90 000 emplois de plus en un an?
J’ai affirmé à deux reprises que c’est rare que je passe plus de six mois sans commenter les données sur l’emploi, mais là, comme c’est la troisième fois consécutive, je vais finir par penser que la rareté est un phénomène bien relatif… Il faut dire que les estimations de l’emploi de l’Enquête sur la population active (EPA) évoluent d’une bien drôle de façon depuis plus d’un an. Enfin, d’une façon encore plus bizarre que d’habitude!
D’ailleurs, je me demandais dans mon dernier billet sur l’emploi (datant d’octobre 2016) comment l’écart entre les estimations de l’emploi selon l’EPA, qui ne montraient qu’une croissance de l’emploi de 0,6 % entre la moyenne de juin à août 2015 et les mêmes mois de 2016, et les données de l’Enquête sur la rémunération et les heures de travail (EERH), qui indiquaient une hausse beaucoup plus forte (d’environ 1,6 %), pouvait s’expliquer. Depuis, la situation a changé du tout au tout comme on le verra dans ce billet. Devant ces changements majeurs, je préférais attendre quelques mois pour éviter de conclure trop rapidement. Là, je crois être en mesure d’expliquer ce qui s’est passé sur le plan de l’emploi en 2016…
Les données récentes
Comme je le fais toujours quand je présente des données sur l’emploi provenant de l’EPA, je vais les comparer avec celles de l’EERH. En effet, les estimations de l’EPA comportent une marge d’erreur importante (la marge d’erreur à 95 % des estimations de la variation de l’emploi entre le mois de décembre 2015 et le mois de décembre 2016 est d’environ 64 600 et de plus de 32 200 entre ce mois et le mois précédent), tandis que celles de l’EERH sont beaucoup plus fiables, sans marge d’erreur, car issues d’un recensement des salariés de toutes les entreprises à partir de leur liste de paye, mais disponibles avec un ou deux mois de retard sur les premières. Par contre, l’EERH ne comptabilise pas les travailleurs autonomes, les salariés du secteur de l’agriculture, les grévistes, les personnes en lock-out et les personnes en congé sans solde, alors que les estimations de l’EPA le font. Pour minimiser ces différences, j’ai décidé de changer un peu mes bases de comparaisons en utilisant les données de l’EPA sur les employés, ce qui enlève les travailleurs autonomes des estimations de l’EPA. Malgré cette amélioration, il faut toujours être prudent quand on compare les données de ces deux sources. Pour les rendre comparables, je dois donc faire partir les données à 100 (en divisant chaque donnée de chaque série par l’emploi de juillet 2011) dans les deux cas pour qu’on puisse mieux voir l’évolution relative des deux courbes. Le graphique qui suit montre pourquoi j’ai décidé de changer la nature des estimations de l’EPA que je compare aux données de l’EERH.
Ce graphique présente l’évolution des estimations de l’emploi total (ligne bleue) avec celles de l’emploi des salariés (ou employés, ligne rouge). On peut voir sur ce graphique que les deux lignes se sont presque confondues de juillet 2011 à juillet 2016. Par contre, ces deux lignes se sont éloignées grandement l’une de l’autre par la suite, l’indice de l’estimation de l’emploi salarié s’étant retrouvé nettement plus élevé que celui de l’emploi total, cet écart ayant atteint son sommet de décembre 2016 à mars 2017 (et même de plus de 1 % en janvier 2017).
