La productivité et la rémunération du travail au Canada
Il y a un peu plus d’un mois, j’ai présenté une étude qui analysait les facteurs qui expliquent la différence de la croissance entre le revenu médian des ménages et le PIB par habitant. Plus récemment, j’ai lu une autre étude portant cette fois sur la différence de croissance entre la productivité et la rémunération médiane du travail. Cette étude, intitulée Labour productivity and the distribution of real earnings in Canada, 1976-2014 (La productivité du travail et la répartition des gains réels au Canada de 1976 à 2014), a été produite par trois chercheurs du Centre d’étude des niveaux de vie.
Introduction
Alors que la productivité du travail, soit la valeur monétaire réelle (en tenant compte de l’inflation) des biens et services produits au Canada en une heure de travail, a augmenté de 52,5 % entre 1976 et 2014 (ou d’une moyenne de 1,12 % par année), la rémunération horaire médiane réelle a, de son côté, augmenté de 3,3 %, soit de seulement 0,09 % par année en moyenne. Cet écart de 1,03 point de pourcentage (1,12 % – 0,09 %) peut s’expliquer par quatre facteurs :
- la différence entre la médiane et la moyenne de la rémunération (facteur appelé plus loin les inégalités, quoique cette appellation utilisée par les auteurs soit fautive);
- les changements dans l’importance des cotisations de l’employeur aux programmes d’assurance sociale publics et privés (ou les avantages sociaux);
- la différence entre le déflateur du PIB utilisé pour éliminer les effets de l’inflation du PIB et l’indice des prix à la consommation (IPC) utilisé pour éliminer les effets de l’inflation de la rémunération; en effet le déflateur du PIB tient compte de l’évolution de beaucoup d’autres prix que celui des biens de consommation estimés par l’IPC, notamment les prix des importations, des exportations, de la formation de capital fixe, etc. (déflateur vs IPC); et
- l’évolution de la part du travail dans le PIB.
Résultats
Le graphique qui suit illustre l’évolution cumulative entre 1976 et 2014 des indicateurs utilisés pour calculer la contribution des quatre facteurs mentionnés en introduction.
L’écart total de croissance entre la rémunération horaire médiane et la productivité du travail est la différence en fin de période entre la ligne du haut («Labour Productivity» ou productivité du travail) et celle du bas («Median Hourly Earnings» ou rémunération horaire médiane du travail). Je vais maintenant présenter l’évolution de la contribution des quatre facteurs mentionnés en introduction à l’aide de ce graphique (et d’autres données contenues dans l’étude).
Inégalités : Il s’agit de la différence entre la ligne du bas («Median Hourly Earnings» ou rémunération horaire médiane) et la ligne continue bleu pâle («Average Hourly Earnings» ou rémunération horaire moyenne). Le graphique nous montre que ces deux courbes se sont assez bien suivies de 1976 à 1989, avant de diverger de plus en plus par la suite. Entre 1976 et 2014, la rémunération horaire moyenne a augmenté de 26,2 %, soit de 0,614 % par année, alors que la rémunération horaire médiane, je le répète, n’a augmenté que de 3,3 %. ou de 0,085 % par année. L’écart entre les deux, soit de 0,529 point de pourcentage représente 51,3 % de l’écart total de croissance entre la rémunération médiane et la productivité du travail. Les «inégalités» expliquent donc plus de la moitié de l’écart total. Je reviendrai plus loin sur ce facteur pour montrer qu’un accroissement de l’écart entre la rémunération médiane et la rémunération moyenne ne représente pas nécessairement une augmentation des inégalités.
