L’équité et l’éducation (1. la justice)
La dernière étude du Conseil supérieur de l’éducation (CSÉ) a bénéficié d’une assez bonne couverture médiatique, notamment dans Le Devoir et La Presse. Si ces deux articles ont bien fait ressortir ce que je considère comme la conclusion la plus importante de l’étude, soit que la présence disproportionnée d’écoles privées et d’écoles publiques qui sélectionnent les élèves «accentue les inégalités au détriment des élèves issus des milieux défavorisés» (j’ajouterais et de tous les élèves non sélectionnés), ils n’ont pas pu, et ne pouvaient pas, rendre la richesse de cette étude. Intitulée Remettre le cap sur l’équité, cette étude de plus de 100 pages contient en effet une analyse approfondie de la situation de l’éducation au Québec ainsi que des principes qui devraient l’inspirer.
La justice
Après une introduction sur le contenu de cette étude et une mise en contexte qui retrace l’historique de l’école québécoise et insiste notamment sur le fait que l’éducation relève aussi bien du domaine privé que de la sphère publique (elle avantage à la fois les individus qui en bénéficient et la société à laquelle ces individus font partie), le deuxième chapitre aborde les notions de justice qui devraient orienter les décisions de la société en matière d’éducation.
Tout le monde s’entend sur le rôle primordial de l’éducation sur la justice sociale et l’égalité des chances. Par contre, «il n’y a pas nécessairement de consensus sur la façon dont ce principe est compris et interprété ni sur les meilleures façons de l’opérationnaliser». Pour mieux comprendre les écarts d’interprétation dans ce domaine, il est essentiel de creuser ces concepts.
– l’égalité des chances : Bien des auteurs avancent que les inégalités «peuvent être justifiables si elles découlent d’une concurrence loyale et surviennent dans un contexte d’égalité des chances». C’est bien joli, mais comment s’assurer de l’égalité des chances? L’école est un de ces moyens, mais, encore là, les enfants sont loin d’être égaux quand ils y accèdent. Et si cette école valorise en plus la concurrence entre les élèves, elle «devient un concours à remporter par les plus forts et non une course de fond à terminer chacun à son rythme». Les plus faibles en viennent à adopter des stratégies d’évitement, à moins s’investir dans leur éducation, trouvant ainsi une excuse pour leurs échecs (je simplifie…), car il est encore plus douloureux d’échouer quand on a mis des efforts.
– autres aspects de la justice : Dans cette section, les auteurs présentent différentes écoles philosophiques sur la justice. Ils décrivent en premier lieu la vision de John Rawls de la justice : «Selon Rawls, les inégalités économiques et sociales ne sont acceptables qu’à deux conditions: elles doivent d’abord être au plus grand bénéfice des plus désavantagés (on parle d’équité ou d’inégalités acceptables); elles doivent ensuite être attachées à des positions ouvertes à tous. (…) Ainsi définie, l’égalité des chances ne récompense pas tant le mérite ou l’effort, en partie déterminés socialement, qu’elle fait en sorte de ne pas laisser les inégalités sociales entraver le désir d’apprendre chez les élèves de milieux défavorisés».
Michael Walzer va plus loin. Il associe différents types de biens à des sphères de justice (la politique, l’économie, la famille, l’éducation, la religion, la santé, le monde des loisirs, etc.). Cela signifie que chaque bien doit être distribué selon sa signification sociale. «À chaque sphère ses biens et sa règle. On attribuera le droit de vote selon la règle de l’égalité, les médicaments à l’aide de la règle du besoin, les impôts selon la capacité de payer, les emplois selon la règle du mérite, etc.». On ne peut pas utiliser la règle propre à une sphère pour une autre. Il serait par exemple ridicule d’attribuer des médicaments selon la règle de l’égalité ou selon celle du mérite ou encore selon celle de la capacité de payer. La sphère de l’éducation doit appliquer la règle du besoin, de façon à «adapter l’aide éducative aux besoins différenciés de chacun». Lorsque la règle appliquée à la sphère de l’éducation est le mérite ou l’égalité, comme c’est en grande partie le cas au Québec, on favorise la concurrence et le tri social au détriment du besoin. Cette règle entre en contradiction avec l’objectif de l’éducation «selon lequel chaque enfant devrait développer son plein potentiel» : «Il y a transgression [des sphères de justice] dans la mesure où le processus éducatif vise la réussite scolaire de l’ensemble des élèves, mais où les mesures évaluatives discriminent, sélectionnent et excluent: les élèves sont placés au cœur d’une contradiction fondamentale : ils sont tous considérés comme fondamentalement égaux tout en étant engagés dans une série d’épreuves dont la finalité est de les rendre inégaux».
