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Situation sur le marché du travail des femmes arabes de 2006 à 2016

8 décembre 2017

Au cours de la période de division qui a suivi le dépôt de la charte des supposées valeurs québécoises par le gouvernement Marois en 2013, j’avais cru bon de publier un billet sur la situation sur le marché du travail des femmes arabes. En effet, cette charte prévoyait entre autres d’interdire le port de signes religieux ostentatoires par les employé.es du secteur public (y compris dans les organismes offrant des services de garde subventionnés, même si les employeurs qui offrent ces services ne font pas partie du secteur public), mesure qui aurait frappé en premier lieu les femmes musulmanes qui portent un hijab. Dans ce contexte, je me suis dis qu’il serait intéressant de savoir quelle était la situation sur le marché du travail des femmes qui seraient les plus touchées par cette mesure. Même si toutes les femmes musulmanes ne portent pas le hijab et si toutes les femmes arabes ne sont pas musulmanes, les données disponibles les plus pertinentes pour examiner cette situation portent sur les femmes arabes.

Les seules données de Statistique Canada qui permettent une telle analyse ne sont publiées qu’aux cinq ans, car provenant des recensements (et de l’Enquête nationale auprès des ménages en 2011). Or, les données pertinentes du recensement de 2016 ont été publiées sur le site de Statistique Canada il y a moins de deux semaines. L’occasion est donc belle pour mettre à jour ce billet.

Cette question est importante, et pas uniquement en raison des intentions des personnes qui voudraient interdire le port de signes religieux ostentatoires dans les emplois des services publics. En effet, le milieu du travail est un des vecteurs les plus efficaces pour favoriser non seulement l’intégration économique, mais aussi l’intégration sociale. Leur situation sur le marché du travail est donc un indicateur important de la qualité de leur intégration.

Populations étudiées et scolarité

Compte tenu des fichiers disponibles sur Internet, j’ai choisi de comparer les immigrantes arabes récentes (ici depuis au plus cinq ans) avec les autres immigrantes récentes et avec les natives du Canada qui ne sont pas membres d’une minorité visible. J’ai limité les données à celles sur les femmes âgées de 25 à 54 ans, ce qu’on appelle le principal groupe d’âge actif sur le marché du travail, car il est important de ne pas faire ce genre de comparaison avec des populations dont la composition démographique est trop différente (il n’y a par exemple presque pas d’immigrantes récentes âgées de plus de 55 ans, tandis que ce groupe est important et en croissance chez les natives). Pour savoir à quel point ces populations sont comparables, j’ai pensé commencer cette analyse en présentant quelques données sur leur niveau de scolarité. Ces données (et celles du tableau suivant) proviennent des fichiers 97-562-XCB2006017 (pour 2006), 99-012-X2011038 (2011) et 98-400-X2016286 (2016).

Un des aspects intéressants dans la comparaison de données sur les immigrantes récentes (c’est-à-dire qui sont présentes au Canada depuis moins de cinq ans) provenant de différents recensements est qu’elles ne touchent pas les mêmes femmes d’un recensement à l’autre. Ainsi, la plupart des immigrantes récentes de 2006 ne le sont plus en 2011 et en 2016, car ici depuis plus de cinq ans (sauf celles arrivées entre le début de 2006 et la semaine de référence en mai 2006). Il s’agit donc de populations presque totalement différentes. Par contre, une bonne partie des natives qui ne sont pas membres d’une minorité visible (dernière colonne) sont les mêmes dans les trois années couvertes (soit celles qui avaient entre 25 et 44 ans en mai 2006 et qui étaient encore au Québec en mai 2016).

On peut constater que les immigrantes récentes arabes étaient, aussi bien en 2006 qu’en 2011 et en 2016, beaucoup plus scolarisées que les natives avec une proportion de titulaires de baccalauréats, de maîtrises et de doctorats deux fois plus élevée en 2006 et en 2011, et 60 % plus élevée en 2016 (47 % par rapport à 29 %), et légèrement plus que les autres immigrantes récentes (qu’elles fassent partie ou pas des minorités visibles). On notera que si les pourcentages de bachelières arabes furent très semblables au cours des trois années couvertes (entre 47,0 % et 49,3 %), le pourcentage de titulaires de diplômes postsecondaires (je n’ai pas considéré les certificats et diplômes d’apprenti ou d’écoles de métiers) fut un peu moins élevé en 2016 (67,3 % par rapport à 73,5 % en 2011 et 71,6 % en 2006) tout en demeurant nettement supérieur à celui des femmes natives qui ne sont pas membres d’une minorité visible (56,9 %), mais à peine plus élevé que celui des autres immigrantes récentes (65,7 %). Ce qu’il y a de remarquable à ces données, c’est qu’elles s’appliquent à une population qui comprend à la fois des immigrantes sélectionnées, des conjointes d’immigrants sélectionnés, des réfugiées et des immigrantes de la catégorie du regroupement familial (dans des proportions que j’ignore). Ces taux de scolarité plus élevés que ceux de la population native laissent présager qu’elles ont du succès sur le marché du travail, non? Non!

