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L’impact des voitures autonomes sur l’emploi

14 septembre 2017

Dans le précédent billet, qui portait sur l’impact des voitures autonomes sur les consommateurs, on a vu que ces voitures sont loin d’être au point, qu’elles sont à des décennies d’être les seules sur nos routes (si jamais cela arrive un jour), que la question de la responsabilité en cas d’accidents demeure incertaine, quoique les entreprises font tout pour que ce ne soit pas elles qui en soient responsables, et qu’elles amènent avec elles de nouveaux risques dont on ne parle pas souvent (pannes, bogues, piratages, etc.). On pourrait penser que l’auteur de l’étude que j’ai présentée dans ce billet exagérait, mais on a appris depuis que Tesla peut déjà modifier à distance l’autonomie de ses véhicules et que «General Motors peut couper le moteur d’une voiture à distance». On peut imaginer ce que les constructeurs pourraient faire avec une voiture complètement autonome (il va falloir trouver un autre nom, car elles ne semblent pas autonomes du tout!) et l’intérêt que cela représenterait pour des pirates informatiques… Bref, le rêve de la voiture qui nous reconduirait au travail nous laissant lire notre blogue favori au cours du trajet et qui reviendrait d’elle-même à la maison pour reprendre la route à la fin de la journée pour venir nous chercher au travail semble finalement bien lointain, et non pas accessible d’ici une dizaine d’années comme certains le pensaient il y a cinq ans

En fait, plein de gens sérieux pensent encore que ces voitures seront sur le marché d’ici à peine quelques années. La Chambre des représentants des États-Unis vient d’ailleurs d’adopter à l’unanimité (!) une loi réduisant les normes de sécurité fédérales pour «faciliter la mise en service de véhicules munis de systèmes de conduite autonome», tel que l’auteur de l’étude que j’ai présentée dans le précédent billet le prévoyait. Ne doutant pas de l’imminence de l’arrivée de ces voitures sur le marché, le bureau de l’économiste en chef du U.S. Department of Commerce a publié récemment un document intitulé The Employment Impact of Autonomous Vehicles (L’impact des véhicules autonomes sur l’emploi) dans lequel David Beede, Regina Powers et Cassandra Ingram tentent, comme l’indique bien le titre de leur étude, de quantifier l’impact qu’aurait leur adoption généralisée sur l’emploi.

Introduction

Sans émettre la moindre réserve ni mentionner le moindre risque à leur utilisation (même pas la possibilité de bogues!), les auteur.es de cette étude s’émerveillent devant les promesses des voitures autonomes : plus de sécurité et moins d’accidents, transport plus agréable, moins de consommation d’énergie et de pollution, besoin moindre en infrastructures, etc. Il et elles imaginent en plus que ces voitures seront techniquement au point dans un proche avenir et que «leur utilisation sur les routes devient de plus en plus probable». Pour justifier leur optimisme, les auteur.es mentionnent le progrès de l’utilisation des systèmes d’assistance au conducteur (freinage d’urgence, avertissement de collisions, stationnement assisté, etc.) dont les applications sont passées de 80 à 140 millions entre 2014 et 2016. Seul bémol, les auteur.es reconnaissent que les logiciels permettant de remplacer la prise de décision humaine n’ont pas connu autant de progrès, ajoutant aussitôt qu’ils devraient être prêts dans une dizaine d’années (sans cette fois, expliquer leur optimisme). Face à cette implantation prochaine (!), les auteur.es jugent urgent d’analyser l’impact qu’elle pourrait avoir sur le marché du travail, aussi bien directement sur l’emploi des personnes qui conduisent des véhicules automobiles qu’indirectement chez celles qui se servent de ces véhicules dans le cadre de leur emploi.

Véhicules utilisés par industrie et par profession

– par industrie : Les entreprises privées et publiques (y compris les personnes qui travaillent à leur compte) sont responsables d’environ la moitié des achats de véhicules automobiles (autos, camions et autobus). Le transport en commun et le transport par camion sont les industries dont la plus grande part des investissements se concrétise dans l’achat de véhicules automobiles (environ 75 %). Ce constat n’a bien sûr rien d’étonnant.

