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La disparition des sociétés publiques

11 mars 2017

Comme je l’ai mentionné à de nombreuses reprises, le blogue de Timothy Taylor est incontournable si on veut se tenir au courant des études économiques les plus novatrices et intéressantes. Dans un billet récent, il a commenté une récente étude du sociologue Gerald F. Davis intitulée Post-Corporate: the Disappearing Corporation in the New Economy (Post-sociétés : la disparition des sociétés publiques dans la nouvelle économie).

Dès les premières lignes de cette étude, j’ai appris un fait que j’étais loin de soupçonner : «Le nombre d’entreprises américaines cotées au Nasdaq et au New York Stock Exchange a diminué de moitié depuis 1996». L’image qui accompagne ce billet montre clairement l’ampleur de cette baisse, soit de 8000 sociétés publiques en 1996 à guère plus de 4000 en 2015. L’auteur ajoute que le nombre d’introductions en bourse («initial public offerings» ou IPO) au cours des cinq dernières années fut moins élevé qu’au cours de la seule année 1996. On pourrait penser que cette baisse est en premier lieu due à l’éclatement de la bulle technologique vers 2000 et à la crise de 2007-2009. Si de fait le graphique présente les fortes baisses observées lors de ces événements, il montre aussi que la baisse a commencé bien avant et qu’elle s’est poursuivie par la suite, quoique la situation semble s’être stabilisée depuis 2012, avec même une très légère hausse depuis. Cela dit, l’étude tente surtout de répondre à deux questions : «Pourquoi les sociétés publiques (cotées en bourse) disparaissent-elles? Et cela devrait-il nous inquiéter?».

Quels types de sociétés ont quitté la bourse?

Pour expliquer la baisse du nombre de sociétés publiques (terme qui désigne les sociétés inscrites à la bourse et non pas des sociétés d’État), il faut à la fois regarder l’évolution du nombre de celles qui ont quitté et de celles qui y ont été introduites («IPO»). C’est ce que tente de nous montrer le graphique ci-contre. Il indique le nombre de sociétés par industrie qui ont quitté la bourse (partie du haut) et qui y ont été introduites (partie du bas) entre 2000 et 2015 (on présente en fait les 11 industries où il y a eu le plus de départs et d’introductions). Il est dommage que ce graphique ne parte pas du sommet de 1996, mais la baisse fut quand même de près de 3000 entre ces deux années, le nombre de sociétés publiques passant d’environ 7000 à 4000.

Ce graphique montre d’une part que les départs furent beaucoup plus nombreux que les introductions et que ce fut le cas dans toutes les industries illustrées. Par exemple, si l’industrie pharmaceutique («Drugs») fut celle où il y a eu le plus d’introductions (environ 220), elle a connu bien plus de départs (environ 330, soit 50 % de plus). L’écart fut bien plus grand du côté de l’informatique («computer programming, data processing»), avec l’entrée de 200 sociétés, mais le départ de plus de 800, et du secteur bancaire («Commercial banks» et «Savings institutions»), avec la sortie de quelque 700 sociétés et l’introduction de moins de 150. Si ce graphique fournit un bon portrait de la situation, il ne nous montre pas les moments où les départs ont eu lieu ni les raisons de ces départs. C’est ce que l’auteur examine par la suite.

L’éclatement de la bulle technologique

Comme le graphique précédent l’a montré, l’informatique est de loin le secteur qui a connu les départs les plus nombreux. Sans surprise, et comme le montre le graphique ci-contre, ces départs furent les plus nombreux juste après l’éclatement de la bulle technologique, au début des années 2000, atteignant même presque 160 départs en 2001, huit fois plus que la moyenne observée entre 2013 et 2015. On remarquera que, si les fusions et acquisitions («Merged», partie orange des barres) ont nettement dominé en 2000 et de 2004 à 2015, les radiations («Delisted», partie grise des barres, dues principalement à des faillites, mais aussi à la privatisation de ces sociétés) furent les plus fréquentes en 2001 et en 2002 et ont aussi été importantes en 2003.

