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Le salaire minimum à 15,00 $ et le commerce de détail

30 novembre 2016

salminageComme bien des commerçants, Alain Bouchard, président directeur du conseil de Couche-Tard, affirmait récemment que ce sont les consommateurs qui paieraient pour une hausse du salaire minimum à 15,00 $, ajoutant qu’une augmentation «des prix provoquée par une hausse du salaire minimum risque fort probablement d’inciter de nombreux consommateurs à aller faire certaines emplettes à d’autres endroits, où les prix sont moins élevés». Où iraient les consommateurs? Ça, il ne le dit pas. Sûrement pas en Chine, en tout cas! Et pour avoir un tel effet, il faudrait que les prix augmentent considérablement. Serait-ce le cas? Cela non plus, il ne le dit pas.

On pourrait avoir l’impression qu’une hausse de près de 40 % du salaire minimum (15,00 $ – 10,75 $ = 4,25 $ et 4,25 $ / 10,75 $ = 39,5 %) ferait augmenter d’autant les prix (j’ai déjà entendu un employeur justifier une fermeture lors d’une tentative de syndicalisation avec cet argument, mais je ne trouve pas la source). Or, c’est loin d’être le cas. Pour savoir de combien ils augmenteraient si la facture totale était refilée aux consommateurs, il faudrait savoir la part des revenus des entreprises qui va en salaires, le pourcentage des employés qui seraient touchés par la hausse du salaire minimum et la hausse qui s’appliquerait à ces employés (un employé touchant 10,75 $ de l’heure aurait une hausse salariale plus forte qu’un autre employé touchant 14,00 $ ou même 15,00 $ de l’heure). À ma connaissance, ce genre de données n’est pas disponible à moins de commander une compilation spéciale fort coûteuse à Statistique Canada. Par contre, certaines données publiées peuvent nous permettre d’avoir une idée de l’ampleur de la hausse des prix qu’entraînerait l’augmentation du salaire minimum à 15,00 $

J’ai choisi de me concentrer sur le commerce de détail parce que c’est l’industrie où on trouve le plus de personnes touchant le salaire minimum (environ 33 % en 2013 au Canada, ou 15,4 % des employés de ce secteur) ou guère plus (34 % des salariés du Québec gagnant moins de 13,60 $ en 2015, ou 51,4% des salariés de ce secteur, selon le tableau 3 de la page huit de cette étude de l’Institut de la statistique du Québec), mais aussi parce que c’est pour cette industrie que j’ai trouvé le plus de données.

Les données

Le tableau qui suit est tiré des données de deux tableaux cansim de Statistique Canada. Le premier, le 080-0030 provient de l’Enquête annuelle sur le commerce de détail et contient des données sur la proportion des salaires sur le revenu pour le commerce de détail et pour un grand nombre de ses sous-industries. Le deuxième, le 281-0030, nous informe sur le salaire horaire moyen des employés rémunérés à l’heure de 366 industries et sous-industries, quoiqu’un grand nombre de données soient confidentielles, donc manquantes.

salaire

Ce tableau permet de constater que la masse salariale du commerce de détail a en moyenne représenté 11,5 % des revenus de ce secteur au Québec en 2014 (il en a représenté 11,4 % en 2012 et 11,9 % en 2013). Cela signifie que, si tous ces employés avaient été au salaire minimum cette année-là, la hausse des dépenses due à l’augmentation de 39,5 % de la masse salariale aurait représenté 4,5 % des revenus de ce secteur. Pour compenser la hausse du salaire minimum, il aurait donc fallu augmenter les revenus de 4,5 %. Si cette hausse était répartie sur quatre ans, cela aurait représenté une hausse d’environ 1,1 % par année. Or, ce ne sont pas tous les employés de ce secteur qui sont au salaire minimum, mais 15,4 % au Canada en 2013, comme on l’a vu auparavant. On a aussi vu que 51,4 % de ces salariés gagnaient en 2015 moins de 13,60 $ au Québec, ce qui veut aussi dire que 48,6% gagnent plus que cette somme!