Pire, «l’existence d’un réseau d’écoles privées et la diversification de l’offre de programmes et de projets particuliers dans les écoles publiques ont conduit à une logique de quasi-marché en éducation. Ainsi, les parents les mieux informés et ceux qui en ont les moyens financiers «magasinent» ce qu’ils considèrent comme le meilleur établissement pour leur enfant, ce qui fait intervenir le principe du libre-échange ou de la capacité de payer en éducation. Si on va au bout de cette logique, on peut considérer que les établissements scolaires répondent à une demande dans un marché concurrentiel pour satisfaire des clients et s’y faire une niche. Il y a donc transgression des sphères de justice au sens de Walzer, puisque le mérite (qui sert au tri social) et le libre-échange (qui découle de la concurrence entre les écoles) interviennent dans un domaine (le développement du potentiel de chacun durant la scolarité obligatoire) où la réponse au besoin devrait prévaloir comme critère de justice».
– l’approche par les capacités : Après avoir analysé l’importance de la reconnaissance en éducation (ce serait un peu long à aborder ici), les auteurs présentent l’approche par les capacités (ou par les «capabilités»). Selon Amartya Sen, «pour évaluer si une situation est juste, il faut tenir compte de la diversité des individus et de leurs capacités différentes à utiliser des ressources (un bien, un droit) pour réaliser un projet ou faire un choix (projet de formation ou projet professionnel)». Ignorer cette diversité «peut en réalité se révéler très inégalitaire en dissimulant qu’une considération égale pour tous implique peut-être un traitement très inégal en faveur des désavantagés». L’application de cette approche en éducation est essentielle : «Tout au long de la scolarité obligatoire, il est donc essentiel de miser sur les intérêts des élèves et d’agir sur les obstacles qui empêchent ceux qui sont jugés en difficulté ou à risque de profiter des ressources que le système met à leur disposition. Ces facteurs de conversion négatifs peuvent être individuels (par exemple les aptitudes ou les intérêts), sociaux (par exemple le statut d’immigration) ou environnementaux (par exemple le milieu de vie)».
On pourrait penser que la stratégie d’intervention Agir autrement (SIAA) allait dans ce sens, car ses contributions étaient concentrées dans les milieux les plus défavorisés, mais elle a surtout entraîné des effets bénéfiques sur le climat scolaire (ce qui n’est pas négligeable). Ces effets ne se sont toutefois pas étendus aux apprentissages, car ses actions étaient «généralement demeurées périphériques à la classe» sans modifier les pratiques éducatives.
Pour respecter l’approche des capacités, il est important d’offrir des choix. Par contre, ces choix ne doivent pas être réservés à une élite, ce qui est trop souvent le cas.
«Offrir des choix pour soutenir la motivation était l’intention première des projets particuliers, qui sont devenus de plus en plus populaires au secondaire (notamment à la faveur de la concurrence entre les écoles pour attirer ou garder les meilleurs élèves). Leur popularité a cependant fait en sorte qu’ils sont devenus sélectifs. Le plus injuste dans cette situation est sans doute le fait que cette liberté de choix s’exerce au détriment des moins favorisés, ce qui est contraire non seulement aux principes défendus par l’approche par les capacités, mais aussi à la juste égalité des chances selon Rawls.»
– conclusion :
«(…) le droit à l’éducation est une exigence de l’égalité. Pour que cet idéal se concrétise, encore faut-il que le système accueille la diversité des profils et des aptitudes et qu’il en reconnaisse la valeur. Plus précisément, ce n’est pas à l’enfant qui entre à l’école de s’adapter à des exigences dont il ignore les subtilités, mais au système scolaire de mettre en place les conditions qui permettent à tous de pousser au maximum le développement de leur potentiel.»
