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L’humanité carnivore

8 mai 2017

C’est grâce à (ou à cause de, on le verra) Yves Boudreault que j’ai entendu parler du livre L’humanité carnivore de Florence Burgat. Elle s’y pose une question bien simple, pourquoi mangeons-nous de la viande ? Si la question est simple, notre philosophe a ressenti le besoin d’y répondre en plus de 400 pages! Vais-je souffrir (les personnes qui fréquentent ce blogue savent que c’est un gag, car j’ai dit souvent avoir de la difficulté à comprendre les textes des philosophes)?

1. La raison carnivore : Même si l’alimentation carnée et la vue d’étalages remplis de morceaux de chair animale vont de soi de nos jours, il demeure que l’adoption de ce régime alimentaire par l’humanité «implique de tuer à grande échelle, sans relâche et selon une logique processuelle, des milliards d’animaux dont la vie est immédiatement aiguillée vers l’abattoir alors qu’ils sont, comme tous les êtres animés, pris dans le désir qu’est la vie même». Il s’agit ni plus ni moins «d’une entreprise thanatocratique». Pourtant, ce mode d’alimentation n’est pas nécessaire et contribue au contraire à faire diminuer la disponibilité alimentaire un peu partout sur la planète.

À ces meurtres, s’ajoute le gaspillage de vies qui ne correspondent pas à la demande, comme les poussins du «mauvais» sexe. La plupart des gens ne veulent toutefois pas savoir ce genre de choses (une des formes d’évitement de l’information) ni regarder un documentaire sur le mode de vie des animaux dans les fermes, ni connaître les techniques d’abattage (et surtout pas les voir!). La séparation mentale que nous établissons entre les étalages de viande et les animaux est telle que la plupart des gens refusent de manger certains animaux (parfois les chevaux, mais presque toujours les chiens et les chats), alors que cela ne leur répugne pas de manger ceux qui sont considérés comme «conçus» pour être mangés (sauf si un film populaire comme Babe transforme cet animal «fait pour être mangé» en animal de maison qui parle…).

Ce paradoxe se manifeste aussi par les efforts que les amateurs de viande font pour rationaliser l’élevage et le régime carné. On prétend par exemple que les protéines de la viande sont irremplaçables, que l’élevage est essentiel à l’économie ou que l’élevage et la culture sont complémentaires.

2. La chasse a-t-elle fait l’homme ? : L’auteure s’interroge dans ce chapitre sur l’alimentation des premiers hominidés et se demande s’ils étaient plus chasseurs que cueilleurs (ou plus charognards, hypothèse appuyée par de nombreuses observations). En fait, les avis sont partagés à ce sujet, la viande ayant pu ne représenter qu’une part minime de leur alimentation (notamment si on se fie à leur dentition). On ne sait pas non plus si cette chasse était «sportive», religieuse, initiatrice ou vraiment avec un objectif alimentaire, ou encore tout cela en même temps. L’auteure explique que, de toute façon, cela ne prouverait rien, car «un fait originel ne doit pas être confondu avec un fondement» (une corrélation n’est pas nécessairement une causalité). Bref, même si cette chasse avait un objectif alimentaire, cela pourrait très bien n’avoir aucun rapport avec la forme actuelle de l’alimentation carnée et avec le caractère «naturel» ou pas de ce régime carné.

Elle fait le tour de nombreuses hypothèses à ce sujet, souvent contradictoires, du début de sapiens à l’avènement de l’agriculture et de l’élevage. À ce moment, l’animal est devenu une chose, une réserve de nourriture et d’autres ressources. S’il y avait déjà des enclos avant l’avènement de l’élevage, ils ne servaient qu’à assurer une réserve de nourriture. Avec l’élevage, le contrôle de l’animal est devenu complet. L’être humain a alors commencé à sélectionner les animaux uniquement en fonction de ses besoins (en nourriture, peaux et autres produits comme la laine, le lait et les œufs), contrôlant leur nourriture, leurs relations sexuelles (les éliminant souvent pour utiliser plutôt l’insémination artificielle) et tous les aspects de leur vie (développant aussi parfois des méthodes de véritable torture dont certaines sont maintenant interdites). Ce chapitre se lit bien et est fort instructif (même si l’auteure ne tranche pas parmi les nombreuses thèses qu’elle présente, ce qui est bien!).

