Marchés de dupes
C’est en lisant un texte portant sur une conférence que j’ai entendu parler du livre Marchés de dupes : L’économie du mensonge et de la manipulation, de George Akerlov et Robert Shiller, deux lauréats du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, le premier en 2001 pour ses travaux sur l’asymétrie d’information (pour les gens qui s’intéressent aux potins, il est aussi l’époux de Janet Yellen, présidente de la Banque centrale des États-Unis), et le deuxième pour ses travaux sur la dynamique des prix des actifs (taux d’intérêt, actions et immobilier).
En fait, c’est le titre de ce livre en anglais qui m’a attiré, soit Phishing for Phools (Hameçonner les sots ou les pigeons). Les auteurs expliquent ce titre dans la préface, précisant que le terme «phishing» est associé au vol d’identité (ou d’argent) sur Internet en attirant (hameçonnant) des gens par l’envoi de courriels en masse, mais qu’eux l’utilisent de façon plus générale pour toute pratique faisant en sorte de piéger une personne, que cette pratique soit légale ou ne le soit pas. De façon plus précise, ce livre porte sur les «forces économiques qui, si l’on ne prend pas des mesures courageuses pour les combattre, introduisent et introduiront toujours davantage de mensonges et de manipulations dans le système» économique pour inciter les gens à prendre des décisions qu’elles n’ont pas envie de prendre.
Préface : En plus de présenter l’objectif du livre et le sens de son titre que j’ai mentionnés plus tôt, les auteurs décrivent certains des sujets qu’ils aborderont dans les chapitres du livre. Ils précisent que ce sujet découle en partie d’échanges avec Daniel Kahneman, le psychologue le plus connu sur l’étude des biais cognitifs et l’auteur du magnifique Système 1, système 2 – Les deux vitesses de la pensée dont j’ai parlé dans deux billets.
Introduction – Marché, mensonge et manipulation : Le texte de la conférence de George Akerlof dont j’ai parlé en amorce est fortement tiré de cette introduction. Les auteurs expliquent qu’un marché laissera toujours de la place à des manipulateurs qui profiteront de ses caractéristiques pour faire des profits inhabituels en arnaquant les gens. Ils donnent de nombreux exemples, comme le marché des gymnases (où on vend des abonnements mensuels ou annuels qui sont en moyenne bien plus coûteux que des paiements à chaque visite), la vente de produits dans des magasins d’aéroport où les gens s’attardent moins aux prix et à leur santé, etc. Ils expliquent ensuite le parti que prennent les firmes de publicité pour exploiter nos biais cognitifs et les entreprises pour profiter du fait qu’ils connaissent mieux leurs produits que nous (ce qui est l’asymétrie d’information), puis présentent la structure du livre.
Partie 1 – Factures impayées et krach financier
Chapitre 1 – La tentation est partout : Les auteurs montrent et même démontrent que les gens ne consomment pas du tout comme la théorie économique orthodoxe le prétend, soit en fonction d’un budget pour maximiser leur satisfaction (ou leur utilité). Il y a bien trop de tentations…
Chapitre 2 – Crise financière : l’exploitation de la réputation : Les auteurs expliquent comment les entreprises utilisent leur bonne réputation pour faire croire que des pommes pourries sont excellentes. Ils donnent notamment comme exemple le rôle des agences de notation lors de la dernière crise. Quand des pommes sont pourries, ben, elles ne sont pas bonnes, mais on risque de s’en apercevoir seulement après les avoir achetées et surtout quand on va tenter de les revendre! Et l’importance de la bonne réputation a fondu avec la montée des conflits d’intérêts entre les banques d’investissement et les agences de notation. À quoi bon travailler à maintenir sa réputation si on nous croit même quand on ment (je résume grossièrement ce chapitre qui explique clairement le changement de culture dans le secteur financier)?
Partie 2 – Le marché de dupes en contextes
Chapitre 3 – Les publicitaires ont appris à cibler nos points faibles : Les publicitaires et les experts en marketing exploitent nos points faibles pour vendre les produits qu’ils annoncent. Les auteurs racontent les techniques novatrices (à l’époque) de trois précurseurs de la publicité moderne. Les trois inséraient dans leurs publicités des histoires expliquant pourquoi on doit acheter les produits annoncés («storytelling»). Puis, les publicitaires ont commencé à utiliser des statistiques sur les réactions des auditoires de leurs publicités pour mieux cibler leurs histoires. Cette technique est devenue avec le temps bien plus perfectionnée surtout depuis les débuts d’Internet qui a permis l’utilisation de mégadonnées («big data»). Ces techniques servent aussi bien à vendre des objets de consommation qu’à promouvoir un politicien.
