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Un système financier dangereux

1 février 2017

systeme-financier-maladeJ’ai lu de nombreux textes sur les défauts du système financier, mais aucun aussi complet et bien étayé que l’étude de Anat R.Admati que je vais présenter dans ce billet. Paraphrasant l’expression bien connue que «ça prend tout un village pour élever un enfant», elle a intitulé son texte It Takes a Village to Maintain a Dangerous Financial System (Ça prend tout un village pour maintenir un système financier dangereux). Quand je lis un document, je souligne les parties que je juge les plus intéressantes et pertinentes pour que la rédaction du billet que je vais écrire sur ce texte soit plus facile. Mon problème avec la présente étude est que j’ai souligné presque toutes ses 32 pages (sauf la bibliographie). Je vais quand même tenter de faire ressortir les éléments les plus marquants de ce texte tout en invitant les personnes intéressées par ce sujet à le lire en entier.

Introduction

«Le système financier est conçu pour faciliter l’allocation efficace des ressources et aider les gens et les entreprises à financer, investir, épargner et gérer les risques». Malheureusement, cet objectif représente de nos jours une partie bien moins importantes des activités du secteur financier et est bien moins rigoureux qu’auparavant. En effet, ce système est tellement sujet aux conflits d’intérêts qu’on ne peut pas le laisser fonctionner librement sans en subir des dommages importants. En plus, la réglementation ne permet pas de punir les responsables de ses dérapages de plus en plus fréquents et graves.

Dans bien des activités économiques, comme dans le transport aérien, on fuit les risques excessifs. Jamais on n’accepterait que des avions s’écrasent quotidiennement. Et, malgré les dizaines de départs quotidiens des avions, les accidents sont relativement rares, justement parce qu’on réduit le risque le plus possible. Le secteur financier est une des seules industries où, non seulement on ne fuit pas le risque excessif, mais où les règles incitent ses acteurs à en prendre toujours davantage.

Non seulement ce secteur demande-t-il constamment de réduire la réglementation déjà insuffisante qui l’encadre, mais il a développé une mise en récit efficace pour donner l’impression qu’il n’est jamais responsable des crises pourtant bien prévisibles compte tenu des risques qu’il prend et que ces crises sont des événements imprévisibles (parlant par exemple de cygnes noirs, soit d’événements imprévisibles très rares). Si d’autres secteurs favorisent aussi la culture du risque et du camouflage (défauts potentiellement mortels des automobiles, explosions de téléphones cellulaires, dangers du tabac ou du football, mauvaise qualité de l’eau potable, etc.), l’État intervient généralement (même si cela prend souvent des campagnes du public pour le faire réagir) pour adopter des règlements ou des contrôles pour forcer ces industries à réduire les risques qu’elles prennent ou font subir à leur personnel et à leurs clients.

Par contre, même après une crise mondiale, les États hésitent encore à réglementer suffisamment le secteur financier. L’auteure présente les facteurs qui expliquent ce manque d’action :

  • les experts qui connaissent assez bien ce secteur pour pouvoir proposer une réglementation adéquate sont souvent biaisés, soit idéologiquement, soit en raison de conflits d’intérêts;
  • «Dans le domaine financier, la recherche est souvent fondée sur des hypothèses inappropriées et est utilisée pour appuyer les mauvaises politiques sans examen approfondi.»;
  • ces défauts ne sont pas faciles à décoder pour une personne extérieure à ce secteur, car «le jargon est déroutant et les détails techniques sont intimidants»;
  • les asymétries d’information y sont prévalentes : les personnes qui tirent profit des failles de ce secteur contrôlent une grande partie de l’information qui est inaccessible à celles qui les subissent;
  • le fait que les profits de ce secteur soient privatisés et les pertes socialisées pervertit «les notions de responsabilité et d’imputabilité»;
  • même si les crises financières touchent l’emploi et le bien-être d’une grande partie de la population, ce sont leurs responsables qui en subissent le moins les effets.

