Rapport sur le revenu minimum garanti : pourquoi 55 % du seuil de pauvreté?
Le rapport final (en deux volumes totalisant 528 pages!) du Comité d’experts sur le revenu minimum garanti est paru cette semaine et fait jaser pas mal. Dès sa parution, le Collectif pour un Québec sans pauvreté a dénoncé ses recommandations «irresponsables». Il n’est toutefois pas surpris de la timidité des recommandations du comité qui sont loin de correspondre au plan de lutte à la pauvreté «ambitieux» que ce gouvernement s’était engagé à adopter : «Le mandat était davantage orienté vers la recherche de moyens de simplifier le régime et d’en permettre une gestion plus efficiente, tout en favorisant l’incitation au travail».
Le ministre qui a commandé ce rapport, François Blais, de son côté, a attendu une journée avant de réagir. Il a manifesté sa déception, ce qui n’est pas étonnant, car il a toujours appuyé le concept du revenu minimum garanti (RMG) et ne peut accepter qu’on lui dise que ce type de revenu causerait des «problèmes d’équité, d’incitation au travail et d’acceptabilité sociale» et que cette mesure n’est qu’une «utopie», même si qualifiée par les «expert.es» d’inspirante!
En fait, cette partie des conclusions des «expert.es» n’est pas étonnante. Le rapport présente en effet huit scénarios qui débouchent sur des résultats insatisfaisants (un des expert.es, Jean-Michel Cousineau, a expliqué cette partie du rapport à RDI économie cette semaine), ce qui m’a fait penser beaucoup à la méthode adoptée il y a un peu plus d’un an par le Centre canadien de politiques alternatives (CCPA) qui est arrivé à peu près aux mêmes conclusions dans une étude exhaustive sur la question (voir ce billet pour plus de précision).
Je me pencherai plutôt dans ce billet sur la recommandation qui a fait le plus réagir le Collectif pour un Québec sans pauvreté, soit de porter le montant de l’aide sociale à 55 % du seuil de faible revenu de la mesure du panier de consommation (MPC), ce qui le ferait passer de 9192 $ à 9664 $ par année (montants qui comprennent les prestations d’aide sociale ainsi que les crédits d’impôt pour la TPS et pour la solidarité), ce qui représenterait une hausse de 472 $ ou de 5,1 %. Pour comprendre comment le comité en est arrivé à cette recommandation, je vais présenter les parties pertinentes du chapitre 2 de la quatrième partie du premier volume du rapport, intitulé Établir un seuil minimal explicite : le soutien aux plus démunis, soit ses pages numérotées 97 à 139.
Définition d’un seuil de référence
Pour le comité, le seuil de référence applicable à l’aide sociale doit être inférieur à un seuil de pauvreté (concept qui, en passant, n’est pas défini par Statistique Canada qui a affirmé à de nombreuses reprises ne pas publier de seuil de pauvreté). Selon le comité: «Le seuil de pauvreté définit le revenu disponible nécessaire pour couvrir les besoins de base», alors que «Le seuil de référence définit le revenu de base que le régime de soutien du revenu doit garantir aux prestataires. Il devrait être utilisé pour établir le niveau d’aide minimal à offrir dans le cadre du régime de soutien du revenu, en tenant compte de la capacité des personnes à gagner des revenus du travail». Pour les «expert.es», «le seuil de référence est forcément inférieur au seuil de pauvreté, afin de maintenir une incitation au travail. C’est l’accroissement du revenu par l’intégration au marché du travail qui permettra au prestataire de dépasser le seuil de pauvreté».
Je m’excuse de citer autant le rapport, mais il est essentiel de comprendre la relation entre le seuil de pauvreté (qui sera assimilé au seuil de faible revenu de la MPC dans la suite du rapport) et le seuil de référence établi par le comité pour pouvoir suivre sa démarche (et pouvoir la critiquer de façon efficace!). Selon ces définitions, la différence entre ces deux seuils sera plus grande pour les prestataires sans contraintes à l’emploi que pour les prestataires qui en subissent, et diminuera en fonction de la sévérité des contraintes. Après avoir défini ces différences, le comité ose affirmer que le seuil de référence rejoint «la notion de seuil présente dans la définition du revenu minimum garanti», alors que le propre de toutes les formes de RMG est justement d’être unique et remis de façon inconditionnelle, que les personnes qui reçoivent le versement du montant correspondant au seuil de référence doivent respecter de nombreux critères et que le montant versé varie selon les caractéristiques des prestataires.