Chapitre 4 – Voitures, logements et cartes de crédit : histoires d’arnaque : Les auteurs présentent en début de chapitre les trucs (parfois même discriminatoires) que prennent les vendeurs d’automobiles neuves pour maximiser leurs profits, aussi bien en manipulant le prix de vente, celui des suppléments et le montant offert pour reprendre la voiture actuelle du client, que dans les contrats d’entretien des véhicules.
L’achat d’une maison est souvent la plus importante dépense des ménages, mais aussi la plus rare. Les possibilités d’arnaque sont nombreuses et très coûteuses face à ce manque d’expérience. Les auteurs parlent notamment des dépenses qui sont souvent aussi élevées que la mise de fonds et qui s’ajoutent à l’achat proprement dit : courtier, notaire, emprunts pour la rénovation, coûts pour l’ouverture de dossiers, etc.
La plupart des personnes pensent que si elles paient à temps leur facture de carte de crédit, elle ne leur coûte rien. En fait, de nombreuses études démontrent que les gens qui ont des cartes de crédit dépensent plus et paient plus cher pour les mêmes catégories de biens. En plus, les frais d’intérêts ne représentent que 50 % des revenus de ce secteur, le tiers provenant des commerces et le reste des pénalités de retard. Les revenus de ce secteur représentent le sixième des dépenses des consommateurs en aliments achetés au magasin! Et, les dettes de cartes de crédit sont la principale raison du tiers des faillites personnelles, ce qui en fait le facteur le plus fréquent.
Chapitre 5 – La politique des dupes : On sait bien que, aux États-Unis bien plus qu’ici, l’argent décide souvent du résultat d’une élection (pas cette année, je devrais en être content, mais ne le suis pas…). Mais, la politique contient bien d’autres façons d’hameçonner le citoyen, dont le lobbying, les portes tournantes et l’adoption de lois qu’il ne peut pas comprendre avant qu’elles ne soient entrées en vigueur (et même là, il ne le réalise pas toujours).
Chapitre 6 – Alimentation et médicaments : Quand les auteurs ont commencé ce chapitre, ils pensaient parler uniquement des horreurs du XIXe siècle alors que ni la composition des aliments ni le contenu des médicaments n’étaient réglementés et inspectés. Mais, en effectuant leurs recherches, ils ont constaté que l’hameçonnage dans ces secteurs est toujours en vigueur. On ne mélange peut-être plus de rats dans la viande et on ne met plus carrément des poisons dans les médicaments, mais l’industrie alimentaire continue à attirer ses clients avec des produits néfastes pour leur santé et l’industrie pharmacologique en taisant les effets néfastes de certains de leurs nouveaux médicaments.
Les auteurs décrivent notamment en détail la mise en marché de l’anti-inflammatoire non stéroïdien Vioxx par la société Merck même si elle savait que ce médicament causait une augmentation importante du nombre de décès dû à des maladies cardio-vasculaires. On estime que ce médicament a causé entre 25 000 et 30 000 décès aux États-Unis entre 1999 et 2004 avant d’être interdit. Les auteurs abordent aussi les effets des lacunes dans les essais cliniques (contrôlés par les entreprises), de la fixation des prix des médicaments par l’industrie (avec des hausses trop souvent indécentes), des avantages parfois infimes des nouveaux médicaments, du lobbying sur la durée des brevets, etc. Ils concluent que si la réglementation a mis fin aux principales horreurs mises de l’avant par ces deux industries, elle ne les a pas empêchées d’inventer de nouvelles arnaques. Elles ont simplement adapté leurs méthodes…
Chapitre 7 – Innovation : le bon, la brute et le truand : Les auteurs expliquent dans ce chapitre qu’on confond souvent les notions de croissance, d’innovation et de progrès.
Chapitre 8 – Le tabac et l’alcool : Les auteurs montrent les stratégies adoptées par l’industrie du tabac pour nier l’indéniable, soit que la cigarette est un des facteurs les plus importants dans les cas de nombreux cancers, surtout celui des poumons. Le cas de l’alcool est un peu différent. Si on y trouve aussi des lobbyistes (surtout pour contrer les restrictions sur l’âge des consommateurs et l’ampleur des taxes), les effets de l’alcool sur la santé physique et psychologique, quoique documentés, sont moins tranchés. On y retrouve aussi l’utilisation des histoires (une sortie au restaurant ou même ailleurs sans alcool serait ratée) pour nous arnaquer.