3. Quand le bon à manger est bon à penser comme bon à manger :

Ce chapitre porte sur les aspects philosophiques, sociologiques et anthropologiques de l’alimentation (le «bon à manger» du titre est l’alimentation et le «bon à penser» son analyse, si j’ai bien compris). On y remarque que l’alimentation et les rituels qui entourent les repas varient considérablement avec les cultures, les époques, l’âge, les classes sociales, etc. Certains auteurs avancent même que la façon de manger serait la plus grande distinction entre l’être humain et les autres animaux : «Les animaux se repaissent, l’homme mange». Même Frans De Waal, dans son livre Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ? (voir ce billet), dans lequel il démolit un grand nombre d’autres manifestations de caractéristiques supposées être uniques à l’homme, n’a pas pensé à celle-là! Ces auteurs n’ont sûrement jamais vu le singe qui garroche son morceau de concombre quand il voit une personne donner des raisins à d’autres singes! Ces personnes n’ont jamais remarqué que les animaux domestiques ont tous leurs repas favoris (l’auteure donne aussi d’autres exemples). C’est sûr que sa maîtrise du feu (de la chaleur et de la cuisson), son intelligence, ses nombreuses cultures et son état d’omnivore permettent à l’être humain une bien plus grande variété de façons d’apprêter les repas (quoique l’alimentation des amateurs de fastfood n’est pas si variée…), mais bien des animaux aiment aussi varier leur menu et ont leurs repas préférés. Ils ont aussi des rituels pour les repas (souvent hiérarchiques), moins nombreux et complexes que ceux de sapiens, mais loin d’être inexistants.

Elle retrace ensuite la composition de l’alimentation dans de nombreux pays de l’Antiquité à nos jours, les proportions de végétaux et de viande variant considérablement. Puis, elle distingue trois types de végétarisme, celui de nécessité (on n’a pas les moyens de se procurer de la viande), celui qui est imposé, souvent par une religion (qui n’interdit pas toujours les sacrifices d’animaux!), et le végétarisme choisi, et donne ensuite de nombreux exemples des deux derniers types.

Changeant de registre, l’auteure montre qu’on peut aussi bien cacher l’origine animale de la viande (étals des supermarchés) que la magnifier (tête de cochon stylisée dans un logo, par exemple). Revenant sur la réification des animaux, elle décrit des méthodes de torture des animaux pour, dit-on, améliorer leur qualité gustative : castration, gavage des oies pour rendre leur foie malade, etc.

4. Le génie du sacrifice : L’auteure explore dans ce chapitre le lien entre les sacrifices (surtout d’animaux, mais aussi d’humains) et l’alimentation carnée. Elle relate donc les différentes pratiques des sacrifices dans l’histoire et établit des liens entre ces sacrifices et la consommation alimentaire d’animaux. Elle discute ensuite des différentes façons dont on peut définir un sacrifice, chacune correspondant à un concept spécifique. Même si je ne lui accorde pas beaucoup d’espace, ce chapitre est de loin le plus long de ce livre (environ 100 pages). Il serait en effet impossible de rendre minimalement les nuances des nombreuses thèses qu’elle présente et analyse. De toute façon, j’avoue en avoir perdu des bouts…

5. Le goût de la chair humaine – L’institution du cannibalisme gastronomique : Comme le titre de ce chapitre l’indique, l’auteure s’intéresse ici à un aspect du cannibalisme, soit celui qui se manifeste alors qu’aucune pénurie d’aliments d’autres sources ne sévit et qu’on mange un humain pour son goût. En fait, si elle exclut le cannibalisme de survie et ses formes psychotiques, elle parle aussi des rituels entourant des formes de cannibalisme liées aux croyances (comme de bénéficier des qualités et de la force de la personne mangée). Elle estime (à l’aide de nombreuses sources) que ce type de cannibalisme a connu son apogée au XIXe siècle, pour perdre en importance par la suite, sans jamais disparaître totalement. Elle précise aussi les continents où il fut et est toujours le plus répandu, ainsi que ses différentes formes (exocannibalisme, endocannibalisme, anthropophagie, etc.). Encore là, je ne voyais pas où elle s’en allait et ce qu’elle tentait de démontrer.

