L’évolution du ratio prestataires/chômeurs
Cela fait maintenant cinq mois que le Rapport de contrôle et d’évaluation de l’assurance-emploi 2015-2016 a été déposé, et je n’ai pas encore pris le temps de faire le point sur l’évolution du ratio prestataires/chômeurs (P/C). Dans un billet datant de plus de deux ans, j’avais expliqué les facteurs à l’origine de la baisse continuelle de ce ratio entre 2009 et 2014. Il est plus que temps de voir si la situation a changé ou si la glissade s’est poursuivie, et de s’interroger sur les facteurs qui expliquent ces mouvements.
Le ratio P/C est une des données les plus pertinentes pour vérifier si la proportion de chômeurs qui touchent des prestations régulières d’assurance-emploi est en hausse ou en baisse. Ce ratio est le résultat de la division du nombre de personnes qui reçoivent des prestations régulières d’assurance-emploi (excluant les prestations spéciales, soit de maladie, de maternité, parentales et de compassion) par le nombre de chômeurs.
Le graphique qui suit montre l’évolution du ratio P/C de 1976 à 2016. Pour réaliser ce graphique, j’ai utilisé deux séries de données. Celle que j’ai intitulée «Rapport» (ligne rouge) vient des données publiées dans les rapports de contrôle et d’évaluation de l’assurance-emploi. Il n’y a que deux de ces rapports actuellement accessibles sur Internet, mais celui de l’an passé contient des données historiques débutant en 2004 (voir les données du graphique 21 sur cette page). L’autre série («Calculé», ligne bleue) est obtenue en divisant la moyenne annuelle du nombre de prestataires d’assurance-emploi des tableaux cansim 276-0001 et 276-0022 par la moyenne annuelle du nombre de chômeurs selon le tableau cansim 282-0008. Les données sont un peu différentes dans les deux séries parce que les ratios des rapports de contrôle et d’évaluation sont calculés à partir des données de mars, juin, octobre et décembre plutôt qu’à partir de celles de tous les mois. Les tendances sont toutefois identiques.
Ce graphique montre clairement que la proportion de chômeurs canadiens qui touchent des prestations d’assurance-emploi a fortement diminué au cours des dernières décennies. Il nous apprend en outre que cette baisse s’est manifestée en premier lieu au cours des années 1990 (passant de 86,6 en 1989 à 47,1 en 1997, une baisse de 46 %), décennie au cours de laquelle de nombreuses réformes ont vu le jour. Par la suite, la tendance fut à peine un peu négative de 1997 et 2008, le ratio P/C se situant tout au long de cette période entre 45,9 (en 2003) et 48,4 (en 1998). Ensuite, ce ratio a augmenté en 2009 lors de la récession (à 50,6 selon mes calculs et à 51,8 selon les données des rapports), ce qui est normal, car une proportion plus grande des chômeurs était composée de personnes qui ont perdu leur emploi récemment et qui ont droit aux prestations. En plus, quand le taux de chômage augmente, le nombre d’heures nécessaires pour recevoir des prestations diminue et le nombre de semaines auxquelles un chômeur a droit à des prestations augmente. Finalement, les gouvernements adoptent toujours des mesures de prolongation des prestations lors de récessions. La baisse de 2010 s’explique par le même raisonnement, mais à l’inverse. La baisse de 2011 était plus étrange, car elle indiquait un ratio inférieur à celui d’avant la récession. J’ai par contre déjà expliqué cette baisse dans un billet datant de quatre ans montrant qu’elle était due en très grande partie à l’augmentation de la proportion de chômeurs n’ayant pas travaillé depuis plus d’un an (de 29,8 % en 2007, 30,2 % en 2008 et 28,9 % en 2009 à 35,8 % en 2010 et à 39,0 % en 2011), les personnes n’ayant pas travaillé depuis plus d’un an ne pouvant bien sûr pas avoir cotisé à l’assurance-emploi au cours des 52 dernières semaines et donc avoir droit à des prestations.
Les baisses de 2012 à 2014 étaient plus intrigantes, car les proportions de chômeurs n’ayant pas travaillé depuis plus d’un an de ces années n’ont pas augmenté, demeurant plutôt à 39,0 % en 2012, diminuant même en 2013 (38,3%) et demeurant à peu près à ce niveau (38,4%) en 2014, soit moins élevé qu’en 2011 et 2012, ce qui aurait dû pousser le ratio P/C à la hausse. C’est ce qui est finalement arrivé en 2015 et en 2016, alors que la proportion de chômeurs n’ayant pas travaillé depuis plus d’un an a diminué en 2015 à 36,9 %, mais a augmenté un peu en 2016 à 37,3 %, à un niveau tout de même moins élevé qu’en 2011 et 2012 (39,0 %). Il est donc clair que si la proportion de chômeurs n’ayant pas travaillé depuis plus d’un an peut expliquer les mouvements du ratio P/C, il n’est pas le seul facteur à l’influencer.