Chapitre 9 – Faire faillite pour faire du profit : Le titre de ce chapitre illustre bien les mécanismes décrits dans ce chapitre : comment profiter de faillites pour s’enrichir. Cette arnaque met en vedette les secteurs de la finance et de la construction, et implique aussi le crime organisé. Et, c’est le gouvernement (donc le peuple ) qui éponge la facture…
Chapitre 10 – Michael Milken et l’appât des junk bonds : Ce chapitre poursuit dans la veine du précédent, mais avec des techniques encore plus perfectionnées et retorses (et trop complexes pour être résumées). Les auteurs concluent ainsi ce chapitre :
«L’incapacité de comprendre la nécessité d’intervenir immédiatement en cas de crise financière s’appuie sur une vision de l’économie qui refuse de prendre en compte des éléments comme le pillage, l’exploitation de la réputation et les comportements irrationnels et exubérants. C’est-à-dire sur une logique erronée qui pourrait conduire à supprimer les services de pompiers au prétexte qu’ils sont inutiles : ne suffirait-il pas que les gens fassent plus attention?»
Chapitre 11 – La résistance et ses héros : Si on avait laissé l’hameçonnage de ce genre régner, l’économie de marché n’aurait pas amené autant de bienfaits, comme l’augmentation de l’espérance de vie. Les auteurs présentent de nombreuses mesures qui ont permis de restreindre les possibilités d’arnaques (réglementation, normes de qualité et de conditions de travail, défense des droits des consommateurs et des travailleurs, etc.). Et ils saluent les artisans qui ont permis l’adoption de ces mesures.
Partie 3 – Conclusion et postface
Conclusion – Un nouveau récit national :
«Il est vrai que les libres marchés nous ont apporté l’abondance. Mais les libres marchés, comme les médailles, ont deux visages. La même ingéniosité qui produit l’abondance peut aussi pervertir l’art de la vente. Les libres marchés produisent ce qui est bon pour moi et ce qui est bon pour vous, mais aussi ce qui est bon pour moi et mauvais pour vous. Ils font les deux, tant qu’un profit est possible. Les libres marchés sont peut-être l’instrument le plus puissant de l’histoire de l’humanité, mais, comme tous les instruments puissants, celui-ci est à double tranchant. Cela signifie que nous avons besoin de protection pour parer aux problèmes».
Après cette envolée, que je considère comme une excellente synthèse des avantages et des désavantages des libres marchés, les auteurs s’attaquent au récit qui prédomine encore aux États-Unis, même s’il date des années 1980, soit celui popularisé par Ronald Reagan, qui prétendait que «l’État n’est pas la solution, c’est le problème». Ils présentent ensuite des exemples qui démontrent à quel point ce récit est erroné. Et ils concluent :
«Le libre marché permet aux gens de choisir librement, mais il leur donne aussi la liberté de tromper et de se laisser tromper. L’ignorance de cette réalité ne peut mener qu’à la catastrophe.»
Postface – L’équilibre du marché des dupes : J’ai l’impression que cette postface s’adresse davantage aux économistes orthodoxes qu’au grand public. «Nous croyons que l’économie est beaucoup plus compliquée et beaucoup plus intéressante que ne le prétend la doxa». C’est d’ailleurs ce que j’aime de cette discipline! Selon eux, la manipulation et la tromperie ne sont pas des externalités, mais sont inhérentes aux marchés, même ceux qui sont concurrentiels. Ils donnent de nombreux exemples de cette observation, aussi bien dans les secteurs alimentaire et informatique que dans le secteur financier (évidemment!).
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! Il est toujours agréable de constater que de plus en plus d’économistes contestent les bases de l’économie orthodoxe, même des récipiendaires du supposé prix Nobel en économie. Ce livre est en général agréable à lire, si ce n’est que les notes (souvent substantielles; d’ailleurs elles représentent presque 20 % du livre!) sont à la fin. Cela dit, les propos sont clairs, les exemples pertinents (même si un peu répétitifs) et les conclusions limpides. Bon, les auteurs insistent trop à mon goût sur le concept d’équilibre, mais cela ne nuit pas vraiment à leur propos.
On sait bien que la tromperie et les manipulations sont inhérentes à l’économie de marché, mais il n’est surtout pas inutile de lire des économistes reconnus le démontrer!
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