En fait, la dernière colonne du tableau montre que le salaire moyen dans ce secteur atteignait 16,07 $ en 2014, donc qu’une partie importante de la masse salariale du commerce de détail ne serait pas touchée par la hausse du salaire minimum. En effet, si le salaire médian était d’un peu moins que 13,60 $ et le salaire moyen de 16,07 $, cela montre qu’un proportion importante des salariés gagnait nettement plus que 15,00 $ de l’heure. Un autre tableau cansim, le 282-0205, indique que les salaires du secteur du commerce (commerce de gros et de détail) se répartissaient comme ci en 2014 au Canada :

  • moins de 12,00 $ de l’heure : 30,9 %;
  • entre 12,00 $ et 19,99 $ de l’heure : 38,2 %;
  • entre 20,00 $ et 29,99 $ de l’heure : 18,7 %;
  • 30,00 $ et plus de l’heure : 12,3 %.

Cette répartition ne peut bien sûr pas être appliquée au commerce de détail du Québec, puisqu’elle inclut aussi le commerce de gros et qu’elle concerne le Canada. En effet, le salaire moyen au Canada dans le commerce de gros (22,86 $) était au Canada 41 % plus élevé que dans le commerce de détail (16,26 $, soit à peine plus que les 16,07 $ du Québec) en 2014. Cela dit, comme il y a 2,5 fois plus de salariés dans le commerce de détail que dans le commerce de gros (au Québec comme au Canada), cette répartition nous montre quand même qu’une forte proportion des salariés du commerce de détail ne serait pas touchée par la hausse du salaire minimum. En plus, même si cette proportion doit tourner autour de 30 % (en se basant à la fois sur le fait que près de la moitié gagnait en 2014 plus de 13,60 $, que le salaire moyen était de 16,07 $ – et de 16,66 $ en 2015 – et que plus de 30 % des salariés du commerce gagnaient plus de 20,00 $ de l’heure), elle reçoit un pourcentage bien plus élevé de la masse salariale, car ces 30 % gagnent bien plus que les 70 % qui seraient touchés.

Un calcul un peu complexe me fait conclure que les salariés non touchés par la hausse du salaire minimum à 15,00 $ recevraient entre 45 % et 50 % de la masse salariale de ce secteur, dépendant des hypothèses retenues (et je n’ai pas tenu compte des quelque 15 % des salariés de ce secteur qui sont à salaire fixe et qui recevaient en moyenne un salaire horaire de 23,66 $ en 2014 selon le tableau cansim 281-0036).

Comme la hausse du salaire minimum à 15,00 $ ne ferait pas augmenter de 40 % le salaire des 70 % qui seraient touchés par cette hausse (surtout si leur salaire moyen est de 13,00 $ ou 14,00 $ comme dans les hypothèses que j’ai utilisées), on peut estimer que la masse salariale du commerce de détail augmenterait en fait de plus près de 15 % que de 40 % (la moitié seulement de la masse salariale augmenterait et probablement d’au plus 30 % en moyenne en étant généreux, et la moitié de 30 % donne 15 %). Si cette estimation (bien approximative, je le précise) est juste, la hausse du salaire minimum représenterait en fait environ 1,7 % des revenus (11,5 % de 15 % = 1,72 %). Avec cette estimation, si la hausse du salaire minimum était répartie sur quatre ans, l’augmentation des prix dans le commerce de détail se situerait à environ 0,4 % par année. Et si je me trompais dans mon estimation, cette augmentation pourrait difficilement ne pas être entre 0,3 et 0,5 % par année.

On notera que cette estimation est du même ordre de grandeur que celle réalisée avec une méthode bien différente (voir les pages 19 à 26) dans une étude récente de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), où les auteurs calculaient que la hausse totale des prix serait dans une fourchette de 1,13 % à 2,63 %. Il faut bien comprendre que mon calcul ne touche que le commerce de détail, tandis que le secteur de l’hébergement et la restauration, qui arrive au deuxième rang en termes de nombre de salariés au salaire minimum (ou gagnant moins de 13,60 $ en 2015), consacre une portion bien plus élevée de ses revenus à la masse salariale, soit 27 % en moyenne de 1999 à 2002, selon les données du tableau cansim 180-0003 de Statistique Canada, qui a interrompu cette série cette année-là pour cette industrie et quelques autres (grrr), et se caractérise par un salaire moyen plus bas (14,43 $ en 2014). Il est donc normal que l’estimation de l’IRIS soit un peu plus élevée que la mienne (quoique la mienne se situe guère plus basse que le centre de son estimation).