La mesure du panier de consommation
Les «expert.es» expliquent dans cette section pourquoi il et elles ont choisi le seuil de faible revenu de la MPC pour définir le seuil de pauvreté. Le seuil de faible revenu de la MPC est tout d’abord une mesure absolue du faible revenu, car basé sur le coût d’un panier de consommation «correspondant à un niveau de vie de base», et non relative comme les deux autres indicateurs de faible revenu publiés par Statistique Canada, soit les seuils de faible revenu (SFR) et la mesure de faible revenu (MFR). Ensuite, elle est mesurée dans chaque province (ce qui n’est pas le cas des SFR et de la MFR) et même selon la taille de l’agglomération où on vit. Il y a par exemple six seuils différents de faible revenu au Québec selon la MPC, comme on peut le voir sur cette page de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ). Les «expert.es» expliquent l’avantage d’utiliser un indicateur qui tient compte du coût de la vie différent selon l’agglomération où on habite, mais n’expliquent pas pourquoi ils ne proposent finalement qu’un seul seuil de référence, pourtant calculé en fonction du (et non «des») seuil de faible revenu de la MPC…
La détermination du seuil de référence
«Le niveau d’aide minimal à offrir dans le cadre du régime de soutien du revenu ne correspond pas au seuil de pauvreté, mais à un seuil de référence permettant d’octroyer une aide suffisante, tout en maintenant une incitation au travail.»
J’ai beau lire et relire cette phrase, je ne comprends pas comment une aide peut être suffisante tout en étant inférieure au coût d’un panier de consommation «correspondant à un niveau de vie de base». On ajoute que le seuil de référence doit être moins élevé que le seuil de pauvreté pour éviter que des gens en emploi soient incités «à se retirer du marché du travail en raison d’un écart trop faible de revenu disponible» (!). Ça doit en effet être le rêve de bien des personnes en emploi de le quitter pour enfin pouvoir vivre avec un revenu équivalent au seuil de pauvreté!
Selon ce concept, le seuil de référence doit être assez bas pour inciter au travail et ne pas inciter à quitter un emploi, mais assez élevé pour permettre aux personnes sans contraintes à l’emploi «de combler l’ensemble de leurs besoins immédiats», ces besoins représentant un sous-ensemble de ceux pris en compte par la MPC. Ce seuil, déjà inférieur à celui de pauvreté, pourrait en plus être réduit s’il dépasse «la capacité de payer du gouvernement» (phrase encore plus inepte qu’elle paraît dans un contexte où le gouvernement s’apprête à baisser les impôts justement parce qu’il a tellement fait de compressions que sa capacité de payer ne pose vraiment pas de problème).
Proposition du seuil de référence
J’arrive enfin au véritable objet de ce billet : pourquoi avoir établi le seuil de référence pour les personnes sans contraintes à l’emploi à 55 % du seuil de faible revenu de la MPC? Le comité explique vouloir proposer seulement un ordre de grandeur de ce seuil pour guider la décision du gouvernement. Pour trouver cet ordre de grandeur, le comité se base sur deux points de repère.
– l’actualisation de travaux réalisés dans les années 1980 : Denis Fugère et Pierre Lanctôt ont produit en 1985 un document intitulé Méthodologie de détermination des seuils de revenu minimum au Québec dans lequel ils ont élaboré «des paniers de consommation représentant les besoins essentiels que devraient pouvoir satisfaire les ménages». En utilisant l’indice des prix à la consommation (IPC) sans alcool ni tabac pour le Québec (choix plus que paternaliste qui ne tient même pas compte de l’évolution des prix des éléments qui font partie du panier de l’étude de Fugère et Lanctôt, lacune qu’il et elles soulèvent, mais sans la pallier), les «expert.es» font passer le coût du panier de base de 440 $ par mois en 1985 à 10 302 $ par année en 2017. On notera que Vivian Labrie, dans un document produit pour l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) intitulé La hauteur de la barre à l’aide sociale – Quelques jalons de 1969 à aujourd’hui, avait estimé la valeur de ce panier à 10 727 $ en 2016 en utilisant cette fois l’IPC complet).