– par profession : Assez étonnamment, il n’existe pas de base de données contenant la part du travail dans une profession qui se déroule dans une auto. Par contre, en recoupant les données de quelques sources, certaines reposant sur des entrevues, d’autres sur des listes de tâches, il y a moyen de se faire une bonne idée de la question. Les auteur.es retiennent ainsi 108 des 840 professions de la 2010 Standard Occupational Classification (SOC), sept qui consistent essentiellement à conduire ces véhicules (conducteurs de camions, de taxis, d’autobus, de véhicules de livraison, d’ambulances, etc.) et 101 pour lesquelles on doit utiliser un véhicule dans le cadre de son travail (policiers et pompiers, préposés aux soins de santé à domicile, agents immobiliers, installateurs et réparateurs d’équipements, etc.). En 2015, il y avait 3,8 millions d’emplois dans les sept professions de la conduite (soit 2,8 % du total) et 11,7 millions d’emplois dans les 101 autres professions retenues (8,5 % du total), soit 15,8 millions d’emplois en tout (11,3 % du total).

Le graphique qui suit indique dans quelles industries on trouve le plus d’emplois qui pourraient potentiellement être touchés par l’implantation de véhicules autonomes. Les parties en bleu foncé indiquent la présence des sept professions de la conduite et celles en bleu pâle la présence des 101 autres professions où on doit utiliser un véhicule dans le cadre de son travail.

S’il n’est pas étonnant de constater que les professions de la conduite sont fortement concentrées dans l’industrie du transport et, dans une moindre mesure, dans celle du commerce de gros («Wholesale», où on trouve de nombreux conducteurs de camions et de chauffeurs-livreurs), les deux premiers rangs occupés par les secteurs du gouvernement et de la santé et des services sociaux («Health/Social») dans les professions où on doit utiliser un véhicule dans le cadre de son travail peuvent surprendre davantage. Malheureusement, les auteur.es se contentent d’observer ce résultat sans tenter de l’expliquer. En fait, il suffit de consulter les professions où on doit utiliser un véhicule dans le cadre de son travail qui regroupent le plus de travailleurs dans la deuxième partie du tableau 1 de l’annexe (à la page 22 de l’étude) pour constater que les auxiliaires familiales et les éducatrices de la petite enfance – qui travaillent en très forte proportion dans le secteur de la santé et des services sociaux – se classent au premier et au sixième rangs, et que les policiers, les agents correctionnels et les pompiers – qui travaillent surtout pour les différents paliers du gouvernement – se classent aux troisième, neuvième et douzième rangs. En plus, on retrouve dans ces secteurs de nombreux agents de sécurité qui se classent au deuxième rang. Cela dit, j’ai de la difficulté à imaginer des véhicules prioritaires, comme ceux des policiers, des pompiers et des ambulanciers, fonctionner de façon autonome. Il me semble difficile à imaginer des patrouilles de policiers dans une voiture sans chauffeur, des ambulances sans techniciens ambulanciers et des camions de pompiers sans pompiers!

Part du travail consacré à la conduite de véhicules automobiles

Si la seule fonction des titulaires de postes dans les professions de la conduite était justement de conduire, l’impact de l’implantation des voitures autonomes serait simple à estimer : elles pourraient carrément remplacer toutes les personnes qui travaillent dans ces professions. Or, ces personnes accomplissent bien d’autres tâches, notamment déplacer des objets, remplir des rapports, réparer et assurer le fonctionnement mécanique de leurs équipements (dont le véhicule qu’elles conduisent) et utiliser des ordinateurs. Ces tâches supplémentaires (ou connexes) représentent bien sûr une plus grande part du travail pour les personnes qui travaillent dans les professions où on doit utiliser un véhicule dans le cadre de son travail. Même si ces constats ne permettent pas de quantifier la part du travail qui pourrait être réalisée par les voitures autonomes, ils nous font au moins réaliser que ces voitures ne pourraient remplacer qu’une partie des tâches accomplies par les membres de ces professions. Leur impact serait donc bien moindre que la présence de ces professions sur le marché du travail le laisse penser (11,3%, je le rappelle).