Comme mentionné en amorce, j’ai déjà expliqué dans un billet datant de plus de deux ans les baisses du ratio P/C observées de 2009 à 2014 (ne pouvant toutefois pas expliquer celle 2014 par manque de données). Je vais reprendre ici ces explications en les complétant avec quelques éléments supplémentaires et en analysant aussi les mouvements de 2014 et de 2015. Malheureusement, il faudra attendre un peu pour les explications de la hausse de 2016!
L’évolution du ratio prestataires/chômeurs de 2012 à 2015
Pour tenter de trouver les facteurs qui expliquent les mouvements du ratio P/C de 2012 à 2015, j’ai résumé les données disponibles dans les rapports de contrôle et d’évaluation portant sur les années 2011 à 2015 (en ajoutant au tableau du précédent billet quelques éléments supplémentaires et les données de 2014 et 2015) dans le tableau qui suit.
Je vais tout d’abord expliquer les éléments présentés dans ce tableau :
Chômeurs : Chômeurs selon l’Enquête sur la couverture de l’assurance-emploi, soit la moyenne des données de mars, juin, octobre et décembre de l’Enquête sur la population active.
Autonomes : Chômeurs qui avaient exercé un emploi comme travailleur autonome avant de tomber en chômage : comme ces personnes ne cotisent pas à l’assurance-emploi, elles n’ont donc pas droit aux prestations de ce programme.
Pas travaillé au cours des 12 derniers mois : Chômeurs qui n’ont pas travaillé, donc pas cotisé au cours de la dernière année et n’ont en conséquence pas droit aux prestations; cette catégorie inclut aussi les personnes qui n’ont jamais travaillé (environ le quart d’entre elles).
Études : Chômeurs qui ont laissé leur travail pour retourner aux études et qui n’ont donc pas droit aux prestations parce qu’ils ne sont pas disponibles pour travailler.
Motif non valable : Chômeurs qui ont soit quitté volontairement leur travail sans motif valable (selon la Loi) ou qui ont été licenciés pour inconduite (aussi, selon la Loi). Ces personnes n’ont pas droit non plus aux prestations.
Admissibles : Chômeurs moins les quatre lignes précédentes.
Pas assez d’heures : Chômeurs admissibles, mais qui n’ont pas accumulé assez d’heures pour avoir droit à des prestations.
Admissibles et assez d’heures : Nombre de chômeurs admissibles moins la ligne précédente.
Pas de demande : Pour différentes raisons pas toujours claires, une proportion importante de chômeurs admissibles ayant accumulé assez d’heures ne touchent pas de prestations régulières; il peut s’agir de chômeurs:
- qui touchaient des prestations spéciales (maladie, maternité, parentales, etc.), quoique ces personnes ne sont généralement pas en chômage (mais qui peuvent se déclarer disponibles pour travailler et à la recherche d’un emploi à Statistique Canada);
- dont les prestations avaient été interrompues temporairement (inadmissibilité pour manque de recherche d’emploi, non disponibilité, en vacances à l’étranger, etc.);
- qui avaient épuisé leurs prestations;
- qui n’avaient pas présenté de demande de prestations.
Chômeurs qui ont touché des prestations : Chômeurs admissibles ayant accumulé assez d’heures moins ceux de la ligne précédente. On notera que la proportion de chômeurs qui ont touché des prestations s’est située entre 25 et 30 % de 2011 à 2015.
Prestataires totaux : Prestataires ordinaires, catégorie qui comprend des chômeurs et des non chômeurs. Le pourcentage dans la partie droite du tableau représente de ratio P/C (enfin!).
On notera que les pourcentages que j’ai indiqués dans la partie droite du tableau vis-à-vis ces lignes représentent la proportion de ces catégories de personnes par rapport au nombre total de chômeurs (première ligne du tableau). Par contre, les pourcentages indiqués au trois dernières lignes représentent plutôt la proportion des trois prochaines catégories de personnes que je vais présenter sur le nombre de prestataires totaux, comme je l’ai indiqué dans le tableau (comme ils ne sont pas chômeurs, il aurait été étrange de les diviser par le nombre de chômeurs). Pour éviter la confusion, j’ai en plus mis ces pourcentages en italique.