L’auteur montre ensuite que l’éclatement de la bulle technologique fut aussi dévastateur dans le secteur des télécommunications (non illustré), mais a touché bien moins de sociétés (probablement parce qu’il y en avait moins au départ, mais l’auteur n’en parle pas), la proportion de radiations ayant été encore plus élevée. Dans ce secteur, l’emploi a augmenté de 50 % entre 1993 et 2001, passant d’un peu moins de 1 million à presque 1,5 million, avant de fondre de moitié entre 2001 et 2016 pour se retrouver cette année-là à guère plus de 750 000.

Consolidation et effondrement dans le secteur bancaire

Le graphique ci-contre montre l’évolution des départs dans les banques commerciales (graphique du haut) et dans les banques d’épargne («savings banks»), banques effectuant essentiellement des prêts hypothécaires (je ne crois pas que la distinction entre ces deux types de banques existe au Canada, car le code industriel des banques d’épargne n’y est pas utilisé). Ce qui est frappant, c’est que le nombre de départs dans les deux cas n’a pas du tout augmenté lors de la crise de 2007 à 2009. Par contre, on peut voir que la proportion de départs dus à la radiation (portion grise des barres, je le rappelle) a fortement augmenté du côté des banques commerciales de 2008 à 2012, atteignant son maximum en 2009. Il demeure que la principale raison des départs de ces sociétés au cours de cette période est due aux fusions et que celles-ci furent même plus nombreuses au début des années 2000 parmi les banques d’épargne. Il faut dire qu’il y avait aux États-Unis 12 000 banques commerciales et 4000 banques d’épargne en 1980, alors qu’il y en avait moins de 10 au Canada. L’auteur attribue une grande partie de ces départs à la déréglementation de ce secteur.

La délocalisation de la fabrication de produits électroniques et informatiques

On a vu plus tôt que le secteur de l’informatique fut le secteur le plus touché par les départs de sociétés publiques. On a aussi observé la disparition d’un grand nombre de sociétés publiques dans la fabrication de produits électroniques et informatiques. Cela est moins évident dans la «Figure 2» présentée plus tôt, car ce secteur y est divisé en trois industries différentes, celles de la fabrication de composants électroniques («Electronic componants»), de matériel informatique et de bureau («Computer and office equipment»), et de matériel de communication («Communications Equipment»).

Les graphiques ci-contre montrent que les départs furent plus nombreux au début des années 2000 dans les industries de la fabrication de composants électroniques et de matériel informatique et de bureau, et que ces départs furent fortement concentrés dans des radiations, alors qu’ils furent moins nombreux par la suite et davantage concentrés dans les fusions. La situation fut par contre différente dans l’industrie de la fabrication de matériel de communication, où les départs furent mieux répartis entre 2000 et 2015, et plus nombreux dans les fusions que dans les radiations tout au long de la période couverte. L’auteur ajoute que ces trois industries furent fortement touchées par la délocalisation de la production et des emplois vers les pays à bas salaires. D’ailleurs, l’emploi dans l’ensemble des produits électroniques et informatiques est passé aux États-Unis d’environ 1,8 million en 2001 à guère plus de 1 million en 2016, la plus forte baisse s’étant produite entre 2001 et 2004 (500 000 pertes d’emploi sur la baisse totale d’un peu moins de 800 000), soit juste après l’éclatement de la bulle technologique et l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Les fusions pharmaceutiques

Les industries de la fabrication de produits pharmaceutiques («Drugs») et de fournitures et de matériel médicaux («Surgical, medical, and dental instruments») ont, de leur côté, connu de nombreuses fusions accompagnées de radiations moins nombreuses, comme le montrent les graphiques ci-contre. Dans ces deux industries, les départs furent mieux répartis que dans le cas des industries analysées précédemment, si ce n’est que le nombre de départs semble avoir ralenti depuis 2011 dans l’industrie de la fabrication de fournitures et de matériel médicaux. L’auteur explique qu’il est courant que les nouvelles entreprises soient rapidement «avalées» par les géants de ce secteur. Il ajoute que certaines fusions visent à déplacer le centre de propriété dans des juridictions où les taux d’imposition sont moins élevés, notamment en Irlande. Rappelons-nous la saga de la société Pfizer des États-Unis qui a voulu fusionner avec la canadienne Allergan l’an dernier justement pour payer moins d’impôt… Mais, pour une fusion à motif fiscal qui est abandonnée, il y en a de nombreuses qui se réalisent.

