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La mobilité intergénérationnelle au Canada (1)

8 juillet 2017

Cette fois, ce n’est pas grâce au blogue Economist’s View que j’ai pris connaissance de l’étude dont je vais parler dans ce billet, mais grâce à une amie Facebook, Houda Rochdi. Intitulée Divided landscapes of economic opportunity: the canadian geography of intergenerational income mobility (Portraits divergents des possibilités économiques: la géographie canadienne de la mobilité intergénérationnelle des revenus), cette étude de Miles Corak, notamment professeur d’économie à l’Université d’Ottawa, touche un sujet souvent connexe aux inégalités, soit la mobilité intergénérationnelle (MI), c’est-à-dire la mesure dans laquelle le revenu des enfants est corrélé avec le revenu des parents. L’originalité de cette étude est d’analyser la MI selon les régions du Canada, et cela est, à ma connaissance (et à celle de l’auteur), une première. Devant la richesse et l’importance de cette étude, je vais lui consacrer deux billets.

Introduction

L’auteur vise par cette étude à trouver dans quelle mesure le niveau de revenus des adultes est lié à leur origine familiale et si cette relation varie selon la région du Canada. En commençant cette étude, il s’attendait à trouver des résultats bien différents selon les provinces et autres communautés, car des études antérieures ont montré que la MI varie considérablement selon de nombreux facteurs qui diffèrent grandement d’une communauté à l’autre et qui dépendent en partie des politiques gouvernementales provinciales ou même municipales, comme la scolarité, les soins de santé, les possibilités d’emploi pour les jeunes et le soutien du revenu. Dans cette optique, l’auteur espère que son travail permettra aux décideurs de modifier au besoin leurs politiques selon les résultats spécifiques à leur région ou province.

Données

Après avoir fait le tour de la littérature économique (et aussi dans d’autres sciences sociales, bravo!), aussi bien théorique qu’empirique (insistant notamment sur les problèmes de disponibilité de données pertinentes et fiables), l’auteur précise la méthode qu’il a utilisée. Grâce aux données des déclarations de revenus fédérales (T1), il a pu analyser le revenu familial des parents des personnes nées entre 1963 et 1970 quand elles avaient entre 15 et 19 ans dans 266 divisions de recensement (dont on peut avoir une idée de la répartition grâce à l’image qui accompagne ce billet) et comparer ce revenu familial avec celui de ces personnes plus de 20 ans plus tard, soit quand elles avaient entre 38 à 45 ans (entre 2004 et 2008). Son échantillon total est formé de plus de 2 millions de personnes qui représentent environ 64 % de la population née entre 1963 et 1970 selon les recensements (avec des taux variant de 44 à 69 % selon les provinces et les territoires). C’est la taille très élevée de cet échantillon et sa fiabilité qui lui permettent de fournir des résultats beaucoup plus détaillés que les études antérieures ont pu le faire.

Même si on résume souvent la mesure de la MI avec une seule donnée, soit l’«élasticité intergénérationnelle du revenu» (qui est utilisée dans la courbe de Gatsby le magnifique, comme on peut le voir dans ce billet), qui est la différence en pourcentage du revenu des enfants qui est associée à une différence de 1 % du revenu des parents (par exemple, si l’élasticité est de 0,4, un revenu 10 % plus élevé des parents entraînera une hausse moyenne de 4 % du revenu des enfants lorsqu’ils auront le même âge que leurs parents avaient quand ils étaient enfants), l’auteur présentera ses résultats avec d’autres mesures qui permettront d’analyser la MI sous d’autres angles (en plus de les analyser selon le sexe). Il explique que la question de la MI est surtout posée dans les débats sur l’égalité des chances et que trois de ses aspects peuvent influencer ces débats : la mobilité des revenus (le niveau auquel le revenu des enfants devenus adultes s’améliore ou se détériore par rapport à celui que gagnaient leurs parents), le sens de cette mobilité (si le montant ou le rang s’améliore ou se détériore, surtout dans le cas des enfants provenant d’une famille se situant dans les premiers et dans les derniers rangs) et les cycles de pauvreté et de richesse (la fréquence de sortie et de maintien dans la pauvreté et dans la richesse). Dans cette optique, l’auteur présente donc huit mesures de la MI (en fait 24, puisqu’il les fournit aussi pour les hommes et les femmes) :

– mobilité des revenus

  • absolue (le revenu familial des enfants par rapport à celui des parents);
  • relative (l’élasticité intergénérationnelle du revenu familial dont j’ai parlé plus tôt);
  • revenu moyen (le revenu familial moyen des parents d’une communauté, qu’on peut aussi comparer avec celui des enfants);

