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La Banque des règlements internationaux et les inégalités

1 septembre 2017

J’ai présenté au cours des dernières années de nombreuses études sur les inégalités provenant d’organismes qui n’avaient pas l’habitude de se préoccuper de ce genre de sujet avant la dernière crise, comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou le Fonds monétaire international (FMI). Cette fois, je vais en présenter une d’un organisme encore moins susceptible de s’intéresser à ces questions, soit la Banque des règlements internationaux (BRI), organisme considéré comme la banque des banques centrales. J’ai pris connaissance de l’existence de l’étude de François Bourguignon intitulée World changes in inequality: an overview of facts, causes, consequences and policies (L’évolution des inégalités au niveau mondial : un tour d’horizon des faits, des causes, des conséquences et des politiques) grâce à une courte mention à la fin d’un billet de l’excellent blogue de Timothy Taylor.

Introduction

L’auteur fait part dans l’introduction d’une enquête internationale tenue en 2010 auprès de citoyen.nes de 12 pays qui montrait que leur perception de l’évolution des inégalités dans leur pays au cours des 10 dernières années était plus souvent erronée que conforme aux données, et ce dans les deux sens. Il ajoute que l’évolution des inégalités fut très différente d’un pays à l’autre au cours de cette période, montrant que, s’il y a des facteurs qui jouent sur tous les pays, il y en a qui ont un impact dans certains pays, mais pas dans d’autres. Ces différences suggèrent aussi qu’il est possible d’adopter des mesures qui influencent l’évolution des inégalités.

Tour d’horizon de l’évolution des inégalités

L’évolution des inégalités est souvent passablement différente selon le concept des inégalités retenu et selon les sources utilisées. L’auteur présente donc cette évolution selon différents concepts basés sur des sources différentes.

– selon le revenu disponible : L’auteur aborde ici ce qui est probablement de la méthode d’estimation des inégalités la plus utilisée, soit celle qui consiste à comparer le coefficient de Gini de divers pays. Pour ce, on doit tout d’abord calculer le revenu disponible (revenu de marché plus transferts moins impôts) ajusté pour tenir compte de la taille des ménages. Pour l’ajuster, on divise le revenu total de tous les membres de chaque ménage par la racine carrée du nombre de personnes dans le ménage. Par exemple, si l’ensemble des membres d’un ménage de quatre personnes gagne 100 000 $ en tout, on divise cette somme par la racine carrée de quatre, soit deux, ce qui donne 50 000 $; on accorde ensuite ce revenu de 50 000 $ aux quatre membres du ménage. L’étape suivante est présentée dans le graphique ci-contre. On met en ordre du plus petit au plus grand le revenu ajusté de chaque membre des ménages considérés et on les additionne l’un après l’autre. Cela donne la courbe de Lorenz (courbe bleue dans le graphique). Le coefficient de Gini est le résultat de la division de l’Aire A sur le total de l’Aire A et de l’Aire B. Plus la courbe de Lorenz est proche de la diagonale (ligne mauve), plus les revenus sont répartis de façon égalitaire et moins élevé sera le coefficient de Gini. Le coefficient de Gini des pays en développement est en général calculé en utilisant la consommation plutôt que le revenu disponible en raison d’un manque de disponibilité de ces données. Cela donne des résultats comparables.

Sur 20 pays de l’OCDE, six pays montrent une tendance à la hausse des inégalités tout au long de la période allant de la mi-1980 (ou depuis l’année la plus éloignée pour laquelle des données sont disponibles) à 2010 ou 2012 (voir le premier graphique de la page numérotée 5 de l’étude). Les États-Unis sont bien sûr parmi ces pays, mais aussi la Suède et le Danemark (qui demeure le pays le plus égalitaire ayant devancé la Suède vers 1995), ce qui pourrait étonner davantage. Neuf autres pays, dont le Canada et la Finlande, ont connu une forte hausse des inégalités en début de période, mais une relative stabilité depuis environ dix ans (deuxième graphique de la page numérotée 5). Dans les cinq autres pays de l’OCDE pour lesquels des données sont disponibles (premier graphique de la page numérotée 6), dont la Grèce, les inégalités sont demeurées stables ou ont diminué légèrement. Il faut noter qu’il s’agit de pays plus petits que la moyenne et que les données ne sont disponibles que depuis 2004 dans trois d’entre eux. En fait, si on ne tient compte que des 14 pays pour lesquels des données sont disponibles depuis au moins 20 ans (1990), les inégalités ont augmenté dans 12 pays, ont diminué dans un seul (Grèce) et ont été assez stables dans un autre (Pays-Bas).

