Il n’y a pas de cadeau gratuit
C’est grâce à un billet présenté sur le site Evonomics (l’évolution de l’économie) que j’ai entendu parler du livre No Such Thing as a Free Gift: The Gates Foundation and the Price of Philanthropy (Il n’y a pas de cadeaux gratuits : la Fondation Gates et le prix de la philanthropie) de Linsey McGoey. Face à la multiplication des fondations de toutes sortes, l’auteure se demande d’où vient cette soudaine générosité des riches extrêmes.
Introduction – Gagner son paradis avec des sous : Dans cette introduction très riche (…), l’auteure aborde certains sujets qui seront approfondis dans les chapitres de ce livre, notamment :
- les contradictions des super-riches qui créent des fondations tout en exploitant leurs employés (le cas de Carnegie est tout particulièrement éloquent, ayant par exemple déjà fait appel à des forces armées pour affronter ses employés en lock-out, causant quelques morts…);
- la contradiction entre leurs prétentions de viser le bien commun et les stratégies qu’ils ont utilisées pour bâtir leurs richesses;
- la montée du philanthrocapitalisme;
- l’envahissement de l’argent des fondations dans les missions des États (éducation, santé, etc.), sans qu’aucun contrôle démocratique ne soit possible;
- le concept du don qui repose sur la réciprocité;
- les déductions d’impôt qui réduisent les moyens des États pour réaliser leurs missions;
- la publicité sur la supposée générosité des philanthrocapitalistes qui améliore l’image de leurs entreprises et flatte leur amour propre («self-esteem»);
- la prétention que la philanthropie peut remplacer la redistribution des richesses par l’État et contrer la hausse des inégalités à laquelle les philanthrocapitalistes contribuent.
Elle explique aussi ses objectifs en écrivant ce livre et présente sa structure tout en esquissant son contenu. La première partie porte sur la croissance du philanthrocapitalisme (près de la moitié des 85 000 fondations des États-Unis ont été créées après l’an 2000) et la deuxième sur la Fondation Bill et Melinda Gates.
1. Les grands hommes : L’auteure explique comment des contacts établis lors de campagnes de financement de fondations, notamment de la Fondation Clinton, ont servi des spéculateurs. Elle poursuit en montrant que ce genre de stratégie existe depuis des siècles en nous racontant l’histoire des «Big Men», des leaders de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui utilisaient les dons et leur pouvoir de réciprocité pour créer des liens avec d’autres nations pour leurs avantages personnels et collectifs. C’est dans le même esprit que bien des entreprises «investissent» dans des loges pour y inviter des personnes de pouvoir («c’était Céline Dion, quand même»). L’auteure poursuit en racontant comment les premiers philanthrocapitalistes ont fait fortune, notamment Carnegie, Rockefeller, Henry Ford et Howard Pew, et montre à quel point les moyens qu’ils ont pris pour amasser leurs richesses n’ont rien à voir avec leurs supposés objectifs philanthropiques.
2. L’entrepreneuriat social : L’auteure aborde dans ce chapitre la question de l’entrepreneuriat social, avec ses illusions et ses mirages. Il est davantage utile pour que les riches et puissants se donnent bonne conscience que pour régler les problèmes sociaux (comme les inégalités et la pauvreté) qu’il prétend pourtant pouvoir solutionner. Elle présente ensuite des formes d’entrepreneuriat social comme le microcrédit (dont le bilan est au mieux à peine perceptible) et l’investissement responsable (autre mesure dont les résultats concrets sont difficiles à percevoir). Elle raconte entre autres un don de la Fondation Gates à une entreprise transnationale de télécommunications pour améliorer la réception d’Internet dans des pays pauvres, entreprise qui s’arrange pour ne pas payer d’impôts malgré ses profits ronflants. Elle parle alors d’une double exemption, puisque non seulement cette entreprise ne paie pas d’impôts, mais la Fondation Gates bénéficie d’une déduction d’impôt pour son don à cette entreprise pourtant à but lucratif.
3. Les bâtards de Mandeville : Précurseur d’Adam Smith, Bernard Mandeville (1670-1733) prétendait avec sa Fable des abeilles que «les vices privés contribuent au bien public tandis que des actions altruistes peuvent en réalité lui nuire». Sa position a aussi bien été interprétée comme une apologie du laisser-faire que comme un exemple que les vices doivent être encadrés pour produire leurs bienfaits. L’auteure considère que les philanthrocapitalistes, en se revendiquant de Mandeville pour glorifier la philanthropie, montrent qu’ils n’ont rien compris de la Fable et sont donc des bâtards de Mandeville… Elle donne ensuite quelques exemples de fondations créées par des entreprises dans le seul but d’augmenter leur chiffre d’affaires et leurs profits. Et, certains applaudissent cette stratégie efficace… Elle mentionne par la suite bien d’autres cas où des fondations ou autres donateurs menaçaient les organismes receveurs, dont des universités, de retenir leurs contributions s’ils ne se pliaient pas à leurs objectifs. Et les cas s’amoncellent… À lire!
