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La disparition de la classe moyenne

25 septembre 2017

The Vanishing Middle Class – Prejudice and Power in a Dual Economy (La disparition de la classe moyenne – Préjudice et pouvoir dans une économie à deux vitesses) de Peter Temin m’a été suggéré par un collègue et recommandé par un ami. Constatant que ce livre n’était pas trop long (256 pages selon l’éditeur, mais à peine 190 si on exclut les références et l’index) et que l’auteur que je ne connaissais pas semble mériter le détour (comme on peut le voir dans la vidéo proposée à la fin de ce billet), et que son sujet m’intéresse beaucoup, je me le suis procuré rapidement. Dans ce livre, Temin «analyse la dynamique de la fracture entre les riches et les pauvres aux États-Unis et décrit les moyens de parvenir à une répartition des richesses plus égalitaire afin que les États-Unis n’aient plus une économie pour les riches et une autre pour les pauvres».

Introduction : La distribution des revenus aux États-Unis est passée de la forme de la bosse d’un dromadaire, avec une classe moyenne nombreuse et de petites classes pauvres et riches, à celle des bosses d’un chameau, avec une petite classe moyenne et de classes pauvres et riches plus importantes. C’est cette distribution que l’auteur décrit comme une économie à deux vitesses («a dual economy»), se basant sur un modèle conçu pour analyser ce type d’économie dans les pays en développement, modèle qui a valu à son auteur, Arthur Lewis, un prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel (le seul attribué à un Noir). Cette manifestation de la hausse des inégalités serait due à la fois à des facteurs politiques et historiques (ainsi qu’économiques et technologiques), facteurs que l’auteur présentera dans ce livre.

I. Une économie à deux vitesses aux États-Unis

1. Une économie à deux vitesses : L’auteur présente les grandes lignes du modèle qu’il utilisera dans son livre. Il explique que ce modèle, conçu pour analyser l’économie dans les pays en développement, divise l’économie en deux, soit un secteur capitaliste, plus récent, souvent situé près des ports et formé d’entreprises du secteur manufacturier, et un secteur traditionnel, souvent agricole, permettant à peine la survie. Les capitalistes offrent un salaire plus élevé que le secteur de survivance pour attirer ses travailleurs, mais visent aussi à ce que les revenus de l’autre secteur soient les plus bas possibles pour ne pas être obligés d’augmenter «trop» les salaires qu’ils offrent dans leur secteur. Cela est un facteur qui nuit depuis des décennies aux économies des pays en développement (je simplifie, bien sûr).

Pour appliquer ce modèle aux États-Unis, l’auteur divise aussi l’économie en deux secteurs. Le premier secteur est composé d’environ 20 % de la population qui touche près de la moitié des revenus. Il l’appelle le secteur FTÉ pour montrer l’importance de la finance, des technologies et de l’électronique parmi les personnes à hauts revenus. Il appelle «à bas salaires» le deuxième secteur, qui regroupe tous les autres emplois. Le premier secteur est formé en très forte proportion de Blancs et, dans une moindre mesure, d’Asiatiques, tandis que les Noirs et les hispanophones sont surreprésentés dans le deuxième. Les revenus des membres du secteur FTÉ ont connu une forte croissance depuis 40 ans, mais ceux des membres du deuxième secteur ont stagné.

2. Le secteur FTÉ : Après un retour instructif sur certains événements des années 1960 et 1970 (dont certains peu connus) annonçant l’âge d’or du néolibéralisme et la division du marché du travail en secteurs FTÉ et à bas salaires, l’auteur analyse notamment certains des facteurs qui expliquent la forte croissance des revenus dans le secteur FTÉ.

3. Le secteur à bas salaires : L’auteur revient encore aux années 1960 et 1970 pour montrer l’importance du racisme envers les Noirs dans la division du marché du travail en secteurs FTÉ et à bas salaires. Il analyse ensuite une série de facteurs expliquant la polarisation des emplois, c’est-à-dire la baisse des emplois intermédiaires routiniers et l’augmentation des emplois non routiniers à faibles et hauts salaires. Il décrit notamment l’importante migration des Noirs vers les villes du nord des États-Unis jusque dans les années 1970, alors que ces villes ont justement perdu un grand nombre d’emplois au profit des banlieues, où une forte proportion des Blancs habitant auparavant dans les villes étaient déménagés. Or, les membres du secteur FTÉ n’aiment pas contribuer au bien-être des membres du secteur à bas salaires, encore plus quand ils sont Noirs, comme on l’a vu dans le scandale de l’eau potable de Flint et comme on le constate en réalisant que les Noirs comptent pour 40 % des personnes emprisonnées alors qu’ils ne forment que 12 % de la population.