En plus, alors que nos «expert.es» n’ont même pas pris la peine de mentionner dans leur rapport de 592 pages le contenu de ce sous-panier de la MPC, Mme Labrie nous apprenait dans son document que Fugère et Lanctôt ont plutôt calculé le coût de trois paniers différents et que celui retenu par les «expert.es» est le moins fourni des trois et qu’il ne contient que des dépenses liées à l’alimentation, le logement, l’entretien ménager, les soins personnels et l’habillement, ne permettant des dépenses de transport, d’ameublement et de communication que dans le deuxième panier. En utilisant ce panier, le comité ne permet donc pas aux prestataires d’avoir un téléphone pour savoir si un employeur les convoque, de l’argent pour prendre le métro ou un autre moyen de transport pour se rendre à une entrevue d’emploi et encore moins d’avoir un ordinateur et un accès Internet (cela était rare en 1985…) pour chercher des emplois, tout en affirmant que ces prestataires doivent trouver un emploi pour espérer atteindre un revenu équivalent au seuil de pauvreté! En plus, le comité avoue qu’il s’agit «d’une première évaluation, ne tenant pas compte de l’évolution qu’aurait dû suivre la composition du panier», car il est bien certain qu’un panier conçu en 2017 contiendrait bien plus de biens et services que celui ici utilisé datant de 32 ans. Finalement, en utilisant ce panier déficient qui ne permet même pas d’aller à une entrevue d’emploi, le comité arrive à un montant atteignant 58 % du seuil de faible revenu de la MPC (je ne sais pas pourquoi il est écrit 57 % dans le rapport, puisque 10 302 / 17 716 = 58,15 %), soit tout de même trois points de pourcentage de plus que le 55 % finalement retenu ou 638 $ de plus que leur recommandation (la différence pourrait aussi être de 458 $, car le comité parle parfois d’un revenu actuel de 9192 $ et d’autres fois de 9372 $, en incluant le «supplément pour personne seule»; mais, bon, cela change peu de choses). On le voit, 57 % du seuil de pauvreté, et encore plus 58 %, c’était trop pour le comité.
– le parallèle avec la couverture dans un régime d’assurance chômage : Ici, le comité cite trois études datant des années 1970 qui avancent qu’un «taux de remplacement de 50 % devrait être retenu sur la base des coûts et des bénéfices de l’assurance chômage». Je trouve cela étrange, car ce taux est actuellement de 55 %, était (voir la troisième page de ce document, numérotée 47) de 60 % au début des années 1990, de 66,7 % dans les années 1970 et même de 75% «pour les prestataires avec personnes à charge» (période où ont été écrites les études citées par le comité). Là, nos «expert.es» prétendent que «Appliqué au salaire minimum, le taux de remplacement déterminé par un système d’assurance chômage représente le plafond que devrait atteindre le soutien du revenu, pour une personne sans contraintes à l’emploi» car, attention à l’explication, elle peut donner le tournis, «il serait en effet inéquitable qu’une personne sans contraintes à l’emploi reçoive davantage du système de soutien du revenu que le montant d’assurance chômage versé à un travailleur au salaire minimum ayant perdu son emploi». Non seulement le comité ajoute ici un critère qu’il n’a jamais mentionné avant, mais il confond ainsi une mesure touchant des personnes (assurance chômage) avec une mesure appliquée à un ménage (aide sociale) et pire, il semble ignorer qu’on peut toucher des prestations d’aide sociale pour combler des prestations d’assurance-emploi insuffisantes dans des situations comme celle qu’il décrit, si bien sûr, la personne satisfait aux critères de l’aide sociale.
– résultat : de 50 % à 60 % de la mesure du panier de consommation : Et voilà le travail, le comité tranche entre les deux taux obtenus dans les deux points de repère qu’il a utilisés. Il s’excuse presque de ne pas avoir retenu seulement le taux de 50 % (alors que, je le répète, le taux de remplacement de l’assurance-emploi au Canada est de 55 %) en précisant qu’un «taux de remplacement théorique du revenu de 50 %, tel que proposé pour un système d’assurance chômage, correspond à une fourchette entre 50 % et 60 % du revenu disponible». Fiou!
Voilà donc la méthode très scientifique utilisée par nos «expert.es» pour en arriver à ce taux de 55 %.