L’évolution fut diversifiée parmi les sept autres pays pour lesquels l’auteur présente des données (deuxième graphique de la page numérotée 6). Elles ont augmenté dans le pays qui a le coefficient de Gini le plus élevé (Afrique du Sud, avec un coefficient de 0,63), ont diminué dans les deux autres pays aux inégalités les plus élevées (Brésil et Colombie), ont augmenté en début de période seulement en Chine, ont diminué dans les années 1990 avant d’augmenter légèrement en Russie, et ont augmenté légèrement dans les deux pays aux coefficients les moins élevés de ce groupe (Inde et Indonésie), mais quand même assez élevés (0,35) par rapport aux pays de l’OCDE. Dans les pays en développement pour lesquels des données minimalement fiables sont disponibles, il y a donc de tout : des augmentations, des diminutions et des stabilités, le tout associé à des périodes de conflits ou de calme.

– autres mesures des inégalités : Une des mesures des inégalités les plus discutées dernièrement est l’évolution de la part des revenus accaparée par les plus riches, notamment par le 1 % le plus riche. Pour la plupart des pays pour lesquels l’auteur présente des données (graphiques 2a et 2b aux pages numérotées 8 et 9 de l’étude), soit 10 sur 12, la part accaparée par le 1 % le plus riche a augmenté entre 1985 et 2012, mais moins depuis 10 ans. L’autre indicateur pour lequel l’auteur fournit des données (le ratio entre le revenu du neuvième décile et le revenu médian) montre une hausse ou une stabilité (graphiques 2c et 2d aux pages numérotées 9 et 10) dans environ le même nombre de pays. Cela n’est pas étonnant, car, dans la plupart des pays, la hausse des inégalités s’est concentrée parmi les 10 % les plus riches, et encore plus parmi le 1 %, le 0,1 % et même le 0,01 % le plus riche.

Les trois méthodes présentées diffèrent grandement. Par exemple, le coefficient de Gini est calculé selon le revenu après transferts et impôts des ménages, tandis que la part des revenus allant aux plus riches est établie selon le revenu déclaré par les contribuables – en général un individu, mais parfois un couple, cette définition n’étant pas la même d’un pays à l’autre – revenu qui n’inclut pas tous les transferts et n’est pas réduit de l’impôt. Les données par ménage viennent d’enquêtes qui suppriment les données les plus élevées, ce que ne font bien sûr pas les données des déclarations de revenus (quoiqu’elles sont sujettes à l’évasion et à l’évitement fiscaux). Ces méthodes ne donnent donc pas toujours des résultats à première vue compatibles. D’ailleurs, l’auteur précise qu’il n’y a que trois pays où les trois mesures présentes des tendances identiques. De mon côté, je trouve ces résultats complémentaires, chacun apportant une nuance et permettant de mieux percevoir la source des inégalités, ce qui permet des analyses comme celle que j’ai faite à la fin du précédent paragraphe. En plus, il faut tenir compte des changements qui peuvent survenir aux lois fiscales et même aux caractéristiques des ménages, comme on le verra plus loin.

– selon les facteurs de production : Lorsqu’on veut mesurer les inégalités, on pense presque toujours à utiliser des données individuelles, rarement des données macroéconomiques, même si celles-ci peuvent présenter un autre aspect des inégalités. En effet, la rémunération des travailleurs est toujours une source de revenus plus importante pour les ménages à faibles ou moyens revenus que pour les ménages les plus riches qui reçoivent à l’inverse une plus forte proportion des autres types de revenus (gains en capital, revenus de locations, rentes, droits de propriété intellectuelle, etc.). En conséquence, une baisse de la part de la rémunération des travailleurs dans le PIB est habituellement accompagnée d’une augmentation des inégalités (habituellement, car d’autres facteurs allant dans le sens inverse, comme une hausse de l’impôt et des transferts, pourraient annuler l’impact de cette baisse). Les deux graphiques 3 des pages numérotées 15 et 16 de l’étude montrent que la part de la rémunération des travailleurs dans le PIB a diminué entre 1985 (parfois 1995) et 2012 dans 17 des 18 pays du G20 pour lesquels des données sont disponibles, et ce, parfois considérablement. Cela dit, l’évolution de cette part ne correspond pas toujours avec celle des indicateurs individuels présentés plus tôt, même si elle va en général dans le même sens quand on tient compte des différences d’univers de ces données.

Au bout du compte, même s’il existe des divergences importantes entre les évolutions des inégalités selon les sources utilisées, toutes ces sources montrent qu’elles ont augmenté dans la plupart des pays, surtout parmi les pays les plus riches.