Prestataires non chômeurs : Les Prestataires totaux moins les Chômeurs qui ont touché des prestations.
PNC avec gains : Prestataires non chômeurs parce qu’ils travaillent, sûrement à temps partiel, et qu’ils reçoivent un revenu de travail qui n’est toutefois pas assez élevé pour ne pas recevoir de prestations.
PNC sauf avec gains : Personnes qui reçoivent des prestations sans se déclarer chômeurs; comme ces personnes ne font pas partie de l’échantillon de l’Enquête sur la couverture de l’assurance-emploi, on sait peu de choses sur elles. Certaines participent à des mesures d’emploi tout en touchant des prestations (on peut estimer qu’ils représentent entre 20 et 30 % de ce groupe à l’aide les données sur les mesures d’emploi), mais la majorité d’entre elles semblent simplement répondre à Statistique Canada qu’elles ne cherchent pas d’emploi même si elles touchent des prestations (et, dans ce cas, elles seront considérées «inactives»). Elles peuvent par exemple être des travailleurs saisonniers qui ne cherchent pas vraiment d’emploi (mais disent en chercher dans leur déclaration de prestataires) au cours de la saison morte en attendant de reprendre leur emploi saisonnier. Les données des recensements et de l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) laissent penser que cela ne serait pas rare, car on y trouve une forte proportion d’inactifs dans les professions saisonnières, par exemple dans les professions de la forêt (les recensements et l’ENM ont lieu en mai, quand la forêt n’est pas encore dégelée dans toutes les régions). Cela montre que des personnes qui touchent des prestations se déclarent inactives (et non pas en chômage) quand elles sont interrogées par Statistique Canada.
Conclusions qu’on peut tirer de ce tableau
Pour simplifier le tout (ironie), certains remarqueront peut-être que les données sur le ratio P/C du graphique et du tableau ne sont pas les mêmes en 2011 et en 2012. Cela est vrai, mais cela est dû à une révision des données (phénomène courant avec les données de Statistique Canada). Malheureusement, cette révision n’a été publiée que pour le ratio P/C, pas pour les autres éléments du tableau, ce qui crée des petites incohérences. Cela dit, cela ne change pas beaucoup l’analyse qui suit.
Le tableau nous montre que la baisse du ratio P/C en 2012 est due tout d’abord à l’augmentation du nombre et de la proportion des prestataires non admissibles dans les quatre catégories (travail autonome, pas de travail au cours des 12 derniers mois, retours aux études et abandons volontaires non justifiés et licenciements pour inconduite), ce qui fait en sorte que la proportion de chômeurs admissibles est passée de 51,7 % en 2011 à 48,0 % en 2012, comme on peut le voir sur la ligne où j’ai mis ces pourcentages en caractères gras. Cette différence de 3,7 points de pourcentage est ensuite réduite, car la proportion de chômeurs admissibles qui n’ont pas accumulé assez d’heures pour satisfaire aux critères de l’assurance-emploi a été moins élevée en 2012 (8,7 %) qu’en 2011 (11,2 %), on ne sait pas trop pourquoi… Ainsi, la proportion de chômeurs admissibles ayant eu assez d’heures n’a diminué que de 1,2 point de pourcentage entre 2011 (40,5 %) et 2012 (39,3 %). Par contre, une proportion plus grande de chômeurs n’a pas déposé de demande ou avait épuisé ses prestations (ligne «Pas de demande»), soit 13,5 % en 2012 par rapport à 12,0 % en 2011. En conséquence, la proportion de chômeurs qui ont touché des prestations est passée de 28,5 % en 2011 à 25,9 % en 2012. Finalement, l’écart entre ces deux taux (2,6 points) a été réduit légèrement (à 2,4) pour le ratio P/C (41,3 en 2011 à 38,9 en 2012) parce que le nombre de prestataires non chômeurs a diminué un peu. Au bout du compte, on a trouvé des facteurs qui ont contribué à la baisse du ratio P/C, soit surtout la hausse de la proportion des prestataires non admissibles et de chômeurs qui n’a pas déposé de demande ou qui a épuisé ses prestations, et un facteur qui a atténué cette baisse, soit la baisse de la proportion de chômeurs admissibles qui n’avait pas assez d’heures pour satisfaire aux critères de l’assurance-emploi.