4. Les petits profiteurs : C’est dans ce chapitre que l’auteure commence à raconter l’étrange intrusion de Bill Gates dans le monde de la philanthropie. Elle démolit systématiquement les interventions de la Fondation Gates dans le monde de l’éducation. Cette fondation qui pense mieux connaître la façon d’améliorer les résultats des élèves va d’échecs en échecs, ignorant que la pauvreté et la scolarité de parents expliquent plus de 80% des résultats des enfants. Et au lieu de tenter d’agir sur ces facteurs, la Fondation a toujours mis plus de pression sur les enseignants, sans succès, bien sûr. Son seul mérite fut d’admettre ses torts quand il est devenu évident que ses interventions n’apportaient pas les résultats attendus. Malheureusement, le gouvernement a continué à appliquer ces principes par la suite…
5. Les travaux des dieux : Tout comme la Fondation Rockefeller l’a fait dans la première moitié du XXe siècle, la Fondation Gates a dépensé au cours des 20 dernières années autant dans le domaine de la santé (surtout pour lutter contre le SIDA, la malaria, la polio et la tuberculose) que son pendant international, soit l’Organisation mondiale de la santé (OMS). L’auteure raconte tout d’abord les erreurs de la Fondation Rockefeller, puis, tout en reconnaissant les bienfaits de certaines des dépenses de la Fondation Gates (notamment sur la malaria et la tuberculose), souligne que ses dépenses ne représentent qu’une faible proportion des sommes dépensées par les pays riches en santé dans les pays pauvres tout en recevant plus de publicité. Pire, en décidant des causes qu’elle finance, elle incite les pays riches à dépenser dans ces causes qui ne sont pas toujours les plus importantes (comme pour la polio, pratiquement déjà éradiquée).
L’auteure raconte ensuite l’implication de la Fondation Gates dans des essais cliniques ayant causé des morts en Inde et en Afrique. Elle poursuit en montrant que cette fondation est mal vue en Afrique et en Inde, et pas seulement pour cette raison. Elle arrive en effet en salvatrice des systèmes de santé de ces pays, alors que ceux-ci ont été fortement attaqués par les programmes d’ajustements structurels imposés par les pays riches (par le biais du FMI et de la Banque mondiale). Elle ne finance pas des services de base (même si elle prétend en faire sa priorité), mais des campagnes qui ne visent pas toujours les principaux problèmes de santé de ces pays. Pire, elle offre des salaires beaucoup plus élevés aux travailleurs de la santé de ces pays que ce que ceux-ci payent, entraînant le départ de ces employés du système de base de la santé vers les campagnes de la Fondation. Finalement, une bonne partie des placements de la Fondation se font dans des entreprises qui exploitent la population de ces pays, quand elles ne sont pas la cause de graves problèmes de santé dans la population (notamment des sociétés pétrolières, mais pas seulement). Le chapitre contient d’autres critiques, mais je vais m’arrêter là. On a sûrement compris le principe!
6. Pardonne-leur, Bastiat : Ce chapitre porte sur la propriété intellectuelle (cette entorse au libre-marché que les promoteurs du libre-marché aiment bien…) et sur les tactiques monopolistiques employées par Microsoft qui ont grandement contribué à bâtir la fortune de Bill Gates (et des sociétés pharmaceutiques). Même avec sa Fondation, Gates a continué à appuyer les lois sur la propriété intellectuelle, par exemple lors de la campagne pour que les pays pauvres puissent utiliser des médicaments génériques pour combattre le SIDA malgré les brevets des sociétés pharmaceutiques.
