, on leur dit tout simplement d’aller en socio ou ailleurs.
Ça semble assez décourageant. Sûrement qu’un étudiant en économie qui s’intéresse à la critique en-dehors du cadre de ses cours peut finir, à la maitrise ou dans 2-3 cours optionnels au bacc, par voir en détail quelque chose qui sorte du cadre néoclassique ou, au pire, néokéynesien (pis encore, paraît que même de ce côté là on en parle parfois assez sommairement), mais ça semble beaucoup trop facile de faire toutes ses études en économie en se bornant à une ou deux perspectives beaucoup trop étroites…
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Quand j’étais à l’université, je n’ai même jamais eu de cours d’histoire de la pensée économique. Ce que vous dites est désolant, mais au moins on en parle un peu, même si c’est en sociologie. Cela dit, il est toujours étonnant de constater à quel point l’économie est fermée aux autres disciplines et même aux écoles qui se démarquent de la vision orthodoxe.
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