4. La transition : La poursuite des études au collégial est la meilleure façon de passer du secteur à bas salaires au secteur FTÉ. Par contre, les écoles des milieux à bas salaires sont moins bien financées que les autres et le coût des études collégiales constitue une forte barrière aux études pour des jeunes de ces milieux. Même ceux qui se rendent au collégial sont proportionnellement deux fois moins nombreux à obtenir un diplôme que les jeunes provenant du secteur FTÉ. Et, les diplômés du collégial provenant du secteur à bas salaire sont relativement moins nombreux à obtenir un emploi dans le secteur FTÉ que ceux qui en proviennent, que ce soit en raison de la moindre qualité des collèges qu’ils fréquentent, du manque de contacts dans ce secteur ou de la discrimination. Mais, ils gardent leur dette étudiante qu’ils ne peuvent faire rayer même en faisant faillite…

II. La politique dans une économie à deux vitesses

5. L’ethnie et le sexe : L’auteur raconte tout d’abord l’histoire du racisme contre les Noirs aux États-Unis depuis leur arrivée comme esclaves jusqu’à aujourd’hui, en passant par leur «libération» après la guerre de Sécession et par l’adoption des lois Jim Crow. Il mentionne aussi d’autres mesures supposément neutres, mais en fait discriminatoires envers les Noirs, comme l’identification pour voter, la guerre contre la drogue, l’exclusion des ex-prisonniers de certains postes, etc. Il aborde ensuite les épisodes de racisme envers les Juifs, les Irlandais catholiques, les hispanophones et d’autres groupes minoritaires.

L’histoire du droit des femmes n’est pas plus rose (…). Que ce soit du côté du droit de vote et de posséder des biens que du droit à l’intégrité de leur corps, leur situation a longtemps été guère plus reluisante que celle des esclaves. Encore aujourd’hui, les violeurs sont parfois punis d’une tape sur les doigts et le droit à l’avortement est bafoué dans bien des États (par exemple, son remboursement n’est toujours pas reconnu dans les programmes d’assurance-santé de certains États). Et cette situation risque de se détériorer au cours des prochaines années. On ne s’étonnera donc pas de constater que les femmes sont elles aussi surreprésentées dans le secteur à bas salaires.

6. La théorie de l’investissement en politique : Si les gens votaient en fonction de leurs intérêts, on devrait s’attendre à ce que les élu.es mettent de l’avant les enjeux favorisant les membres du secteur à bas salaires, car ces personnes représentent 80 % de la population. L’auteur explique les nombreux moyens pris par les membres du secteur FTÉ des États-Unis pour faire baisser la participation des Noirs et des plus pauvres. J’en connaissais beaucoup, mais j’en ai appris de nouveaux! Au bout du compte, les États-Unis ont un des taux d’inscription et de participation aux élections parmi les plus bas au monde. Ensuite, l’auteur montre l’importance de l’information, et fait le lien avec la propagande payée par les grands partis et les lobbys les plus puissants pour défendre leurs intérêts. Il présente finalement la théorie de l’investissement en politique du titre de ce chapitre en montrant que la probabilité de gagner une élection est directement liée au pourcentage des dépenses électorales effectuées par un candidat (avec un coefficient de corrélation de 0,779).

7. Les préférences des très riches : L’auteur présente un sondage récent effectué auprès de très riches : ils sont inquiets de la dette publique et favorables à des baisses d’impôts et de dépenses dans les programmes sociaux, la santé et l’éducation, et consacrent tous de fortes sommes pour financer les campagnes électorales de candidats des deux partis principaux! L’auteur donne ensuite de nombreux exemples des avantages que ces riches retirent de ces «investissements».

8. Les concepts de gouvernement : En examinant l’évolution des institutions politiques depuis la création des États-Unis, l’auteur montre que le système politique de ce pays est actuellement plus près d’une ploutocratie (pouvoir basé sur la richesse) que d’une démocratie, et qu’il en fut ainsi au cours de la majeure part de son histoire.

III. Le gouvernement dans une économie à deux vitesses

9. L’emprisonnement de masse : Non seulement les Noirs sont surreprésentés dans les emprisonnements, mais ils le sont aussi dans les arrestations, dans les contrôles non justifiés, dans les décès par des policiers et même dans les amendes reçues. Un homme noir sur trois ira en prison au cours de son existence, tandis que ce sera le cas d’un hispanophone sur six et d’un Blanc sur 17. L’auteur explique les conséquences de ces emprisonnements sur les revenus et les autres aspects de la vie des personnes emprisonnées, puis montre à quel point ce serait préférable pour tous de moins emprisonner et d’offrir davantage de services sociaux, éducatifs et préventifs. Il aborde aussi les effets négatifs des prisons privées et d’autres aspects de l’emprisonnement de masse.

10. L’éducation publique : Au lieu d’accorder davantage de ressources aux écoles des milieux défavorisés, les États-Unis en accordent moins, car le financement se fait localement et car, comme dans le modèle de Lewis, les membres du secteur FTÉ refusent de dépenser pour ceux du secteur à bas salaires (surtout s’ils sont Noirs ou hispanophones). Une bonne éducation serait pourtant le meilleur moyen de favoriser la mobilité sociale et surtout de faire diminuer la criminalité et l’emprisonnement.