Situation sur le marché du travail

Le tableau qui suit montre la situation sur le marché du travail des immigrantes arabes récentes, des immigrantes arabes présentes depuis plus de cinq ans et des natives non membres des minorités visibles, toujours pour la population âgée de 25 à 54 ans.

On peut voir dans ce tableau que les immigrantes arabes récentes, même si elles étaient les plus scolarisées, étaient celles qui avaient en 2006, en 2011 et en 2016 :

  • les taux d’activité les plus faibles et de loin, et encore plus en 2016 qu’en 2006 et en 2011; en 2016, parmi les 12 groupes de minorités visibles pour lesquels Statistique Canada fournit des données, leur taux d’activité était toutefois légèrement plus élevé que celui des Asiatiques occidentales (provenant par exemple de l’Iran et de l’Afghanistan, population aussi fortement musulmane), des Coréennes et des Asiatiques du sud;
  • les taux d’emploi les plus faibles et de très loin, et encore plus en 2016 qu’en 2006 et en 2011, taux s’étant situés à moins de la moitié de ceux des natives non membres des minorités visibles aussi bien en 2006 (38,9 % par rapport à 79,3 %) qu’en 2011 (39,7 % par rapport à 81,8 %) et en 2016 (36,7 %, taux encore plus bas qu’auparavant, par rapport à 83,8 %, taux au contraire plus élevé qu’en 2006 et en 2011); dans ce cas, parmi les 12 groupes de minorités visibles, seules les Asiatiques occidentales avaient un taux d’emploi inférieur (33,7 %);
  • et les taux de chômage les plus élevés, et de très, très loin, par exemple, entre sept et huit fois plus élevé que celui des natives non membres des minorités visibles en 2016 (29,7 % par rapport à 3,9 %); ici, aucun des 11 autres groupes de minorités visibles ne montrait un taux de chômage plus élevé en 2016, les Asiatiques occidentales arrivant au deuxième rang (25,7 %).

On peut mieux illustrer ces données en considérant que, sur 100 immigrantes arabes récentes, 63 ne travaillaient pas en mai 2016 (61 en mai 2006 et 60 en mai 2011), soit près de quatre fois plus que chez les natives non membres d’une minorité visible (16). Parmi ces 63 femmes, il y en avait 15,5 qui cherchaient un emploi, soit près de cinq fois plus que les 3,4 natives non membres d’une minorité visible qui en faisaient autant. Quant aux 47,7 autres immigrantes arabes récentes (par rapport aux 13 autres natives non membres d’une minorité visible), on peut toujours essayer de deviner. Étaient-elles en formation? Découragées de chercher un emploi sans en trouver? Étaient-elles obligées de rester à la maison? Ont-elles choisi de ne pas travailler? Sûrement un peu de tout cela, mais c’est impossible de savoir quelle proportion s’applique à ces différentes hypothèses et peut-être à d’autres!

Le tableau montre aussi que, si les immigrantes arabes présentes ici depuis plus de cinq ans ont une situation sur le marché du travail moins atroce, seulement 63 % d’entre elles travaillaient en mai 2016 et leur taux de chômage demeurait trois fois plus élevé que celui des natives non membres d’une minorité visible (11,3 % par rapport à 3,9 %). Et je rappelle que les femmes arabes ne sont pas toutes musulmanes et que même ces dernières ne portent pas toutes un hijab!

Revenus d’emploi

J’ai trouvé dans les données diffusées il y a deux semaines par Statistique Canada un fichier (le 98-400-X2016277) contenant quelques données sur le revenu d’emploi selon le statut d’immigration (mais sans précision sur la période d’immigration) et le groupe de minorités visibles. Cela m’a permis de construire le tableau qui suit.