Conclusion sur les départs

On voit que si certains facteurs ressortent, comme l’éclatement de la bulle technologique, la crise de 2007-2009, la déréglementation du secteur financier et les délocalisations, ils ne sont pas les seuls à avoir eu un impact. Par exemple, l’absence de possibilité de croissance a porté un bon nombre de sociétés publiques à utiliser leurs profits pour se privatiser (sortir de la bourse) en rachetant leurs actions boursières (ça, ce n’est pas dans l’étude…).

La baisse des introductions en bourse («initial public offerings» ou IPO)

La forte baisse du nombre de sociétés publiques ne s’explique pas seulement par l’augmentation du nombre de départs, mais aussi par la diminution de nouvelles introductions en bourse, comme le montre éloquemment le graphique ci-contre. On peut en effet voir que le nombre d’introductions a plongé en 2001 et n’a jamais par la suite dépassé la barre des 200, se situant même sous la centaine la majorité de ces années, alors qu’il avait presque atteint 700 en 1996 et était au-dessus de cette barre de 200 toutes les années entre 1991 et 2000. Même si le nombre d’introductions tend à augmenter lorsque la bourse est en croissance, il est demeuré bien faible après la crise malgré la croissance des indices boursiers au cours de ces années. Comme mentionné plus tôt, il y en a même eu moins entre 2011 et 2016 qu’en 1996. Comment expliquer ce comportement atypique?

L’auteur explore quelques-unes des raisons invoquées par certains observateurs, comme l’adoption de la Loi Dodd-Frank après la crise (et d’autres réglementations, les arguments classiques des néolibéraux), mais les rejette toutes. Il se demande plutôt quelles sont les raisons qui portent les sociétés à s’inscrire en bourse.

Historiquement, les entreprises qui se sont inscrites en bourse, que ce soit dans les chemins de fer et dans le secteur manufacturier ou dans les infrastructures et le commerce de détail, le faisaient parce qu’elles avaient besoin de sommes importantes pour investir dans leurs équipements de production ou dans la construction de bâtiments pour pouvoir augmenter leur production. De nos jours, les nouvelles entreprises de grande taille sont dans le domaine des services et n’ont plus besoin de ce genre d’infrastructures. Par exemple, quand Facebook a décidé de s’inscrire en bourse, son pdg a dit le faire pour permettre à ses employés d’acquérir des actions de l’entreprise de façon ordonnée. Il disait ne pas avoir d’objectif précis sur l’utilisation de ce capital supplémentaire et l’a placé dans des actifs financiers! Souvent, ces entreprises ont moins d’employés que des entreprises qui ont des actifs dix ou vingt fois moins élevés. Blockbuster avait 84 000 employés lors de sa liquidation, mais Netflix, un des grands responsables de sa faillite, en a 3700, soit moins de 5 % qu’une de ses victimes! Bref, ces nouveaux géants n’ont plus besoin d’autant de capitaux que les géants d’antan. On peut même de nos jours partir une banque avec quelques logiciels…

Ensuite, il y a de plus en plus de façons de se financer sans s’inscrire en bourse, notamment auprès des banques d’investissement et des prêteurs institutionnels, comme les fonds de pension. L’auteur mentionne à cet effet que, depuis 2008, «les sociétés de capital d’investissement («private equity firms») sont passées de la gestion de 1000 milliards de dollars à la gestion de 4300 milliards de dollars». Comme les entreprises peuvent se financer autrement, la baisse du nombre de sociétés publiques est-elle vraiment inquiétante?