11. Les villes des États-Unis : Non seulement les services offerts par les villes, comme l’éducation primaire et secondaire, sont liés à la richesse de leur population, mais ils le sont plus qu’avant en raison de la baisse des subventions fédérales aux villes décrétées sous les administrations de Ronald Reagan et de George W. Bush. L’auteur poursuit en décrivant les conséquences de ce fonctionnement sur le mouvement des classes sociales (les Noirs et les Blancs du secteur à bas salaires sont restés dans les villes, mais les Blancs du secteur FTÉ ainsi que les moins pauvres du secteur à bas salaires sont partis en banlieue et peuvent se payer de meilleurs services), sur la décrépitude des infrastructures (écoles, hôpitaux, ponts, routes, aqueduc, égouts, transport en commun urbain et interurbain, etc.) et sur d’autres aspects de la vie en société (je résume grossièrement).

12 Les dettes personnelles et nationales : Les dettes des membres du secteur FTÉ sont généralement associées à des actifs monnayables (hypothèques, investissements, etc.), mais celles des membres du secteur à bas salaires le sont à des soldes de cartes de crédit, à des achats d’automobiles, à des dettes étudiantes et, parfois, à des hypothèques. L’auteur poursuit en analysant la dette publique et en proposant certaines mesures qui n’ont malheureusement qu’une faible probabilité d’être adoptées en raison de la résistance des membres du secteur FTÉ à toute hausse de taxes ou d’impôts. Pourtant, ces membres acceptent des dépenses militaires faramineuses pour poursuivre la guerre continuelle au Moyen-Orient, alors que ces sommes permettraient le développement de programmes de prévention à l’emprisonnement et le financement adéquat des écoles des milieux défavorisés.

IV. Comparaisons et conclusions

13. Comparaisons : L’auteur se demande ici si le modèle de Lewis ne s’applique qu’aux États-Unis ou s’il décrit aussi la situation dans d’autres pays. Il note que ce modèle ne semble pas s’appliquer dans les pays en développement, notamment en Chine et en Inde où une classe moyenne a au contraire surgi au cours des dernières décennies. Il observe ensuite que le nombre d’emplois exigeant des compétences intermédiaires a aussi diminué en Europe (et en général plus qu’aux États-Unis), mais que ce phénomène s’est moins traduit par une polarisation des revenus, ce qui montre que les politiques ont une grande importance dans l’établissement ou l’évitement d’une économie à deux vitesses.

14. Conclusions : L’auteur revient sur ses principaux constats, notamment sur le fait que l’application du modèle d’économie à deux vitesses aux États-Unis est en fait un mélange malsain de guerre des classes et de racisme, surtout envers les Noirs, mais aussi envers les hispanophones (et, de plus en plus, envers les musulmans et les Arabes, mais Temin n’en parle pas). Il présente ensuite des mesures pour renverser la situation actuelle, puis précise que la démocratie devra être rétablie aux États-Unis pour qu’elles puissent être implantées.

Annexe : Modèles d’inégalités : Cette annexe est théorique; l’auteur y présente quelques modèles d’inégalités, dont ceux de Lewis, Piketty, Solow et Kuznets. J’ai lu cette annexe rapidement, ne la trouvant pas vraiment nécessaire à la compréhension des concepts mis de l’avant dans ce livre.

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire! Même si ce livre porte sur un sujet sur lequel j’ai lu de très nombreux livres et études, l’approche de Temin est tellement différente de celle généralement utilisée qu’on a l’impression de lire sur un autre sujet! On remarquera peut-être que les résumés que j’ai faits des chapitres de ce livre sont nettement plus substantiels que ceux que j’écris habituellement quand je présente un livre. Malgré cela, ce livre est tellement riche et contient tellement de détails que toute personne qui maîtrise un tant soit peu l’anglais et qui est intéressée par ce sujet devrait le lire. La thèse que l’auteur y défend (la comparaison avec le modèle de Lewis) pourrait devenir un carcan, mais elle demeure au contraire pertinente, peu importe l’angle qu’il aborde. Alors, même si les notes (15 pages…) sont à la fin, ce livre vaut certainement le détour!

Je termine ce billet en proposant une vidéo de 13 minutes montrant l’auteur présenter ce livre :

 

 

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5 commentaires leave one →
  1. 25 septembre 2017 12 h 54 min

    Lu récemment:
    « Les riches préfèrent de loin verser de l’argent à des oeuvres de charité que verser de bons salaires a des travailleurs. »

    Aimé par 1 personne

  2. 26 septembre 2017 8 h 23 min

    Ah, le mirage de la philanthropie…

    J’aime

  3. Luc Poitras permalink
    28 septembre 2017 11 h 25 min

    Sur le même sujet, la vision des gestionnaires au sein des FTÉ.

    J’aime

  4. 4 octobre 2017 10 h 35 min

    $23 pour la version kindle! Soit me MIT est gourmand, soit amazon ne veut pas en vendre!

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  5. 4 octobre 2017 11 h 07 min

    Je ne sais pas, pour moi, c’est gratuit grâce à la véritable économie du partage!

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