– mobilité du rang

  • absolue (rang percentile moyen des revenus familiaux des enfants de parents dont le revenu familial était au rang le plus bas);
  • relative (différence de rang entre le revenu familial moyen des enfants de parents dont le revenu familial était au rang le plus bas et le plus haut);

– le sens de la mobilité

  • de la pauvreté à la richesse (pourcentage d’enfants dont le revenu familial des parents était dans le quintile inférieur et dont le revenu familial se retrouve dans le quintile supérieur);
  • la pauvreté intergénérationnelle (pourcentage d’enfants dont le revenu familial des parents était dans le quintile inférieur et dont le revenu familial se retrouve aussi dans le quintile inférieur);
  • la richesse intergénérationnelle (pourcentage d’enfants dont le revenu familial des parents était dans le quintile supérieur et dont le revenu familial se retrouve aussi dans le quintile supérieur).

Les résultats

Je vais passer vite sur la section suivante qui analyse les biais possibles dans ces huit mesures, le plus important étant celui lié au revenu permanent ou du cycle de vie, qui varie selon l’âge (on gagne moins en début de carrière, plus au milieu et moins près de la retraite et encore moins après celle-ci, et ce modèle varie en fonction de bien des facteurs, dont la scolarité). En utilisant les revenus vers la quarantaine (entre 38 à 45 ans, comme je l’ai mentionné plus tôt), et en prenant la moyenne des revenus de la famille quand les enfants ont de 15 à 19 ans et la moyenne de 2004 à 2008 des revenus des familles des enfants, l’auteur amoindrit considérablement ce biais potentiel, voire l’élimine.

Le tableau ci-contre illustre les résultats pour les trois premières mesures, celles liées à la mobilité des revenus. La troisième colonne est surtout informative, car elle ne fait que montrer le revenu moyen familial dans chaque province et territoire, le plus élevé étant en Alberta et le plus bas dans les Territoires du Nord-Ouest-Nunavut (Terre-Neuve n’étant pas loin, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui). On notera que le revenu familial au Québec était légèrement inférieur à la moyenne canadienne (d’un peu plus de 5 %). La première colonne rend compte de la variation des revenus familiaux entre les parents et les enfants en logarithmes naturels. Les trois seules provinces qui se démarquent sont le Manitoba (de beaucoup!) et la Saskatchewan négativement, et l’Île-du-Prince-Édouard positivement. Le résultat du Québec (8,67) est à peine un peu plus positif que celui de l’ensemble du Canada (8,52).

La deuxième colonne est plus loquace. La moyenne canadienne (0,201) signifie que le revenu familial des enfants d’une famille dont les parents gagnaient 10 % de plus qu’une autre était en moyenne 2,01 % plus élevé que le revenu familial des enfants de l’autre famille. On ne peut donc pas parler d’égalité des chances entre les enfants de ces familles. On notera que cette élasticité est supérieure à 0,4 aux États-Unis, plus du double de celle du Canada, ce qui montre que l’égalité des chances y est un concept encore moins présent. En fait, cette élasticité varie peu dans 10 des 12 provinces-territoires du Canada avec des résultats légèrement inférieurs à 0,2 (0,186 au Québec), sauf peut-être dans l’Île-du-Prince-Édouard (0,159), mais se démarque négativement en Saskatchewan (0,238) et encore plus au Manitoba (0,341). Nulle part l’auteur n’explique cet écart important, ses tests statistiques n’ayant rien révélé.

Le deuxième tableau présente les résultats liés à la mobilité du rang. La première colonne indique le rang qu’atteint en moyenne le revenu familial des enfants de parents dont le revenu familial était au rang percentile le plus faible. Ce rang était en moyenne le 38e pour l’ensemble du Canada. Ce saut peut sembler important, mais si les chances étaient égales, cette moyenne serait à 50. Comme ces rangs sont établis au niveau canadien même pour les provinces, les résultats des enfants des provinces maritimes sont moins bons que la moyenne, en fait presque aussi mauvais qu’au Manitoba (31,2) dans les cas de la Nouvelle-Écosse (32,6) et surtout du Nouveau-Brunswick (31,6). On ne s’étonnera pas de constater que le meilleur résultat (44,4) s’observe en Alberta. Le résultat du Québec (36,7) ne se démarque pas du tout de la moyenne canadienne.