Les conséquences de la disparition des sociétés

L’auteur mentionne que, si les nouvelles entreprises peuvent se financer autrement qu’avec une introduction en bourse, certains des avantages propres aux sociétés publiques risquent, eux, de ne pas être remplacés. Tout d’abord, le changement de mode de financement modifie les relations de travail et aussi les avantages sociaux. Les géants d’antan embauchaient des centaines de milliers d’employés et les rémunéraient très bien. Par contre, la médiane du nombre d’employés des sociétés qui se sont inscrites en bourse depuis 2000 s’est située à 51 et ces employés touchaient souvent de faibles salaires.

Ensuite, même si on a l’impression que les grandes entreprises contribuent à faire augmenter les inégalités, c’est en fait le contraire. À l’ère des grandes entreprises, dans les années 1960, le coefficient de Gini était à son minimum historique aux États-Unis. Quand leur taille a commencé à diminuer dans les années 1980, et surtout quand elles ont décidé de sous-traiter leurs emplois dans les années 1990 et de les délocaliser dans les pays à bas salaires dans les années 2000, les inégalités ont grimpé en flèche. L’auteur ajoute que cette relation entre la taille des entreprises et les inégalités s’observe dans de nombreux pays.

Par ailleurs, les conséquences de la baisse de la taille des grandes entreprises (en termes de nombre d’employés) a des conséquences encore plus importantes aux États-Unis, car les employeurs sont souvent ceux qui fournissent les programmes sociaux, comme l’assurance maladie et les fonds de pension : «De toute évidence, la disparition des sociétés publiques laisse de gros trous dans le filet de sécurité sociale».

En plus, leur disparition affaiblit l’efficacité des interventions gouvernementales. Il est en effet bien moins compliqué de veiller au respect de la réglementation par des grosses entreprises que par des petites. Dans les années 1960, les 25 plus grandes sociétés embauchaient près de 10 % de la main-d’œuvre des États-Unis. Il était donc plus facile pour les organismes veillant au respect des lois et des règlements sur la santé et sécurité au travail, sur l’environnement et sur la discrimination de faire leur travail, d’autant plus que ces grandes entreprises pouvaient exiger de leurs fournisseurs de les respecter aussi. L’auteur donne ensuite quelques exemples appuyant ce raisonnement.

Conclusion

L’auteur insiste dans cette conclusion sur les effets négatifs de la disparition des sociétés publiques pour les travailleurs. Les inégalités augmentent, le travail précaire se répand, la mobilité professionnelle et sociale diminue, et le filet de protection sociale est de moins en moins étendu. Et, on ne peut pas s’attendre à ce que la situation s’améliore à l’avenir. Il serait donc temps que les politiques publiques prennent le relais et que l’État assure dorénavant la protection sociale de sa population plutôt que de la laisser aux bons soins des employeurs.

Et alors…

Cette étude est assez renversante. Tout d’abord, je n’avais aucunement conscience de la diminution du nombre de sociétés publiques aux États-Unis, encore moins de l’ampleur de cette baisse. En conséquence, je ne pouvais bien sûr pas connaître les facteurs qui expliquaient cette baisse. Mais, surtout, je ne savais pas que cette baisse est un des facteurs importants de la hausse des inégalités aux États-Unis et surtout de la précarisation de l’emploi dans ce pays. On peut bien se dire que ce phénomène, s’il est semblable au Canada, ne pourrait pas nous toucher autant parce que notre filet social est davantage de la responsabilité des programmes publics que des employeurs, mais il y a quand même de quoi s’inquiéter quand on sait que ce qui se passe dans ce pays a toujours de l’influence chez nous. L’effet sur la précarisation pourrait par exemple aussi se faire sentir ici. Comme si nous n’avions pas déjà suffisamment de matière à s’inquiéter avec ce qui se passe dans ce puissant pays voisin…

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