Et alors…
Ce premier billet sur l’étude du CSÉ met la table. Il énonce en effet les principes par rapport auxquels les prochaines parties du document se référeront. Je pensais au départ n’écrire que deux billets sur cette étude, mais, pour éviter de surcharger ces billets, je vais finalement en écrire trois…
Merci à ces 75 personnes du Conseil qui, par leur engagement citoyen et à titre bénévole, contribuent aux travaux du Conseil. Que serait la Reine sans eux !
Merci en particulier à ceu.x.sses du comité dont le mandat est « d’élaborer un rapport systémique sur l’état et les besoins de l’éducation, rapport que le Conseil doit transmettre tous les deux ans aux ministres. Par la suite, le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport le dépose à l’Assemblée nationale. »
À propos, sur quoi était le cap il y a deux ans ?
J’aurais intitulé Rapport sur l’état et les besoins en éducation. Est-ce que l’éducation a des besoins ? Les gens du pays ont des besoins en éducation. Des bénévoles ont des envies.
Excusez-le !
J’ai hâte aux deux prochains billets. Je suis à relire Martha C. Nussbaum, Capabilités : comment créer les conditions d’un monde plus juste ? Vous m’y avez mis en contact là :
https://jeanneemard.wordpress.com/2013/08/06/lapproche-des-capabilites/
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Le sabordage de l’égalité des chances consiste en un individu qui ayant jamais connu le succès, se voyant en réussite, habitué à l’image négative de son être, s’auto-infligera un échec retentissant afin de correspondre à ce qu’il croit être. L’évitement de la réussite est alors un doux parfum d’opium justifiant son identification à la caste à laquelle il appartient.
L’identification, le pire ennemi de l’éveil. L’éveil le seul moyen d’égalité. Nous ne rêvons donc pas d’égalité, nous sommes égaux quand nous sommes éveillés.
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C’est un autre aspect de l’évitement. Mais, le CSÉ n’en parle pas. Est-il si répandu?
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Au Québec, j’écrirais que légalement, le droit à l’éducation remonte à l’adoption par son gouvernement de la Charte des droits et libertés de la personne, 28 juin 1976, « considérant que tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi ».
Au post-secondaire, de la Loi constitutionnelle de 1982 ? De la Déclaration universelle des droits de l’homme le 10 décembre 1948 ?
Égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi, autrement dit des services du ressort des compétences des gouvernements. Pour le reste, concrètement, avec respect et modestie, je partage assez les trois paragraphes de la Déclaration de la juste inégalité de Robert Dutil, Québec Amérique, 1995, La Juste Inégalité : Essai sur la liberté, l’égalité et la démocratie.
« Nous proclamons les vérités qui suivent comme évidentes en elles-mêmes, que tous les hommes et toutes les femmes sont nés inégaux, qu’ils sont dotés par leur Créateur de capacités intellectuelles et physiques dissemblables, qu’ils sont plongés à leur naissance dans des milieux sociaux et culturels disparates, et qu’ils ne bénéficient donc pas des mêmes chances.
La justice réclame toutefois que soient reconnus à tous des droits inaliénables, parmi lesquels se trouve la vie, la liberté et la poursuite du bonheur. Les gouvernements sont institués parmi les humains, obtenant leurs justes pouvoir du consentement des gouvernés, pour sécuriser ces droits, pour permettre une juste égalité des chances, pour encadrer la collaboration entre les citoyens et pour s’assurer que les inégalités économiques et sociales soient au plus grand bénéfice des plus désavantagés.
Lorsque quelque forme de gouvernement que ce soit empêche l’atteinte de ces buts, il est du droit du Peuple de le modifier ou de l’abolir, et d’en instituer un nouveau, faisant reposer ses fondations sur des principes tels et organisant ses pouvoirs d’une forme telle, qu’il lui semblent plus aptes à assurer sa sécurité et son bonheur. »
Bon, en ces temps de laïcité à s’en lasser, à ne pas s’enlacer, je mettrais par leurs parents au lieu de leur Créateur. Le troisième paragraphe n’est pas à propos ici.