7. Toujours Coca-Cola : La Fondation Gates intervient aussi dans le secteur de l’agriculture et de l’alimentation, directement auprès des pays pauvres et indirectement par ses placements, notamment dans des actions de Monsanto, de Coca-Cola, de Cargill et de Goldman Sachs (qui spécule sur le prix des aliments, spéculation entre autres responsable en bonne partie des hausses de prix phénoménales observées en 2008 et en 2011 qui ont affamé une partie des habitants des pays pauvres). Par hasard, la Fondation Gates encourage les paysans des pays pauvres à adopter les méthodes de production des pays riches et à acheter des graines de Monsanto, même si on soupçonne que cela fut un facteur important de la faillite de nombreux paysans en Inde et de l’augmentation de leur taux de suicide…
Le reste du chapitre porte sur la pertinence d’accorder des déductions d’impôt indifféremment à tous les organismes dits de bienfaisance. Est-ce vraiment aussi louable de donner à un musée riche ou à une université qui ne reçoit que les enfants des plus riches qu’à un véritable organisme de charité qui fournit des services aux plus démunis? Doit-on vraiment accorder une déduction d’impôt aux dons aux organismes religieux (d’autant plus que les croyants donneraient sûrement la même somme sans cela). Le cas des fondations est aussi discutable sinon plus. En effet, on ne les oblige à utiliser que 5 % de leur capital annuellement (sans réelle obligation sur la destination de ces sommes, comme on l’a vu plus tôt), alors que le rendement sur leurs placements est en général encore plus élevé! En plus, ce pourcentage inclut les frais d’administration, qui accaparent souvent une forte proportion de cette contribution obligatoire. Finalement, leurs décisions sont prises de façon opaque, par des administrateurs faisant généralement partie de la famille du fondateur, sans aucun compte à rendre à la population qui finance pourtant une forte proportion des «dons» qu’elle effectue. Interviewé par l’auteure, Robert Reich ajoute que seuls les dons aux organismes qui contribuent à diminuer les inégalités devraient donner droit à des déductions d’impôt et sûrement pas ceux remis à des organismes élitistes qui ne font que contribuer à l’augmentation des inégalités, tant grâce aux déductions accordées aux riches donateurs qu’en raison des activités réalisées par ces organismes.
Conclusion – Le cadeau égoïste : L’auteure retrace l’origine des premières grandes fondations des États-Unis et constate qu’elles ont été souvent créées pour montrer qu’on peut se passer des gouvernements pour régler les problèmes de la société. Elle mentionne notamment la Fondation Pew, créée avec l’appui de Friedrich Hayek, un des initiateurs de la Société du Mont-Pèlerin, organisation qui vise notamment à combattre l’interventionnisme gouvernemental. Dans ce contexte d’idéalisation du laisser-faire et de la supposée plus grande efficacité du secteur privé, les fondations créées par des vedettes de ce secteur (Trump n’était pas dans le décor quand elle a écrit ce livre en 2015, mais son élection va dans le sens de son analyse) ne peuvent qu’être sympathiques à la population de ce pays (comme la Fondation Lucie et André Chagnon au Québec, ajouterais-je, même si la famille Chagnon est soupçonnée d’évasion fiscale). Que leurs interventions visent à mettre plus de concurrence dans les services publics, même si cela n’a jamais eu le moindre succès, n’est pas plus étonnant.
L’auteure dénonce ensuite l’hypocrisie de ces riches extrêmes qui, tout en dénonçant les interventions gouvernementales, exigent de ces mêmes gouvernements plus de protection pour leur propriété intellectuelle et embauchent des armées de lobbyistes pour que le gouvernement adopte les lois qu’elles veulent. Elle s’élève finalement sur la dénaturation qu’ils font du concept du don, qui doit toujours se faire avec abnégation, sans exiger de retour, en visant le bien-être et la dignité de la personne aidée.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! L’auteure développe dans ce livre de nombreux sujets qui me tiennent à cœur depuis des années, que ce soit sur le concept de la bienfaisance, des déductions qu’on accorde à ces organismes et fondations, et de la glorification de la concurrence et de son extension dans les services publics, ou sur celui de la mise sur un piédestal de l’investissement dit responsable. Ses propos sont clairs, la structure de son livre impeccable et ses recherches approfondies. Mais les notes sont à la fin. Comme il s’agit surtout de références, je tends à lui pardonner (même si ça m’a déplu…).
François-Charles Sirois, Président et chef de la direction de Télésystème Ltée est sur le Conseil d’administration de Fondation CHU Sainte-Justine, Pour l’amour des enfants.
À voir l’âge sur la photo, ce serait le fils de l’autre.
La liste des membres du Conseil d’administration est impressionnante et révélatrice.
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Majorité de femmes à la Fondation Armand Bombardier.
http://www.fondationbombardier.ca/a-propos/bureau-des-gouverneurs
La snowmobile mène à la motoneige et la motoneige au matriarcat social.
Six fem.mes trois hom.mes au Bureau des gouverneur.e.s (pas sic).
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La Fondation Lucie et André Chagnon est la plus grosse fondation au Canada… et ne ce classe pas dans les 50 premières fondations quant aux sommes versées annuellement dans les oeuvres!
Par contre, être sur le C.A. de cette fondation paie $350 000 annuellement! (Quand l’on considère qu’être sur un C.A. demande une journée de travaille par semaine…)
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«Par contre, être sur le C.A. de cette fondation paie $350 000 annuellement! »
Source?
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