La deuxième colonne représente la différence de rang entre le revenu familial des enfants des parents dont le revenu familial était le plus élevé et ceux dont le revenu familial l’était le moins. Cette différence était en moyenne de 24,2 rangs au Canada, ce qui signifie que les gosses de riches atteignaient en moyenne le 62e rang (38,3 + 24,2 = 62,5). J’ignore pourquoi l’auteur affiche cette donnée en décimales plutôt qu’en entiers comme il l’a fait pour les deux autres colonnes. Cette différence était la plus grande au Manitoba (on s’en serait douté) avec 32,5 rangs d’écart et la plus petite en Colombie-Britannique, avec 18,4 rangs. Là, je suis surpris pour vrai, mais cela doit être parce que le revenu familial moyen des parents de cette province était un des plus élevés du Canada (voir le tableau précédent où on peut voir que ce revenu atteignait 47 185 $, juste derrière le revenu des parents de l’Alberta à 48 544 $) et que les rangs sont ici établis en fonction des revenus de l’ensemble du Canada. La dernière colonne représente le rang moyen du revenu familial des enfants dont celui des parents arrivait au 25e rang centile. Je comprends moins la présence de cet indicateur, puisqu’il ne fait pas vraiment partie des huit mesures décrites par l’auteur. Les constats qu’on peut y faire sont à peu près les mêmes que ceux tirés de l’analyse de la première colonne.

Le dernier tableau de ce billet (mais pas de l’étude…) présente les résultats liés au sens de la mobilité. La première colonne indique la fréquence du passage de la pauvreté à la richesse, soit le pourcentage d’enfants dont le revenu familial des parents était dans le quintile inférieur et dont le revenu familial se retrouve dans le quintile supérieur. En moyenne au Canada, 11,4 % des enfants élevés dans une famille pauvre (faisant partie du quintile inférieur ou du 20 % des familles dont le revenu familial des parents était le moins élevé) deviennent riches (faisant partie du quintile supérieur ou du 20 % des familles dont le revenu familial était le plus élevé). Si nous étions dans une société où les chances sont égales, ce taux serait de 20 %. On voit donc que la pauvreté des parents est un sérieux frein à l’avancement social (tel qu’estimé par le revenu familial). Ce pourcentage est le plus faible au Nouveau-Brunswick (6,1 %), suivi de la Nouvelle-Écosse (7,1 %), du Manitoba (7,6 %) et de l’Île-du-Prince-Édouard (7,7 %). À l’inverse, l’Alberta se démarque nettement (18,5 %) avec le pourcentage de loin le plus élevé, suivi à égalité (14,1 %) de l’Ontario et de la Saskatchewan. Le résultat relativement positif de cette province m’a étonné compte tenu de son mauvais résultat du côté de l’élasticité intergénérationnelle du revenu. Cela montre, comme le dit l’auteur, la pertinence d’utiliser plusieurs indicateurs pour pouvoir analyser la MI sous plusieurs angles. Je rappelle finalement que ces résultats sont établis en fonction du revenu familial canadien et non du revenu familial provincial, car les enfants peuvent avoir déménagé (ce facteur sera encore plus important dans le prochain billet, quand on regardera les résultats par division de recensement), même s’ils doivent être encore au Canada pour être ici comptabilisés. Cela explique les résultats décevants dans les Maritimes et le résultat qui approche l’égalité des chances en Alberta (18,5 % par rapport à 20 %) et ceux qui surpassent la moyenne dans les provinces les plus «riches».

La deuxième colonne montre la fréquence de la pauvreté intergénérationnelle, soit le pourcentage d’enfants de familles pauvres qui demeurent pauvres (demeurent dans le quintile inférieur). Ce pourcentage est de 30,1 % pour l’ensemble du Canada, alors qu’il serait de 20 % si nous étions dans une société où les chances seraient égales. Ce pourcentage est le plus élevé au Manitoba (41,4 %), suivi des deux territoires (39,7 % et 37,1 %), et le plus bas en Alberta (25,9 %), suivi par la Saskatchewan (27,7 %) et de l’Île-du-Prince-Édouard (27,8 %).

La troisième colonne montre la fréquence de la richesse intergénérationnelle, soit le pourcentage d’enfants de familles «riches» qui demeurent riches (demeurent dans le quintile supérieur). Ce pourcentage est de 32,3 % pour l’ensemble du Canada, ce qui montre que les riches ont un peu plus tendance à rester riches que les pauvres ont tendance à rester pauvres (30,1 %, je le rappelle). Ce pourcentage est le plus élevé dans les Territoires du Nord-Ouest-Nunavut (39,1 %) suivis de l’Alberta (37,5 %), et le plus bas en Nouvelle-Écosse et en Colombie-Britannique (25,6 %), suivis du Nouveau-Brunswick (26,4 %) et de l’Île-du-Prince-Édouard (27,9 %). On remarquera que, pour une fois, le Manitoba ne fait pas partie des provinces ayant un résultat qui se distingue. Cela montre que, s’il se distingue par une population pauvre qui a tendance à demeurer pauvre et à ne pas devenir riche, sa population riche ne semble pas rester riche davantage qu’ailleurs au Canada (quoique ce taux s’explique aussi par le revenu familial sensiblement plus faible dans cette province que dans l’ensemble du Canada).