Les sous-industries

On notera que mes calculs sont essentiellement basés sur les données moyennes de la part de la masse salariale sur les revenus et du salaire moyen de l’ensemble du commerce de détail. Or, le tableau montre que ces données varient considérablement d’une sous-industrie à l’autre. On peut par exemple voir que c’est dans les magasins de vêtement que la part de la masse salariale sur les revenus est la plus élevée (21,3 %) et que c’est dans les stations-service qu’elle est la plus basse (2,8 %). On peut donc en conclure que, pour compenser une hausse du salaire minimum à 15,00 $, les prix augmenteraient beaucoup plus dans les magasins de vêtement que dans les stations-service. On ne connaît malheureusement pas le salaire moyen payé dans les magasins de vêtement, mais ils sont nettement inférieurs à la moyenne dans les stations-service (13,60 $ en 2014, par rapport à 16,07 $ dans l’ensemble du commerce de détail).

Le cas des dépanneurs est intéressant, car c’est celui dans lequel œuvre Alain Bouchard dont je parlais au début de ce billet. En effet, la part de la masse salariale sur les revenus dans les dépanneurs est de seulement 5,2 %, moins de la moitié de celle de l’ensemble du commerce de détail. On ne connaît malheureusement pas le salaire moyen qui y est versé. Mais, même si cette moyenne était celle du salaire minimum (bien que cela m’étonnerait que les deux dirigeants de ces entreprises, dont M. Bouchard, touchent le salaire minimum, eux qui gagnent en fait respectivement plus de 5 millions $ et plus de 10 millions $ par année), les dépanneurs devraient hausser leurs prix de 2,0 % (39,5 % x 5,2 % = 2,0 %) pour compenser la hausse du salaire minimum à 15,00 $. Comme il n’est pas insensé de penser que le salaire moyen est plus élevé que 10,75 $ (le tableau montre que cette moyenne était en 2014 de 14,47 $ pour l’ensemble des magasins d’alimentation et était de 14,94 $ en 2015), cette hausse devrait être en fait plus près de 1,0 % et au plus de 1,5 %, soit de 0,25 % à 0,4 % par année si l’augmentation du salaire minimum était étalée sur quatre ans. Chez Couche-Tard, la part de la masse salariale sur les revenus était plutôt, selon son rapport annuel de 2016 (voir la page numérotée 29 pour les revenus et la page numérotée 72 pour les salaires), de 4,9 % pour l’année s’étant terminée le 26 avril 2015 et de 4,3 % pour celle terminée le 24 avril 2016. Bon, il s’agit de l’ensemble de ses activités mondiales et non seulement de celles réalisées au Québec, mais on voit qu’il serait étonnant qu’une hausse du salaire minimum à 15,00 $ incite «de nombreux consommateurs à aller faire certaines emplettes à d’autres endroits, où les prix sont moins élevés» comme l’affirme M. Bouchard! Disons que la variation des prix des aliments influence pas mal plus les prix dans ses dépanneurs que le ferait une hausse du salaire minimum à 15,00 $!

Et alors…

Malgré l’imprécision des sources utilisées dans ce billet, on voit quand même que les dirigeants des entreprises de commerce de détail nous lancent des épouvantails pour nous faire croire qu’une augmentation du salaire minimum à 15,00 $ entraînerait une hausse des prix telle qu’elle inciterait les consommateurs à faire leurs emplettes ailleurs. Il est indéniable que la concurrence avec Internet est très forte dans certains secteurs, mais ce n’est pas une hausse des prix de quelques dixièmes de points de pourcentage qui changerait quoi que ce soit à cette situation. Commençons donc par nous assurer que les entreprises vendant sur Internet paient leurs taxes, comme l’a proposé il y a quelques jours Amir Khadir, et nous aiderons bien plus nos commerces qu’en maintenant le salaire minimum à un niveau non viable.

Et, je n’ai même pas tenu compte du fait que la hausse du salaire minimum aiderait les entreprises du commerce de détail à solutionner leurs difficultés de recrutement, leur ferait économiser des frais d’embauche et de formation, et améliorerait la productivité de leurs employés. Alors, peut-être augmenteraient-elles leurs prix encore moins que je l’ai estimé!

10 commentaires leave one →
  1. Gilbert Boileau permalink
    30 novembre 2016 7 h 18 min

    Merci. Encore une fois très éclairant . Difficile de faire le contrepoids des ténors de l’économie pour qui toute augmentation salariale est funeste pour leur industrie.