Avantages sociaux : Le coût total de la main-d’œuvre pour un employeur n’est pas seulement la rémunération, mais aussi les avantages sociaux. Ces avantages incluent la part des employeurs des programmes sociaux financés à même la masse salariale (contributions à l’assurance-emploi, au RRQ-RPC, aux programmes de santé et de santé et sécurité au travail, au Régime québécois d’assurance parentale, etc.) et de ceux offerts par l’employeur, souvent dans les milieux syndiqués (régime complémentaire de retraite, assurance-maladie, assurance dentaire, etc.). Dans le graphique, les contributions patronales aux avantages sociaux sont la différence entre la ligne continue bleu pâle («Average Hourly Earnings» ou rémunération horaire moyenne) et la ligne bleue avec un X («Average Hourly Labour Compensation (Deflated by CPI)» ou masse salariale horaire réelle). Le graphique nous montre que si ces avantages sociaux ont en général augmenté davantage que la rémunération moyenne au cours de cette période (la ligne avec un X est en haut de la ligne continue au cours de la majorité des années couvertes), les avantages sociaux n’ont pas plus augmenté au bout du compte, car les deux lignes se confondent en 2014. Les auteurs expliquent que la hausse très importante des contributions à la RRQ-RPC (de 1,8 % des salaires en 1976 à environ 5,0 % en 2014) et l’ajout de nouvelles contributions (comme le Régime québécois d’assurance parentale) semblent avoir été compensés par la baisse des contributions aux programmes offerts par les employeurs en raison de la diminution du taux de syndicalisation (et sûrement aussi de la transformation de régimes de retraite à prestations déterminées par des régimes à cotisations déterminées, comme le montre ce billet). Bref, les avantages sociaux n’ont pas du tout contribué à l’écart total de croissance entre la rémunération médiane et la productivité du travail pour l’ensemble de la période allant de 1976 à 2014.
Déflateur vs IPC : Comme expliqué plus tôt, le déflateur utilisé pour tenir compte de l’inflation n’est pas le même pour le PIB (et donc pour la productivité) et pour la rémunération. La différence entre ces deux déflateurs est illustrée dans le graphique par la différence entre la ligne avec un X («Average Hourly Labour Compensation (Deflated by CPI)» ou masse salariale horaire réelle) et celle un peu plus foncée avec un triangle («Average Hourly Labour Compensation (Deflated by GDP Deflator)» ou masse salariale horaire indexée avec le déflateur du PIB). Le graphique nous montre que cette différence s’est accrue presque de façon linéaire entre 1976 et 2000 et s’est réduite un peu par la suite. Entre 1976 et 2014, l’augmentation annuelle moyenne de cette différence fut d’environ 0,20 point de pourcentage, ce qui explique environ 19,1 % de l’écart total de croissance entre la rémunération médiane et la productivité du travail.
Part du travail : L’évolution de la part du travail sur le PIB est illustrée dans le graphique par la différence entre la ligne avec un triangle («Average Hourly Labour Compensation (Deflated by GDP Deflator)» ou masse salariale horaire indexée avec le déflateur du PIB) et la ligne la plus foncée au haut du graphique («Labour Productivity» ou productivité du travail). On peut voir (plus facilement sur le graphique ci-contre qui permet de mieux distinguer ses mouvements) que la part du travail dans le revenu global (le reste étant principalement la «rémunération» des autres facteurs de production, surtout le capital) a diminué en début de période pour augmenter et presque retrouver son niveau de 1976 en 1991 et 1992, pour ensuite diminuer jusqu’en 2005 et augmenter très légèrement par la suite. Les auteurs expliquent la baisse importante de la part du travail sur le PIB par la hausse des profits et la part plus importante du capital dans la production (changements technologiques, automatisation des tâches, etc.). Il est toutefois ironique de constater que ces motifs n’ont pas du tout joué entre 2005 et 2014 alors qu’on nous inonde d’avertissements sur le danger de l’automatisation sur les emplois. Entre 1976 et 2014, l’augmentation annuelle moyenne de la différence entre ces deux lignes due à la baisse de la part du travail sur le PIB fut d’environ 0,31 point de pourcentage, ce qui explique environ 29,7 % de l’écart total de croissance entre la rémunération médiane et la productivité du travail.
Inégalités?