6. In illo tempore… Origines mythiques de l’alimentation carnée : L’auteure explore ici les mythes, légendes et contes pour tenter d’expliquer le destin carnivore de l’humanité. Elle considère cet exercice pertinent, parce que la mythologie locale «apprend beaucoup sur les mœurs, les croyances, de la société d’où elle provient, car (…) elle se nourrit de son ancrage dans une histoire et une culture». Par exemple, elle montre que dans la Bible, s’il est question de festins aux viandes grasses, «le nouvel esprit de sagesse et de justice qui inclut l’image du loup habitant avec l’agneau et du lion se nourrissant de paille ne laisse pas de doute sur le lien intrinsèque entre le mal et l’alimentation carnée». Dans d’autres écrits portant sur des paradis terrestres (comme le pays de Cocagne), la viande  est par contre omniprésente, mais sans passer par l’abattage d’animaux. En effet, la viande est déjà cuite et les animaux se régénèrent dès que la viande est mangée. Elle présente ensuite d’autres mythes et légendes, dont certaines expliquent les circonstances des débuts de l’alimentation carnée. C’est amusant, mais je me demandais quel était l’objectif de l’auteure dans la présentation de ces histoires…

7. L’humanité carnivore : archéologie et devenir : Après avoir fait le tour des motivations des carnivores et du manque de lucidité dans ces motivations, l’auteure s’interroge sur l’avenir de l’alimentation carnée. Elle aborde notamment les sujets suivants :

  • l’impossibilité de l’idée de poursuivre l’alimentation carnée en éliminant la souffrance des animaux d’élevage (ou autres);
  • les conséquences environnementales (pour plus de détails, voir ce billet) et sanitaires;
  • la vulnérabilité des animaux génétiquement sélectionnés pour une production plus efficace de viande et d’autres produits (laits, œufs, cuir, etc.) face aux épidémies (comme celle dite de la vache folle), au cours desquelles on procède à des abattages de masse;
  • la structure sacrificielle de l’abattage, de façon à le rendre non criminel (j’explique peut-être mal, car, comme mentionné auparavant, je ne comprends pas cet argument, même si l’auteure y a consacré de nombreuses pages);
  • le désir de l’être humain de se sentir supérieur aux autres animaux, de les dominer et de les contrôler;
  • les particularités de la violence humaine;
  • le fait que seule la création une viande «artificielle» (où l’imitant avec des végétaux) permettra de remplacer celle provenant des animaux dans l’alimentation carnée (avec un succès incertain).

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Malgré certaines réserves, lire! J’ai bien aimé la plupart des chapitres, mais pas tous. Les liens qu’elle tente d’établir entre l’alimentation carnée et le sacrifice et le cannibalisme m’ont semblé tirés par les cheveux. De même, l’utilisation redondante du mot manducation (et de bien d’autres) m’a fréquemment déconcentré. Cela dit, l’ensemble de la présentation demeure pertinente. Il est vrai que la plupart des arguments des consommateurs de viande sont faibles, pour ne pas dire faux. On peut par exemple trouver des protéines ailleurs aisément, surtout de nos jours. Je me suis souvent dit que ces animaux n’existeraient pas si nous ne les élevions pas, mais cet argument n’est pas meilleur que le précédent, car ce facteur ne nous donne aucun droit sur leur vie et leur mort. En plus, l’élevage a entraîné la dégradation de l’environnement partout sur la Terre, causant même la disparition ou la réduction importante des habitats de bien des espèces que nous n’élevons pas pour les manger. Les conséquences de l’élevage sur l’environnement ne cessent de s’accentuer. Bref, il est clair que les désavantages de l’alimentation carnée surpassent nettement leurs avantages.

Même si ce livre m’a un peu déçu par rapport à mes attentes (et qu’il m’a fait souffrir comme prévu dans quelques envolées lourdes que j’ai trouvées peu pertinentes), je le recommande quand même pour la réflexion qu’il suscite. En plus, ses notes, parfois substantielles, sont en bas de page. Dans ce contexte, les avantages que j’ai retirés de sa lecture surpassent nettement ses désavantages!

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