La quatrième colonne montre la fréquence du maintien dans le troisième quintile, c’est-à-dire entre les 40 % et les 60 % les plus pauvres (ou les plus riches, c’est la même chose…). L’intérêt de cet indicateur, qui ne fait pas partie des huit mesures de la MI présentées plus tôt, est de montrer que le pourcentage de maintien dans le quintile le plus près de la moyenne est semblable à la moyenne de 20 %. En effet, ce pourcentage est de 21,4 % pour l’ensemble du Canada, ne varie que de 17,8 % à 23,8 % dans les 12 provinces et territoires, et n’est donc jamais bien loin de 20 %. En plus, le revenu familial des enfants des parents dont le revenu familial se situait au troisième quintile se répartit aussi assez également dans les cinq quintiles, soit entre 17,7 % et 21,9 % pour le Canada (données non présentées ici), ce qui est assez près d’une distribution aléatoire. Bref, les accrocs à l’égalité des chances s’observent le plus dans les extrêmes de la distribution des revenus, et le moins au centre.

Et alors…

Ce premier billet sur l’étude de Miles Corak sur la mobilité intergénérationnelle montre la richesse des données qu’il a utilisées et la pertinence des huit mesures qu’il a créées. En plus, la grande variété des résultats par province et territoire prouve qu’il avait bien raison de ne pas se contenter des résultats moyens pour l’ensemble du Canada. Le prochain billet, dans lequel je présenterai certains des résultats pour les 266 divisions de recensement qu’il a analysées, démontrera encore plus ce point.

Le seul bémol que je relève dans la première partie de cette étude est le fait que l’auteur n’ait pas assez accordé d’importance dans son analyse au fait que les résultats pour les revenus familiaux des enfants sont classés selon les revenus de l’ensemble du Canada et non pas selon ceux des provinces. On se retrouve par exemple dans le dernier tableau présenté dans ce billet avec des taux plus élevés que la moyenne canadienne en Alberta à la fois pour les passages de la pauvreté à la richesse (18,5 % par rapport à la moyenne canadienne de 11,4 %) et pour le maintien de la richesse intergénérationnelle (37,5 % par rapport à 32,3 %). En fait, j’ai pu constater grâce à un fichier Excel fourni gentiment par l’auteur (voir l’onglet «Quintile transitions») que le pourcentage des revenus familiaux des enfants de l’Alberta qui se retrouvent dans le quintile supérieur est plus élevé que la moyenne canadienne dans les cinq quintiles des revenus des parents, et qu’il est le plus élevé des 12 provinces et territoires dans quatre de ces cinq quintiles (il se classe deuxième dans l’autre, comme on peut le voir dans la troisième colonne du dernier tableau, le pourcentage des Territoires du Nord-Ouest-Nunavut, 39,1 %, dépassant légèrement ses 37,5 %). En fait, le pourcentage moyen des revenus familiaux des enfants de l’Alberta qui se retrouvent dans le quintile supérieur est en moyenne de 26,3 %, alors qu’il est par exemple inférieur à 15 % dans deux des quatre provinces maritimes (il est de 17,7 % pour le Québec), et qu’il serait de 20 % pour toutes les provinces-territoires si on avait utilisé les revenus provinciaux et territoriaux plutôt que ceux de l’ensemble du Canada pour classer les revenus. Cette façon de classer s’explique bien, j’en ai parlé dans le billet (cela est presque obligatoire compte tenu de la mobilité des familles qui sont nombreuses à déménager, surtout les plus riches), mais dénature un peu l’analyse des résultats si on ne tient pas compte des conséquences de l’utilisation de cette méthode. Les résultats sont ainsi dans certains cas davantage la conséquence du niveau élevé du revenu familial moyen d’une province (ou d’une division de recensement) que celle de phénomènes intergénérationnels ou de niveaux différents d’égalité des chances. Mais, si on tient compte des moyennes comme je viens de le faire (comme le 26,3 % en Alberta et les résultats inférieurs à 15 % dans les Maritimes), là on peut interpréter que les écarts entre les résultats et les moyennes sont dus à la mobilité intergénérationnelle (quoique d’autres facteurs pourront toujours jouer!).

Mais bon, cela demeure un bémol bien mineur par rapport à la richesse des résultats révélés par cette étude. En tout cas, on a encore plus de preuves que l’égalité des chances est un fantasme!

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