Le graphique ci-contre montre mieux l’augmentation récente de cet écart. On peut voir que l’écart entre les deux courbes, même s’il s’est accentué légèrement après décembre 2015, s’est effacé en juin et juillet 2016. Puis, dès le début de la forte hausse des estimations d’emploi en août, les deux courbes de sont séparées et, comme mentionné auparavant, ont connu leurs plus forts écarts de décembre 2016 à mars 2017. En fait, les estimations de l’emploi total ont augmenté de 92 000 (ou de 2,2 %) entre la moyenne de décembre 2016 à mars 2017 et la moyenne des mêmes mois de l’année précédente, alors que cette hausse fut de 106 000 pour l’emploi salarié (ou de 3,0 %). Cela s’explique par le fait que les estimations de l’emploi autonome ont diminué de plus de 14 000 (ou de 2,6 %) au cours de cette période. Il devenait alors essentiel de comparer les données de l’EERH (dont la plus grande différence de concept avec les estimations de l’EPA est justement l’absence des travailleurs autonomes) avec les estimations de l’emploi salarié de l’EPA plutôt qu’avec celles de l’emploi total, alors que cela avait peu d’importance auparavant, puisque les courbes des estimations de l’emploi total et de l’emploi salarié se suivaient presque parfaitement. J’aurais en fait peut-être dû adopter cette comparaison bien avant, mais je voulais présenter les estimations de l’EPA qui sont rapportées dans les médias, soit celles de l’emploi total.
Le graphique qui suit montre justement l’évolution des estimations de l’emploi salarié de l’EPA (ligne bleue) avec celle des données de l’EERH (ligne rouge).
Je m’attarderai ici surtout sur la dernière partie du graphique, commençant vers le début de 2015. J’ai en effet déjà expliqué dans un précédent billet que la hausse des estimations de l’EPA au début de 2015 semblaient dues au remaniement de l’échantillon effectué à l’époque (voir le bas de l’encadré jaune vers la fin de cette page). Cela expliquerait le découplage entre les deux séries à partir du début de 2015. Par contre, lorsque l’emploi selon l’EERH a commencé à augmenter au début de 2016, les estimations de l’EPA sont demeurées relativement stables. En effet, l’emploi salarié selon l’EPA n’a augmenté que de 0,4 % entre décembre 2015 et juillet 2016, alors que les données de l’EERH ont montré une hausse de 1,5 %, ce qui m’a amené à parler dans mon plus récent billet sur ces données de la fin de la stagnation de l’emploi. Puis, tout a changé…
En effet, les estimations de l’EPA se sont mises à grimper en flèche dès le mois d’août à un rythme tel que la hausse de ces estimations entre juillet 2016 et janvier 2017 (3,1%), soit en six mois, fut de la même ampleur que celle observée entre juillet 2011 (le début du graphique) et juillet 2016, soit en 60 mois, et ce malgré la hausse probablement en partie artificielle de 1,4 % entre décembre 2014 et mai 2015! Et cela s’est justement produit au moment où les effets du vieillissement de la population sont à leur apogée! Pendant ce temps, soit entre juillet 2016 et janvier 2017, les données de l’EERH (beaucoup plus fiables, je le rappelle) n’ont pourtant augmenté que de 0,5 %, soit plus de six fois moins! Si au début de cette hausse, on pouvait penser (et c’est ce que je pensais et ce fut probablement le cas) qu’il s’agissait d’un rattrapage des estimations de l’EPA dues à la quasi-absence de croissance des mois précédents alors que les données de l’EERH augmentaient à un bon rythme, la poursuite de cette hausse, et surtout l’ampleur de cette hausse, jusqu’en janvier 2017 sont inexplicables autrement que par la présence de cohortes ayant un comportement «trop» actif sur le marché du travail. En effet, le nombre d’emplois salariés aurait augmenté de 114 000 entre la moyenne de décembre 2015 et janvier 2016 et celle de décembre 2016 et janvier 2017, alors que les données de l’EERH montrent une hausse de 63 000, soit un niveau très appréciable de 1,8 %, mais quand même 45 % moins élevé que le niveau de la hausse des estimations de l’EPA (3,2 %).