Causes possibles de l’évolution des d’inégalités

L’auteur examine dans cette section les facteurs communs et spécifiques à certains pays qui peuvent influencer l’évolution des inégalités.

– facteurs communs :

  • mondialisation et changements technologiques : ces deux facteurs se retrouvent dans la plupart des études portant sur l’évolution des inégalités, même si ces études ne leur accordent pas toutes la même importance, certaines concluant que les changements technologiques ont eu plus d’impact, d’autres que c’est la mondialisation (surtout par la délocalisation d’emplois bien payés dans des pays à bas salaires comme la Chine, mais pas seulement); dans les pays en développement, la mondialisation a parfois eu des effets contraires, augmentant les revenus des plus pauvres et ceux des plus riches;
  • financiarisation : ce facteur a fait augmenter la part des revenus de capital dans le PIB, la part des profits remis aux actionnaires et les salaires des pdgs et des professionnels de la finance.

– facteurs spécifiques :

  • impôts et transferts : l’impôt des plus riches et les transferts aux plus démunis ont été réduits dans de nombreux pays, mais augmentés dans quelques-uns, influençant grandement le niveau des inégalités;
  • salaire minimum : le salaire minimum a stagné, donc diminué en termes réels, dans beaucoup de pays, mais a augmenté dans quelques-uns; l’auteur précise que la hausse du salaire minimum au Brésil explique 36 % de la baisse des inégalités dans ce pays entre 2001 et 2005; il s’agit donc d’un facteur important, souvent négligé par les autorités quand elles parlent des inégalités;
  • changements démographiques : le vieillissement de la population, le nombre de personnes par ménage (y compris d’enfants), la scolarisation, les divorces et séparations, l’endogamie (union avec une personne de la même classe sociale), l’activité sur le marché du travail (notamment des femmes), etc. ont tous un impact sur les inégalités;
  • lois du travail, assurance-chômage, privatisations et déréglementation : ces facteurs peuvent avoir joué dans certains pays, mais leur impact est difficile à évaluer; selon l’auteur, ils ont en général beaucoup moins d’impact que les facteurs mentionnés auparavant.

L’auteur conclut qu’il est difficile d’attribuer un impact spécifique à chacun de ces facteurs, chacun d’entre eux ayant souvent un impact sur d’autres facteurs (le vieillissement de la population fait augmenter le versement de transferts, la hausse du salaire minimum et du taux d’activité les fait baisser, etc.). Sa liste est intéressante, mais, personnellement, je lui aurais ajouté, que ce soit parmi les facteurs communs ou spécifiques, la baisse d’influence des syndicats, le déclin de la concurrence, l’évitement fiscal et l’évasion fiscale.

Les conséquences des inégalités et les politiques pour les combattre

Reconnaissant l’aspect contraire à l’éthique et injuste des inégalités, l’auteur tient à préciser que ses compétences sont essentiellement concentrées en économie. Il se contentera donc de résumer les conséquences économiques des inégalités en disant qu’elles sont mauvaises pour la croissance et pour l’efficacité économique, mais qu’on ne sait pas à partir de quel niveau d’inégalités elles deviennent mauvaises, puis en ajoutant que les politiques redistributrices pour les combattre peuvent être coûteuses (mais souvent rentables). Il présente ensuite les mesures redistributrices les plus efficaces.

  • L’augmentation des impôts progressifs sur le revenu est de loin la mesure la plus efficace pour corriger les inégalités excessives. Contrairement à bien des affirmations, aucune donnée ne montre que cette politique a pu nuire à la croissance par le passé, quoique cela pourrait être différent à l’avenir en raison de la plus grande mobilité du capital, des entreprises et des personnes. Cela dit, les exigences plus grandes des pays sur la transparence des transactions internationales pourraient limiter cette mobilité. Malgré cela, à tort ou à raison, peu de pays semblent prêts à adopter de telles politiques.
  • La hausse des transferts est aussi un moyen très efficace de combattre les inégalités. Par exemple, un filet de sécurité bien conçu fait augmenter les transferts aux plus démunis au même rythme que le revenu moyen ou médian, évitant ainsi la croissance des inégalités. Jointe à une augmentation des impôts, une hausse des transferts peut être adoptée sans faire augmenter le déficit public.
  • L’amélioration de la mobilité sociale des plus pauvres, par exemple en investissant davantage en éducation préscolaire et scolaire dans les milieux défavorisés, peut aussi avoir un impact positif important sur les inégalités.
  • L’imposition des héritages (au moins à partir d’un certain montant), qui a disparu dans de nombreux pays, est aussi une mesure qui peut faire diminuer directement le niveau des inégalités, mais aussi indirectement en favorisant l’égalité des chances.
  • La lutte à la discrimination, sexuelle, ethnique et de classe, peut aussi avoir des conséquences directes et indirectes sur les inégalités.
  • La réglementation des défaillances du marché, surtout pour faire augmenter la concurrence et faire diminuer la prise de rentes, devrait être davantage utilisée. On peut penser entre autres à une réglementation des salaires élevés, de l’utilisation abusive de l’incorporation, des monopoles, de la délocalisation des emplois, des mouvements de capitaux (notamment pour éviter l’évitement fiscal et l’évasion fiscale), de l’information des entreprises et des professions réglementées.