Cette étude analyse bien d’autres aspects de la question. Je me contenterai ici d’en exposer un autre. Le tableau ci-contre montre la croissance de la rémunération réelle par centile entre 1997 et 2014, ainsi que pour deux sous-périodes (2000 à 2008 et 2008 à 2014). On notera que la source utilisée (l’Enquête sur la population active) ne permet pas d’obtenir ce genre d’information entre 1976 et 1997.
La première colonne nous montre que la croissance annuelle réelle moyenne de la rémunération horaire entre 1997 et 2014 fut de 0,75 % (première ligne), niveau nettement plus élevé que la hausse de la médiane, qui est celle du 50e centile, soit de 0,47 %. Cette différence (0,28 point de pourcentage) correspond assez bien avec la différence observée dans le premier graphique. D’ailleurs, comme dans le premier graphique, cet écart fut particulièrement élevé en fin de période, soit de 2008 à 2014. Le tableau nous montre en effet à la dernière colonne que l’écart entre la moyenne (0,81 %) et la médiane (0,34 %) fut bien plus élevé (0,47 point de pourcentage) qu’en début de période. On remarquera aussi que la croissance de la rémunération horaire fut moins élevée que la moyenne entre 1997 et 2014 pour la plupart des centiles centraux, soit pour les 40e, 50e, 60e et 70e centiles. Cela vient appuyer l’impression que la classe moyenne perd du terrain au Canada.
Mais, ce qui pourrait le plus surprendre dans ce tableau est que l’écart entre les rémunérations horaires médiane et moyenne ne s’explique pas seulement par une croissance plus élevée dans les centiles supérieurs (ce qui est le cas pour l’ensemble de la période, mais pas pour la dernière, avec les hausses inférieures à la moyenne de 0,81 % pour les 90e et 99e centiles, soit 0,73 % et 0,75 %), mais surtout par la plus grande croissance de la rémunération horaire dans le premier centile (1,73 % pour l’ensemble de la période et 2,37 % entre 2008 et 2014). Malheureusement, les auteurs ne commentent pas ce phénomène. Je crois toutefois qu’il s’explique au moins partiellement, sinon complètement, par la hausse importante du salaire minimum un peu partout au Canada, comme l’indique cette étude de Statistique Canada dont on peut observer le principal constat dans ce graphique qui montre que la part du salaire minimum sur le salaire moyen a augmenté au Canada selon quatre mesures différentes justement depuis 2008 (et même un peu avant). Bref, l’augmentation de la différence entre la croissance des rémunérations moyenne et médiane n’entraîne pas nécessairement une croissance des inégalités de la rémunération, comme le montre bien le graphique ci-contre. On peut en effet voir que cet écart s’est de fait traduit par une augmentation du coefficient de Gini (donc des inégalités) entre 1998 et 2004, mais qu’il a au contraire conduit à une baisse des inégalités entre 2006 et 2011 (et même 2014).
Mais, attention, cela ne signifie pas que les inégalités globales ont diminué au cours de cette période, car, comme on l’a vu plus tôt, la part de la rémunération sur le PIB est demeurée bien plus faible que par le passé. Et comme ce sont les plus riches qui accaparent la grande majorité des gains en capital et des profits, ils se sont rattrapés ailleurs…
Et alors…
J’ai l’impression que ce genre d’étude vient encore rendre plus complexe la compréhension des inégalités et de l’évolution de la répartition des revenus. Mais, cette question est de fait complexe! On a d’un côté une classe moyenne qui perd du terrain, mais de l’autre certains mouvements plus encourageants du côté des personnes qui ont les rémunérations les plus faibles lorsque le salaire minimum augmente plus rapidement que la rémunération horaire moyenne. Cette étude nous montre aussi que des facteurs inattendus, comme la différence entre le déflateur du PIB (qui s’applique aux biens et services que nous produisons) et l’indice des prix à la consommation (qui s’applique aux biens et services que nous consommons), jouent aussi un rôle important.
Bref, quand je termine une étude en en sachant plus qu’au départ, je suis content et j’ai le goût de transmettre cette joie! 😉
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