Comme l’analyse des changements entre 2011 et 2012 a permis de faire comprendre le contenu du tableau, je vais me contenter de faire ressortir les facteurs les plus importants pour 2013, 2014 et 2015.
En 2013, les données du tableau montrent une toute petite baisse du ratio P/C (de 38,9 à 38,4) :
- la proportion de chômeurs admissibles a légèrement diminué (de 48,0 % à 47,6 %), surtout parce que les retours aux études furent plus nombreux (7,1 % par rapport à 5,7 %), ce qui a plus qu’annulé la baisse de la proportion de chômeurs qui n’ont pas travaillé au cours des 12 derniers mois (33,0 % par rapport à 33,9 %);
- en raison d’une baisse importante de la proportion de chômeurs admissibles qui n’ont pas accumulé assez d’heures (de 8,7 % à 6,7 %), la proportion de chômeurs qui ont touché des prestations est passée de 25,9 % en 2012 à 27,6 % en 2013;
- à l’inverse, la baisse importante (de près de 30 000 personnes) du nombre de prestataires non chômeurs (aussi bien de ceux qui déclarent des gains que de ceux qui n’en déclarent pas) a plus qu’annulé la hausse de la proportion de chômeurs qui ont touché des prestations.
En 2014, les données du tableau montrent une quasi-stabilité du ratio P/C (de 38,4 à 38,6) : une hausse notable de la proportion de chômeurs qui n’ont pas travaillé au cours des 12 derniers mois (34,7 % par rapport à 33,0 %) a été annulée presque complètement par une hausse de plus de 15 000 prestataires non chômeurs, uniquement du côté de ceux qui ne déclarent pas de gains.
En 2015, les données du tableau montrent une hausse notable du ratio P/C (de 38,6 à 39,8) :
- le facteur qui a le plus contribué à cette hausse est le passage de la proportion de chômeurs admissibles de 46,1 % à 52,9 %, une hausse impressionnante de 6,8 points de pourcentage, qui s’explique par une baisse importante de 4,0 points de la proportion de chômeurs qui n’ont pas travaillé au cours des 12 derniers mois (30,7 % en 2015 par rapport à 34,7 % en 2014) et une autre de 3,1 points de la proportion de retours aux études (de 7,7 % en 2014 à 4,6 %, baisses à peine atténuées par une hausse de 0,6 point de la proportion des abandons volontaires non justifiés et licenciements pour inconduite;
- par contre, cette hausse fut fortement affaiblie par une hausse de 1,3 point de la proportion de chômeurs admissibles qui n’ont pas accumulé assez d’heures pour satisfaire aux critères de l’assurance-emploi, de 2,5 points de la proportion de chômeurs admissibles ayant assez d’heures qui n’ont pas déposé de demande ou avaient épuisé leurs prestations et une baisse de près de 20 000 prestataires non chômeurs, uniquement du côté de ceux qui ne déclarent pas de gains.
Et alors…
Le résultat de cet exercice peut paraître frustrant. Après quelques heures de recherche et de compilation et d’analyse de données, on se gratte encore la tête pour bien comprendre ce qui peut bien expliquer les mouvements du ratio prestataires/chômeurs. Moi, au contraire, je trouve cela instructif. Ce billet montre selon moi très bien la complexité des situations de chômage et des comportements ou événements qui peuvent influencer cet indicateur. Par exemple, il aurait été tentant d’attribuer les baisses du ratio P/C de 2013 et 2014 (qui furent très faibles, on l’a vu) à la réforme des conservateurs de 2013 (pour consulter les changements apportés par cette réforme, voir ce document, surtout les pages numérotées 9 à 11), alors que les facteurs que j’ai trouvés n’ont rien à voir avec cette réforme, d’autant plus que la proportion de chômeurs qui ont touché des prestations a augmenté en 2013 et est demeurée en 2014 plus élevée qu’en 2012 (je m’attendais à une hausse de la proportion des chômeurs admissibles qui ont assez d’heures, mais qui ne déposent pas de demande, mais cette proportion a au contraire diminué un peu en 2013 et un peu plus en 2014!). Cette réforme a davantage pourri la vie des prestataires et nuit au travail saisonnier qu’elle a fait diminuer le ratio prestataires/chômeurs.
Bref, tout ce qui touche le chômage est entouré de zones grises et j’aime bien y voir un peu plus clair. Cela dit, on devra attendre encore deux ans pour voir si la réforme de 2016 des libéraux a eu une influence sur la proportion de chômeurs qui touchent des prestations.
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