L’argent des autres

Les courtiers en valeurs mobilières («traders») risquent l’argent des autres, de banques, de particuliers ou d’autres organismes (comme des fonds de pension). S’ils gagnent, ils récoltent le pactole, s’ils perdent, ce sont leurs clients qui perdent (pile je gagne, face tu perds). En plus, le secteur financier est de loin celui dont les actifs proviennent le plus d’emprunts (surtout de déposants, mais pas seulement). Dans tous les domaines, une forte présence d’emprunts dans les actifs augmente les risques de faillite et crée des conflits d’intérêts entre les gestionnaires d’une entreprise et ses préteurs qui augmentent les taux d’intérêt de leurs prêts lorsque la proportion des emprunts dans les actifs est trop élevée, fragilisant encore plus l’entreprise emprunteuse.

Dans le secteur financier, cette tension est moins présente, car les déposants sont généralement passifs. Ils comptent sur l’assurance-dépôt et même sur l’intervention gouvernementale si la situation d’une banque se détériore (ce qui se passe en général). Cela dit, comme les actifs des entreprises de ce secteur sont fortement liés, il s’agit qu’une seule banque (et pas nécessaire une dite «trop grosse pour faire faillite») éprouve des problèmes pour que bien d’autres, et bientôt toutes, se trouvent fragilisées. Mais, elles demeurent zen, car elles savent que l’État les sauvera si la situation dégénère… Et cela les porte à prendre des décisions «inefficaces ou dysfonctionnelles». Au bout du compte, sans une réglementation efficace, «le public subventionne et récompense les emprunts et les risques excessifs pris par les banques et subit les effets négatifs du système fragile et insalubre qui en résulte».

Et les problèmes s’accentuent. «Les innovations financières telles que la titrisation et les produits dérivés, qui permettent officiellement de mieux gérer les risques, ont permis aux entreprises financières de prendre encore plus de risques tout en cachant ce fait dans un système financier de plus en plus complexe et opaque. Étant donné que l’accès privilégié au financement et les possibilités de dissimuler le risque ont été élargis, les règlements et les règles de divulgation n’ont pas réussi à maintenir et à contrer ces incitations perverses».

Malgré ces lacunes bien documentées, les exigences de capital propre demeurent toujours insuffisante, tant pas leur faible pourcentage des actifs (parfois aussi peu que 3 %), que par le manque de précision sur la qualité de ces capitaux. De même, les fameux tests de résistance («banking stress test»), qui sont censés évaluer la solidité du système financier, sont tout aussi laxistes. Mais le pire est que les États continuent de tolérer «un système inefficace et dangereux parce que les décideurs ne parviennent pas à contrer les incitations déformées et, au contraire, contribuent à les maintenir». Cette situation ne profite pas qu’aux gestionnaires et courtiers du secteur financier, mais aussi aux comptables, aux agences de notation, aux cabinets d’avocats, aux consultants et aux lobbyistes qui s’enrichissent en raison de la complexité et de l’inefficacité de la réglementation. Il n’y a que les contribuables et l’ensemble de la population qui perdent…

De nombreux complices

Pour en arriver là, cela a pris tout un village de complices, chacun ayant ses objectifs et ses incitatifs. Les premiers auxquels on pense sont les lobbyistes, mais il ne faut pas oublier les comptables et avocats mentionnés précédemment, mais aussi les organismes de réglementation, les banques centrales et les médias. Par exemple, les agences de notation, les organismes de réglementation et les comptables se prétendent de neutres chiens de garde du système, mais ceux-ci sont en fait des entreprises à but lucratif qui ont peu ou pas de responsabilité envers le public et ont des intérêts bien différents de ceux de la population. Les sociétés financières sont souvent leurs clients et ils s’échangent leur personnel. Bref, ils collaborent bien plus qu’ils ne se surveillent. Ils n’ont jamais intérêt à révéler la fragilité du système ni même les fraudes qu’ils peuvent observer. Pire, les dénonciateurs («whistleblowers») sont ostracisés et voient en général leur carrière compromise. La concurrence internationale, fort présente dans ce secteur, porte en outre les États à défendre «leurs» sociétés» plutôt qu’à les surveiller pour défendre l’intérêt public.