Autres indicateurs
Il est souvent utile de consulter d’autres indicateurs pour voir si leur évolution cadre davantage avec les données de l’EERH ou avec les estimations de l’EPA. Là, ce l’est moins, car les deux séries montrent une croissance importante, mais d’une ampleur différente. Il est douteux que ces autres indicateurs permettent d’indiquer clairement laquelle montre la tendance la plus réaliste. Cela dit, cela vaut la peine de les regarder rapidement :
- Le nombre de personnes qui touchent des prestations ordinaires d’assurance-emploi (ce qui exclut les prestations de maladie, de maternité ou parentales) a diminué de 7,9 % entre la moyenne de décembre 2015 et janvier 2016 et celle de décembre 2016 et janvier 2017, selon les données du tableau cansim 276-0033. De même, le nombre de demandes de prestations a aussi diminué, soit de 4,6 % entre les mêmes mois, selon les données du tableau cansim 276-0004. Ces données, sans pouvoir favoriser une option ou l’autre, vont tout à fait dans le sens d’une hausse importante de l’emploi.
- Les données les plus récentes sur les faillites personnelles au Québec montrent une baisse de 5,4 % entre décembre 2015 et décembre 2016.
- À la page 4 du rapport mensuel des opérations financières le plus récent, on peut voir à la dernière colonne du premier tableau que les recettes de l’impôt sur le revenu des particuliers ont augmenté de 4,5 % entre les mois d’avril 2015 à janvier 2016 et les mêmes mois de 2016-2017. De même, les cotisations au Fonds des services de santé, cotisations qui sont directement liées aux salaires versés par les employeurs, ont augmenté de 2,8 % entre les mêmes mois. Comme l’inflation ne fut que de 0,6 % en moyenne au cours de cette période, ces deux hausses sont significatives et vont aussi dans le sens d’une hausse notable de l’emploi.
- Selon les données du tableau cansim 080-0020, les ventes au détail ont augmenté de 4,1 % entre les mois d’avril 2015 à janvier 2016 et les mêmes mois de 2016-2017. Compte tenu de la très faible inflation au cours de cette période, cet indicateur concorde aussi avec une hausse significative de l’emploi.
- Les données les plus récentes du produit intérieur brut PIB du Québec montrent à la ligne 22 de ce tableau que le PIB réel (en tenant compte de l’inflation liée aux indices des prix du PIB) du Québec a augmenté de 2,0 % en 2016, soit nettement plus qu’en 2015 (1,2 %) et qu’en 2014 (1,3 %). Cette fois, cette donnée cadre mieux avec une croissance moins élevée que celle montrée par les estimations de l’EPA, d’autant plus que la croissance du PIB ne s’est pas du tout accentuée dans la dernière partie de l’année, période au cours de laquelle les estimations de l’emploi de l’EPA ont explosé.
Autres bizarreries
– par industrie : Le tableau ci-contre présente les quatre industries dont l’emploi a le plus augmenté en nombre selon les estimations de l’EPA entre la moyenne de décembre 2015 et janvier 2016 et celle de décembre 2016 et janvier 2017 (en fait, leur augmentation fut même plus forte que l’augmentation totale, soit de 94 850 emplois par rapport à 93 200, ce qui veut dire que l’emploi aurait en fait diminué dans l’ensemble des autres industries), et l’augmentation de l’emploi dans ces industries selon les données de l’EERH au cours de la même période. On voit que l’industrie qui aurait connu la plus forte hausse (de 43 150 emplois) est le commerce de gros. Cette hausse représente plus de 45 % de la hausse totale de 93 200 emplois et une augmentation de 33 % de l’emploi dans cette industrie en seulement un an (donnée non présentée dans le tableau), ce qui n’a manifestement aucun sens. D’ailleurs, les données de l’EERH ont plutôt montré une hausse de seulement 191 emplois dans cette industrie entre ces mêmes périodes, pour une augmentation de seulement 0,1 %. Les autres industries qui auraient le plus contribué à la croissance de l’emploi au cours de cette période sont les services d’enseignement, les administrations publiques et le secteur des finances et des assurances, ce qui est aussi difficile à concevoir, comme le montrent aussi les hausses bien moins fortes indiquées dans les données de l’EERH pour ces mêmes industries (et même une baisse dans le secteur des finances et des assurances). Disons que ce constat jette une douche froide sur le réalisme de la hausse de l’emploi montrée par les estimations de l’EPA.