L’auteur sait bien qu’il ne serait pas facile de faire accepter toutes ces mesures (surtout si on tient compte des lobbys des riches et de leur contrôle de bien des élus, sujets dont l’auteur ne parle pas), mais trouve utile d’en fournir un éventail le plus large possible pour au moins pouvoir en implanter quelques-unes et montrer que la lutte aux inégalités est possible et est une question de volonté politique.

Commentaires

L’étude est suivie de deux commentaires. Celui de Barry Eichengreen, professeur d’économie à l’université Berkeley, complète plus l’étude qu’il n’y ajoute d’éléments d’analyse. Il en est autrement de celui de Raquel Fernández, professeure d’économie à l’université de New York.

Elle montre par exemple à quel point l’utilisation de la croissance du PIB et même du PIB par habitant est une mauvaise mesure de l’amélioration du bien-être économique d’une société. Par exemple, le graphique ci-contre compare la croissance moyenne du PIB par habitant (axe horizontal) au cours des 30 dernières années (ou moins, si les données n’étaient pas disponibles) avec celle du revenu médian disponible ajusté des ménages (axe vertical) pour 23 pays de l’OCDE. Les lignes pointillées en diagonale permettent de mieux voir si, pour chaque pays, le PIB par habitant a augmenté plus fortement ou moins que le revenu médian des ménages. On peut voir que dans seulement deux de ces 23 pays (la Norvège et la République tchèque) le revenu des ménages a augmenté davantage que le PIB par habitant, et encore de très peu (moins de 0,5 point de pourcentage). On peut aussi constater que deux pays ont vu le PIB par habitant augmenter de plus de deux points de pourcentage de plus que le revenu des ménages (la Pologne et la Slovaquie) et que cette différence fut de plus d’un point aux États-Unis, en Allemagne et en Autriche.

L’auteure favorise en fait l’utilisation d’autres mesures en plus de ces deux-là (croissance par décile, du 1 %, par région, par ethnie, par sexe, etc.) et aimerait qu’on puisse les appliquer à des périodes précises pour qu’on soit en mesure de mieux comprendre les conséquences d’événements et de décisions économiques. Elle ajoute que ces indicateurs de revenus devraient être complétés par des indicateurs liés aux services publics. La suite de son commentaire est tout aussi intéressante, mais je vais le passer, d’autant plus qu’elle est en grande partie axée sur une étude que j’ai commentée il y a quelques mois dans ce billet.

Et alors…

Cette étude n’est peut-être pas la plus spectaculaire que j’ai lue sur les inégalités, mais son contenu m’a agréablement surpris. Il faut dire que j’étais déjà étonné de constater que la Banque des règlements internationaux avait produit une étude sur ce sujet. Le passé de l’auteur, qui a notamment occupé des postes d’économiste en chef et de premier vice-président de la Banque mondiale entre 2003 et 2007, ne laissait présager rien de bien emballant. Dans ce contexte, ses propositions de mesures pour réduire les inégalités sont non seulement pertinentes, mais audacieuses.

En plus, cette étude fait bien ressortir les grandes différences dans l’évolution des inégalités selon les indicateurs utilisés et surtout selon les pays et les époques. Cela permet d’analyser les causes des inégalités avec beaucoup plus de précision que lorsqu’on s’imagine que cette évolution fut la même selon tous les indicateurs et dans tous les pays. Cette étude montre bien l’ensemble des facteurs qu’il faut examiner (même si elle en omet quelques-uns) pour bien comprendre les inégalités et les façons de les combattre.

Et, surtout, cette étude boucle la boucle : on peut maintenant dire que tous les principaux organismes internationaux à vocation économique s’intéressent à la croissance des inégalités, même si cette étude contient la mise en garde habituelle précisant que les opinions contenues dans cette étude ne représentent pas nécessairement celles du BRI…

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