Autres caractéristiques

Les auteur.es présentent ensuite quelques caractéristiques des personnes qui occupent des emplois dans les deux groupes de professions retenus sur :

  • leurs connaissances et compétences, pour évaluer les possibilités qu’elles auraient d’occuper d’autres emplois si jamais elles perdaient le leur en raison de l’implantation des voitures autonomes; bizarrement, les auteur.es se basent sur les exigences théoriques des professions dans lesquelles elles travaillent plutôt que sur leurs caractéristiques personnelles, comme si chaque personne qui occupe ces emplois avait exactement les compétences exigées, sans aucune de plus ni aucune de moins;
  • le taux de mortalité en raison d’un accident de voiture est 10 fois plus élevé dans les professions de la conduite que dans l’ensemble des professions (mais s’élève à seulement 16 sur 100 000), mais est à peine 38 % plus élevé dans les professions où on doit utiliser un véhicule dans le cadre de son travail;
  • le taux de blessures pour la même raison est neuf fois plus élevé dans les premières professions et un peu plus de deux fois plus élevé dans les deuxièmes; en fait, les auteur.es n’ont utilisé cette caractéristique que pour valider le fait que les membres des deux groupes de professions utilisent vraiment beaucoup plus leur automobile que les membres des autres professions;
  • les membres des professions de la conduite sont plus vieux et ont un salaire un peu moins élevé que la moyenne, sont beaucoup plus souvent des hommes (88 % par rapport à 53 %), sont moins scolarisés, sont plus nombreux à ne pas avoir d’assurance-santé et de régimes de pension, et sont plus souvent à leur compte;
  • les membres des professions où on doit utiliser un véhicule dans le cadre de son travail présentent des écarts beaucoup moins élevés avec la moyenne pour toutes ces caractéristiques.

Conclusion des auteur.es

Même si les voitures autonomes ne seront pas implantées avant plusieurs années, les auteur.es considèrent qu’il est à peu près certain qu’elles auront un impact sur les membres des professions de la conduite et potentiellement aussi (mais beaucoup moins) sur ceux des professions où on doit utiliser un véhicule dans le cadre de son travail, quoique l’ampleur de cet impact soit encore bien incertaine. L’étude montre que les personnes qui seraient les plus touchées par l’implantation des voitures autonomes, soit les membres des professions de la conduite, risquent d’éprouver beaucoup de difficulté à trouver d’autres emplois, étant plus vieux et bien moins scolarisés que la moyenne de la population, et n’ayant de l’expérience que dans des tâches routinières. Le problème semble bien moins important pour les membres du deuxième groupe tant parce qu’ils seraient moins touchés que parce qu’ils sont moins âgés et plus scolarisés que les membres des professions de la conduite, et que leurs expériences sont plus variées. Les auteur.es recommandent finalement de continuer à analyser les caractéristiques et les tâches des membres des deux groupes de professions retenues.

Et alors…

Ce type d’étude présente un intérêt bien différent de celles que je présente habituellement sur ce blogue. Dès le début, surtout en raison du billet que j’ai publié la semaine dernière, j’avais de la difficulté à prendre celle-ci au sérieux. Elle me faisait penser à bien des sujets abordés par la théorie économique : on fait des hypothèses douteuses, ici l’implantation généralisée d’ici quelques années, voire une couple de décennies, de voitures autonomes, puis on fonce à partir de ces hypothèses comme si elles étaient solides comme le roc! On ne parle pourtant pas ici d’un groupe de théoriciens attirés par la beauté d’hypothèses élégantes, mais bien d’économistes du ministère du Commerce des États-Unis!

Cela dit, leur étude permet tout de même d’en savoir plus sur les professions de la conduite et surtout sur celles dont les membres utilisent des voitures dans le cadre de leur travail. C’est déjà ça. Elle permet aussi de constater à quel point les humains sont prêts à croire aux prévisions les plus loufoques sans se poser de question sur leurs réelles possibilités d’être implantées. Je me pensais sévère avec cette conclusion jusqu’à ce que je lise cette phrase lumineuse de Sendhil Mullainathan, professeur d’économie à l’Université Harvard : «L’histoire et la psychologie nous disent que notre capacité à prédire l’avenir est limitée, alors que notre capacité à croire à de telles prédictions est illimitée».

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