– selon la région : Le tableau cansim 282-0122 nous indique que 80 % de la hausse de 94 500 emplois du Québec entre janvier à mars 2016 et les mêmes mois de 2017 se serait concrétisée auprès de la population de la région économique de Montréal (elle qui accueillait moins de 25 % des personnes en emploi au Québec au cours de ces deux périodes), pour une hausse de 8,0 % en un an dans une région qu’on dit pourtant en difficulté depuis quelques années. Le taux de chômage de cette région serait ainsi passé de 11,1 % à 8,6 % en un an seulement! Cette forte concentration de la hausse de l’emploi au Québec contribue aussi au scepticisme qu’on doit montrer face à la forte hausse des estimations de l’emploi de l’EPA au Québec entre ces deux années, et encore plus entre juillet 2016 et janvier 2017.
Et alors…
Lorsque les estimations de l’EPA s’amusent à passer d’une extrémité à l’autre de leur marge d’erreur (de sa limite inférieure à sa limite supérieure, par exemple), ce qui semble s’être passé au cours de la dernière année, cela devient tout un défi de les interpréter. Je répète ce que j’ai dit souvent, il faut absolument comparer l’évolution de ces estimations avec celle d’autres indicateurs, surtout avec les données de l’EERH, car ces dernières, je ne le dirai jamais assez, ne comportent aucune marge d’erreur. Mais, même avec cette comparaison, on ne peut pas s’empêcher de se gratter la tête quand les estimations de l’EPA se promènent ainsi. À ce sujet, je tiens à préciser que les mouvements que j’ai qualifiés de bizarres dans la dernière partie de ce billet ne le sont pas tant que ça, si on considère que les marges d’erreur sont de plus en plus importantes quand on présente des données croisées, car les estimations de l’emploi reposent sur des échantillons plus petits que celles pour l’ensemble du Québec. Par exemple, comme le tableau cansim 282-0007 présente des données sur 29 regroupements industriels, certains occupant relativement peu de travailleurs, il ne faut pas s’étonner que les estimations de l’emploi de quelques-uns de ces regroupements aient des comportements encore plus erratiques que ceux observés du côté des estimations de l’emploi total au Québec. Cela dit, quand j’ai vu que près de la moitié de la supposée hausse de plus de 90 000 emplois en un an se concentrait dans le commerce de gros, secteur qui accueillait en début de période seulement 3,2 % des personnes en emploi au Québec, j’ai failli m’étouffer!
À quoi s’attendre au cours des prochains mois? J’ai souvent dit que je renonçais à prévoir le comportement des estimations de l’EPA. Par exemple, je m’attendais à une baisse de ces estimations en février et en mars, car ces mois suivaient de six mois ceux où on a observé les plus fortes hausses en 2016 (soit en août et en septembre) et que les cohortes qui font partie de l’échantillon de l’EPA sont justement remplacées tous les six mois (voir ce billet pour plus de précision). De fait, le graphique montre des baisses de l’estimation du nombre de salariés au cours de ces deux mois, mais des baisses bien plus légères que les hausses observées six mois plus tôt et que celles auxquelles je m’attendais. Peut-être que les cohortes fortes de ces mois ont été remplacées par des cohortes presque aussi fortes, on ne peut pas le savoir. Cela dit, il serait étonnant qu’on termine l’année avec des estimations montrant autant d’emplois qu’actuellement. En effet, en plus du fait que leur niveau est manifestement surestimé, la main-d’œuvre vieillit toujours, restreignant les possibilités que le taux d’activité augmente, le niveau de la dette des ménages laisse penser que la consommation ne devrait croître que faiblement à l’avenir et les intentions de notre voisin des États-Unis ne favorisent surtout pas la croissance de l’emploi par ici… Mais, bon, on verra!