Qu’est-ce qu’une juste égalité des chances à l’encontre de capacités intellectuelles et physiques dissemblables, de provenance et support de milieux sociaux et culturels disparates ?
Vous retenez en conclusion un extrait du rapport où il est écrit que le droit à l’éducation est une exigence de l’égalité. De quelle égalité ? Je répondrais de l’égalité en valeur et en dignité. Je trouve qu’il est déraisonnablement ambitieux d’en conclure que c’est « au système scolaire de mettre en place les conditions qui permettent à tous de pousser au maximum le développement de leur potentiel.»
Pousser au meilleur serait meilleur qu’au maximum. L’école devrait préparer les élèves à de subséquentes études les préparant à assurer que les inégalités économiques et sociales soient au plus grand bénéfice des plus désavantagés.
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«Vous retenez en conclusion»
Non, il s’agit de la conclusion des auteurs du rapport.
«à assurer que les inégalités économiques et sociales soient au plus grand bénéfice des plus désavantagés»
Ça, c’est la vision de Rawls (et de Robert Dutil , semble-t-il, peut-être influencé par Rawls?). Je n’ai jamais vu sur cette Terre d’exemple que des inégalités puissent bénéficier aux plus désavantagés…
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J’avais compris que ce n’était pas votre conclusion mais celle des auteurs.
Robert Dutil en page 13 et 14 expose pourquoi il retient celle de Rawls comme forme la plus achevée de la théorie du contrat. Il rejette celle de l’utilitarisme classique, la plus grande somme de satisfaction pour l’ensemble des gens au mépris de la liberté éventuellement et il donne en exemple condamnable la collectivisation forcée des terre et l’abaissement du niveau de vie des paysans de l’URSS.
Il énonce ensuite en 14 et 15 les deux principes de Rawls, celui du droit égal et celui des inégalités. Il affirme que le premier est généralement admis dans les sociétés démocratiques mais pas le deuxième. Il annonce qu’il reviendra à ces principes dans les deuxième et troisième partie de son livre et expose le contenu de la première sur l’émergence de la démocratie et de la liberté.
Martha Nussbaum et Amartya Sen ont dirigé la production d’un livre en 1993, The Quality of Life, Oxford. Robert Dutil ne s’en est pas inspiré.
L’équité en éducation requiert une doctrine à construire et entretenir. L’approche des capabilités telle que proposée par Sen et modifiée par Nussbaum, centrée sur les différences individuelles plutôt que sur le principe de chance égale pour des inégaux, se prête au choix ou à l’élaboration d’une.
Le Conseil supérieur déplore le dérapage que cette approche occasionne, le développement de projets particuliers concurrentiels et la montée de l’école privée au détriment de la publique.
Dans sa communauté expérimentale, Skinner avait résolu à petite échelle la question des différences individuelles il y a trois générations en supprimant l’école primaire dans son roman utopique Walden Two.
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Chez Vigile québec, il n’est pas bienvenue de répondre à un commentaire. Ici, ça me semble ouvert. Plutôt que de répondre au mien, j’y ajoute.
De Lumières comme Locke et Mill en leur siècle des, je dirais pour avoir lu Capabilités : Comment créer les conditions d’un monde plus juste ? de Martha C. Nussbaum, Robert Dutil retient dans les 1990 peut-être avant, Rawls comme suite valable. Quel est le nom du directeur de thèse de ce tendre et brave qui fût et qui est devenu ?
En d’autres siècles, le précédent et le présent, Jean-François Lisée sent le besoin d’ordre : oser, réussir. C’est court, mais ça parle fort.
Ça ne me semble pas avoir fait trop de bruit genre ce que j’ai entendu au moins une fois derrière le manège militaire en reconstruction depuis des années; pas d’ampli médiatique à l’affut de profit pour rentabilité et survie.
J’écris ça après avoir entendu hier Paul St-Pierre Plamondon, un brave et tendre en mission en qui je fonde beaucoup d’espoir.
L’avenir s’en vient. Merci Charles Sirois. L’équité en éducation requiert une doctrine à construire et entretenir.
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Je ne comprends pas vraiment le sens de ce commentaire, surtout pas les liens entre les sujets qu’il aborde…
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