La première colonne indique la proportion des membres des six populations analysées à avoir reçu un revenu d’emploi l’année précédant le recensement de 2016, soit en 2015. On voit que, qu’elles aient été bachelières (y compris les titulaires de maîtrise et de doctorat) ou aient eu une scolarité moindre, cette proportion fut beaucoup plus faible chez les immigrantes arabes âgées de 25 à 54 ans (récentes et plus anciennes) que chez les bachelières natives non membres d’une minorité visible du même âge (par exemple, 67,5 % par rapport à 95,6 % pour les bachelières). Cet écart ressort encore plus si on compare celles qui n’ont pas eu de revenu d’emploi en 2015 (32,5 % par rapport à 4,4 %, soit plus de sept fois plus). La situation des femmes arabes qui sont nées au Canada est nettement meilleure que celle des immigrantes arabes, mais celles sans revenu d’emploi étaient quand même proportionnellement deux fois plus nombreuses que chez les bachelières natives non membres d’une minorité visible (9,1 % par rapport à 4,4 %). On notera toutefois qu’il y avait 15 fois moins de bachelières arabes nées au Canada que nées à l’étranger (donnée non illustrée).

Les deuxième et troisième colonnes présentent des constats semblables, la deuxième montrant le revenu d’emploi médian des femmes qui en ont eu un (soit le revenu qui est surpassé par la moitié de la population étudiée et qui est supérieur à celui de l’autre moitié) et la troisième la moyenne de ces revenus. Je ne vais donc ne commenter que les résultats de la deuxième colonne. Le revenu médian de l’ensemble des natives non membres d’une minorité visible (36 976 $) était 70 % plus élevé que celui de l’ensemble des immigrantes arabes (21 555 $). Non seulement ces dernières étaient en 2015 proportionnellement moins nombreuses à gagner un revenu d’emploi, mais ce revenu était beaucoup moins élevé. Cet écart est encore plus élevé entre les immigrantes arabes bachelières (29 601 $) et les natives bachelières non membres d’une minorité visible (56 482 $, soit 90 % de plus). Si l’ensemble des femmes arabes nées au Canada qui ont reçu un revenu d’emploi en 2015 ont reçu un revenu médian semblable à celui de l’ensemble des natives non membres d’une minorité visible (37 212 $ par rapport à 36 976 $), elles ont vu leur revenu médian augmenter beaucoup moins que l’ensemble des natives non membres d’une minorité visible quand elles étaient titulaires d’au moins un baccalauréat (46 188 $ par rapport à 56 482 $, soit 22 % de plus). Il faut dire que la proportion des natives arabes ayant reçu un revenu d’emploi qui étaient titulaires d’au moins un baccalauréat (58,3 %) était beaucoup plus élevée que chez les natives non membres d’une minorité visible dans la même situation (31,3 %).

Autres données

Il aurait été intéressant de compléter le portrait avec une analyse des professions exercées par les femmes arabes par rapport à celles dans lesquelles travaillaient les natives non membres d’une minorité visible, ainsi que des industries où on les retrouve, mais Statistique Canada n’a pas publié de données à ce sujet à ma connaissance. J’aurais entre autres aimé savoir la proportion des femmes arabes en emploi qui travaillent dans le secteur public et dans les services de garde parce que leurs diplômes universitaires ne sont pas reconnus. Si jamais je trouve des données à ce sujet, c’est certain que je compléterai l’information de ce billet!

Et alors…

En empêchant les femmes qui portent le hijab, par choix ou pas, de travailler dans des emplois du secteur public qui représentent plus de 20 % du marché du travail (voir à la page 16 de ce document), sans tenir compte des emplois dans les services de garde où il semble que les femmes arabes sont relativement nombreuses, on pénaliserait en fait la minorité des immigrantes arabes récentes qui travaillent et le faible 63 % des immigrantes arabes non récentes qui en font autant. Pourtant, même sans cette interdiction, elles ne semblent pas vraiment favorisées sur le plan de l’emploi et se font déjà mettre des bâtons dans les roues lorsqu’elles veulent s’intégrer économiquement et socialement. Ce n’est pas en les empêchant de s’intégrer que l’on contribuera à l’égalité entre les hommes et les femmes!

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3 commentaires leave one →
  1. Marc-André Lebeau permalink
    8 décembre 2017 17 h 09 min

    « Ce n’est pas en les empêchant de s’intégrer que l’on contribuera à l’égalité entre les hommes et les femmes! »

    Tout à fait! En empêchant le port du hijab, on frappe sur l’un des groupes les plus vulnérables de notre société, tout en pénalisant les femmes musulmanes parmi les mieux intégrées. Ce genre de politiques, loin de régler le problème, a plutôt tendance à engendrer un sentiment de rejet et à pousser vers la radicalisation.

    Mais dites moi, où trouvez-vous le temps de faire tout ça?
    Vous êtes fort intéressant et vos analyses sont rigoureuses.
    Merci

    J’aime

  2. 8 décembre 2017 18 h 17 min

    Je ne sais pas quoi répondre… Merci pour les bons mots!

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