Et alors…
Même si la méthode utilisée par les membres du Comité d’experts sur le revenu minimum garanti est assez déconcertante, je crois qu’il valait la peine de la présenter. Cette méthode n’est bien sûr qu’un des aspects de la conclusion du comité qui doit être critiquée. Par exemple, le Collectif pour un Québec sans pauvreté, en plus de dénoncer cette recommandation, comme je l’ai mentionné en amorce, a aussi souligné le fait que le programme Objectif emploi, qui donne le pouvoir de faire diminuer les prestations d’aide sociale de 224 $ par mois (portant la proportion de leurs prestations sur le seuil de faible revenu de la MPC à 37 %) à des prestataires qui refuseraient de suivre ce programme, entrera bientôt en vigueur. Vivian Labrie, dans le premier de trois billets sur ce rapport, souligne de son côté l’absence dans ce rapport du critère qui porterait sur «ce qu’il en coûte pour vivre», et rappelle que «le Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CCLPES), (…) a aussi proposé de porter «dans une première étape» la garantie minimale de revenu à 80 % du seuil de la MPC». Les Oliviers (Gentil et Grondin) qui ont écrit cette lettre au Devoir mentionnent comme moi l’incohérence de considérer le seuil de référence comme un RMG, alors qu’un RMG se veut inconditionnel et se dit universel, et rappellent pertinemment que «l’article 45 de la Charte des droits et libertés reconnaît un droit à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales «susceptibles d’assurer un niveau de vie décent».
De mon côté, j’aimerais ajouter quelques mots sur l’obsession des «expert.es» sur le concept d’incitation au travail. Cette incitation existe bel et bien, mais n’a pas selon moi l’importance et l’ampleur qu’il et elles lui prêtent. En effet, nous avons bien d’autres motifs de chercher un emploi et de vouloir en occuper un que de chercher à avoir un revenu plus élevé. Que ce soit pour socialiser, se sentir utile, contribuer à la société ou se valoriser, les humains ont bien d’autres raisons de vouloir travailler que de vouloir passer d’un revenu de misère à un revenu qui, oh joie, permettrait d’atteindre le seuil de pauvreté. Cela dit, si on veut vraiment augmenter les incitatifs pour les personnes qui touchent des prestations et qui n’ont pas de contraintes à l’emploi, pourquoi ne pas recommander de hausser le salaire minimum à 15,00 $ de l’heure? Cela rejoindrait leur objectif de maintenir un fort incitatif à l’emploi (et cela permettrait même de l’augmenter), corrigerait la fausse injustice du prestataire d’assurance-emploi qui travaillait au salaire minimum et qui gagnerait moins qu’un prestataire de l’aide sociale et permettrait en plus à l’Association des restaurateurs du Québec de faire diminuer l’ampleur de la pénurie de main-d’œuvre qu’elle dit subir ou même de l’éliminer complètement. C’est fou le nombre de problèmes qu’une hausse du salaire minimum à 15,00 $ pourrait régler!
Merci d’avoir essayé de suivre le raisonnement qui mène le comité à son 55%. J’ai essayé de le faire, mais la tête me tournait un peu. J’en parle dans ma prochaine chronique (Options politiques, ce mercredi), mais j’insiste davantage sur l’argument de l’incitation au travail.
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J’ai toujours réservé le terme «universel» pour le Revenu de citoyenneté et l’Allocation universelle: il s’agit d’un montant remis à tous les citoyens, peu importe leurs revenus. Le RMG, selon moi, couvre la différence entre un montant X et les revenus. Cependant, je ne prétends pas avoir le monopole sur le sens des termes.
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@ Alain Noël
«J’ai essayé de le faire, mais la tête me tournait un peu.»
Ce n’est pas tout à fait sur l’ensemble de cette explication, mais j’ai quand même écrit quelque chose qui ressemble à ça : «attention à l’explication, elle peut donner le tournis»!
« j’insiste davantage sur l’argument de l’incitation au travail»
J’en parle un peu en conclusion, mais cela relève davantage de vos compétences que des miennes!
«J’en parle dans ma prochaine chronique»
Ça serait gentil de me fournir le lien quand ce texte paraîtra!
@ Richard Langelier
« Le RMG, selon moi, couvre la différence entre un montant X et les revenus»
Oui, c’est la définition du RMG de QS, mais cette définition ne fait partie d’aucun des huit scénarios présentés dans le rapport. Ça m’a déçu, car j’aurais aimé voir leur estimation du coût de cette option, mais bon, le terme RMG n’a pas de définition normative fixe!
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Excellent texte. Et pour un gouvernement obsédé par le contrôle des dépenses », la hausse du salaire minimum permettrait de dépenser moins en « prime au travail ».
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«la hausse du salaire minimum permettrait de dépenser moins en « prime au travail»
Et utiliser ces économies (ainsi que d’autres à des crédits d’impôt et des recettes supplémentaires en impôts) pour aider des organismes et entreprises lors de l’augmentation du salaire minimum.
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