L’auteure aborde ensuite la capture de la réglementation (et aussi la capture culturelle et même la capture cognitive qui intensifient les liens entre les surveillants et les surveillés) par les sociétés financières et les effets des portes tournantes, qui font en sorte qu’un employé d’un organisme de réglementation se fait souvent offrir un pont d’or pour travailler pour les sociétés financières qu’il avait le mandat de surveiller. Tout cela contribue en plus à la complexification de la réglementation que seules quelques personnes parviennent à comprendre dans son ensemble. Et ce sont ces personnes qui sont les plus recherchées des deux côtés de la clôture (en fait inexistante). Elle parle aussi dans cette section des lobbyistes et des contributions de ce secteur aux campagnes électorales.

Les économistes sont aussi complices de cette situation. Que ce soit par intérêt personnel (les sociétés financières embauchent de nombreux économistes et leur donnent d’importants contrats de recherche) ou par idéologie (malgré la crise récente, des économistes prétendent encore que les marchés financiers et la Bourse reflètent toujours la valeur «réelle» des actions), ils «fournissent un appui «scientifique» (par exemple à la déréglementation) qui contribue à obscurcir ou à justifier des solutions» qui empirent la situation. Et, presque toujours, ces économistes appuient les demandes de l’industrie.

Les banques centrales jouent un rôle crucial sur le secteur financier et même sur l’économie tout entière. Comme «prêteur en dernier ressort», ce sont elles qui fournissent la liquidité aux banques qui en manquent. Elles interviennent aussi pour conseiller le législateur et voir au respect de la réglementation. Comme pour les économistes, les responsables des banques centrales sont proches des intérêts du secteur financier (ils en viennent presque tous) et partagent son idéologie et sa répulsion pour la réglementation contraignante.

Il y a bien quelques organismes, politiciens et régulateurs qui tentent de contrer le discours du secteur financier, mais ils ne peuvent contrebalancer le pouvoir, les ressources et l’influence collective du secteur financier et de ses complices. Le seul pouvoir qui pourrait surpasser le leur est celui des citoyens, mais pour qu’ils l’exercent, il faudrait qu’ils soient correctement informés et alertés. Si les médias révèlent de temps en temps des fraudes ou l’influence de l’argent sur les politiciens, il est rare qu’ils s’en prennent au fond des problèmes qui minent l’efficacité et la probité du secteur financier. L’auteure attribue cette lacune aux intérêts des propriétaires des médias et à leur dépendance envers les revenus de publicité, ainsi qu’au coût des enquêtes journalistiques (et à quelques autres facteurs).

Et le reste…

Dans le reste de son document, l’auteure relève notamment la mise en récit, le raisonnement motivéIl est difficile d’amener un homme à comprendre quelque chose quand son salaire dépend du fait qu’il ne le comprenne pas!») et la propagande (le «spin») utilisés par le secteur financier. Elle termine son document en se demandant s’il est possible de faire changer ce système. Ses solutions sont bien sûr de corriger les défauts qu’elle a présentés plus tôt. Et elle conclut :

«Des systèmes aussi enracinés et puissants résistent au changement, mais une société juste ne doit pas tolérer une situation dans laquelle des systèmes d’une importance critique comme le système financier soient dirigés contre les intérêts de la grande majorité. Plus de gens doivent prendre conscience du problème et comprendre ce qui ne va pas. Ensuite, ils doivent exiger des décideurs de faire mieux. Le changement est possible, mais il faudra tout un village pour réparer le système financier.»

Et alors…

Même si j’ai dû résumer à outrance ce document et surtout ses dernières pages, j’espère avoir pu rendre son esprit. Rarement ai-je lu un texte aussi clair et pertinent sur le secteur financier, si ce n’est le livre de Joris Luyendijk Plongée en eau trouble que j’ai présenté dans ce billet, livre qui est justement cité par Mme Admati. Face au constat aussi accablant fourni par cette étude, j’ai trouvé rafraîchissant que l’auteure soit aussi optimiste (quoique réaliste) sur les possibilités de corriger le système financier. Et, oui, ça prendrait tout un village pour réussir…

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