    Aimé par 1 personne

  2. 30 novembre 2016 10 h 24 min

    Pour estimer correctement la variation des prix des commerces de détail suite à une hausse du salaire minimum, faudrait-il également mesurer l’impact de cette hausse sur d’autres industries ayant un lien avec les dépenses des commerces de détail (transport, production, etc.)?

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  3. 30 novembre 2016 11 h 17 min

    Vrai, j’y ai pensé. Mais je ne connais aucune donnée pour faire une évaluation de cet impact. Par exemple, le prix des achats de ces commerces pourrait aussi augmenter, mais de combien? Quel pourcentage est produit au Québec (il n’y aurait pas beaucoup d’impact sur les importations, même d’autres provinces)? Dans le transport, le salaire moyen était de 25,13 $ en 2015, donc son coût ne devrait pas être touché vraiment (seulement 10,1 % de ses salariés gagnaient moins de 13,60 $ en 2015 et environ 25 % des dépenses étaient en salaires). L’autre secteur encore plus touché, l’hébergement et la restauration, ne me semble pas avoir d’impact sur les achats du commerce de détail. L’aide à l’agriculture pourrait minimiser l’impact sur le coût des aliments.

    Note aussi que j’ai surtout utilisé les données de 2014, qui sous-évaluent un peu les salaires actuels et surestiment la proportion des gens touchés et le % de hausse dont les personnes touchées .

    Bref, oui, tu as raison, mais je ne crois pas que cela modifierait beaucoup les conclusions du billet.

    J’aime

  4. 30 novembre 2016 11 h 51 min

    Cela ne changera rien à l’analyse, mais juste pour apporter quelques explications supplémentaires quant à Couche-Tard, il faut tenir compte du fait qu’une grosse part de ses revenus proviennent de la vente d’essence (71%).

    La vente d’essence est un « pass-through », c’est-à-dire que le revenu réel est la marge. Si Couche-Tard paie $0.50 le litre avant taxes, elle chargera ce prix en y ajoutant une marge fixe.

    En analyse financière, on ne considère pas la commodité comme un véritable revenu, on ajustera les états financiers en excluant l’essence à la fois des revenus et des coûts pour avoir un portrait plus approprié.

    Les salaires représentent 14.4% des revenus excluant l’essence, ce qui est plus en ligne avec les autres segments du commerce de détail.

    Cela explique la différence que tu observes avec les dépanneurs. Et en effet, la hausse de prix des jujubes et de la marge sur l’essence ne fera pas en sorte que les consommateurs iront « ailleurs »! Je pense que M. Bouchard s’est emporté là-dessus… Il ferait un bon candidat Républicain!

    Aimé par 2 personnes

  5. 30 novembre 2016 11 h 58 min

    Merci pour ces précisions Darwin. J’apprécie aussi l’explication supplémentaire de Minarchiste.

    Aimé par 1 personne

  6. 30 novembre 2016 12 h 37 min

    Ce que je comprends bien, c’est qu’un sac de chips que l’on paie $6 chez Couche-tard va nous coûter $7 !?!?!?

    Aimé par 1 personne

  7. 30 novembre 2016 13 h 00 min

    S’il se sert de ça comme excuse pour augmenter ses profits, oui, sinon la hausse du salaire minimum expliquerait plutôt entre 10 et 15 cents…

    @ Minarchiste

    «il faut tenir compte du fait qu’une grosse part de ses revenus proviennent de la vente d’essence»

    En effet, cela explique le taux deux fois plus bas dans les dépanneurs que dans l’ensemble des magasins d’alimentation. Merci!

    Pour Couche-Tard, je n’étais même pas sûr si toutes ses activités mondiales tournent autour des dépanneurs. Mais, même en appliquant le taux des magasins d’alimentation, la hausse de prix ne serait pas si élevée. Comme vous le dites «Cela ne changera rien à l’analyse». Merci!

    «Il ferait un bon candidat Républicain!»

    🙂

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  8. Hugo Brossard permalink
    2 décembre 2016 3 h 01 min

    Je vous lis depuis trois ans, et c’est sans doute l’un de vos meilleurs billets. On croit à tort que l’usage de chiffres concrets pour expliquer l’économie est l’apanage de la droite. Vous montrez bien ici la différence entre la réalité et le dogme traditionnel véhiculé par les médias et la droite. Chapeau!

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  9. 2 décembre 2016 5 h 56 min

    Merci pour les bons mots!

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