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Le salaire minimum à 12 $

26 janvier 2018

«Quand le salaire minimum augmente de 6.7 %, les revenus des entreprises n’augmentent pas automatiquement de 6,7 %» nous a affirmé Simon Gaudreault, économiste principal Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), à RDI après que le gouvernement ait annoncé que le salaire minimum passerait de 11,25 $ à 12,00 $ le premier mai prochain. Ce n’est pas la première fois que les adversaires de toute hausse du salaire minimum avancent cet argument. Cela ne le rend pas plus pertinent, parce que tous leurs employés ne sont pas au salaire minimum (j’espère!), que les autres dépenses d’une entreprise n’augmentent pas nécessairement du même taux que le salaire minimum et que leur taux d’augmentation n’a rien à voir avec celui du salaire minimum. Par contre, ce mauvais argument nous permet de nous poser la bonne question : de combien les revenus d’une entreprise doivent-ils augmenter pour compenser la hausse de 6,7 % du salaire minimum?

Analyse d’impact réglementaire

Chaque fois que le gouvernement annonce une hausse du salaire minimum, c’est-à-dire chaque année, le Secrétariat du travail du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale produit un document intitulé Analyse d’impact réglementaire – Révision du taux général du salaire minimum. Même si les médias n’en parlent presque jamais, c’est dans ce document qu’on trouve les motifs (ou les justifications) de la hausse adoptée. Il contient aussi de nombreuses données difficilement accessibles ailleurs. Comme j’ai présenté l’an dernier les rubriques de ce document et que celles-ci se répètent annuellement, je vais cette fois me concentrer sur les données qu’il contient, d’autant plus qu’elles m’aideront à répondre à la question que j’ai posée en amorce.

Caractéristiques comparées des salarié.es au salaire minimum

Le tableau qui suit a été construit à partir des données qu’on retrouve à la dernière page du document d’analyse d’impact. J’en ai omis quelques-unes, mais j’ai surtout cru bon de comparer les données des personnes gagnant le salaire minimum avec les personnes gagnant plus que le salaire minimum plutôt qu’avec l’ensemble des salarié.es. Ça change peu de choses, mais ça fait ressortir davantage les différences.

La première ligne nous apprend qu’il y avait entre mai 2016 et avril 2017 en moyenne 218 800 personnes touchant le salaire minimum, nombre qui représentait 6,1 % de l’emploi salarié total. En fait, cette estimation est un peu trop élevée, car on précise à la page 6 du document qu’il s’agit du nombre de personnes qui recevaient un salaire horaire de 11,25 $ ou moins, alors que le salaire minimum était en fait de 10,75 $ au cours des mois retenus. Mais, bon, la différence ne doit pas être énorme. Ce tableau nous apprend aussi que :

  • les femmes représentaient 58,9 % des personnes touchant le salaire minimum, mais 48,7 % de celles gagnant un salaire plus élevé;
  • on trouve parmi les salarié.es au salaire minimum proportionnellement 13 fois plus de jeunes âgé.es de 15 à 19 que chez les autres salarié.es (36,0 % par rapport à 2,8 %) et 2,3 fois moins de personnes âgées de 25 ans et plus (38,3 % par rapport à 88,2 %);
  • contrairement à une perception répandue, la majorité des personnes touchant le salaire minimum ne sont pas aux études (59,1 %);
  • autre «surprise», 52,7 % des personnes touchant le salaire minimum sont la seule personne à gagner un revenu dans leur famille, proportion plus élevée que chez les autres salarié.es (44,4 %);
  • la proportion de chef.fes de famille monoparentale y est 2,3 fois plus élevée (17,6 %) que chez les autres salarié.es (7,5  %);
  • 59,0 % des personnes touchant le salaire minimum travaillaient moins de 25 heures par semaine, proportion 4,4 fois plus élevée que chez les autres salarié.es (13,3 %), alors que, à l’inverse, seulement 28,9 % d’entre elles travaillaient au moins 35 heures par semaines, proportion 2,6 fois moins élevée que chez les autres salarié.es (74,3 %); ce constat rend peu pertinents les calculs de l’analyse d’impact qui compare le revenu annuel de personnes touchant le salaire minimum au seuil de faible revenu en se basant sur une semaine de travail de 40 heures (et un travail à l’année), ce qui n’est le cas que d’une faible minorité de ces personnes;
  • près de 65 % des personnes touchant le salaire minimum travaillaient dans le commerce de détail (38,4 %) ou dans l’hébergement et la restauration (26,3 %), proportions beaucoup plus élevées que chez les autres salarié.es (11,1 % et 6,0 %); cette observation est assez connue, mais ce qui l’est moins est que, malgré cette prépondérance, les personnes touchant le salaire minimum ne représentaient que 21,9 % de la main-d’œuvre de l’hébergement et la restauration et seulement 18,3 % de celle du commerce de détail; je reviendrai sur cet angle moins connu plus loin.

D’autres données à la page 6 du document nous montrent que, toujours entre mai 2016 et avril 2017, il y avait 352 900 personnes qui gagnaient moins de 12,00 $ de l’heure, soit 9,8 % des salarié.es. Cette donnée nous permet d’estimer que plus de 9 % des salarié.es bénéficieront directement de la hausse du salaire minimum en mai 2018, et cela, sans compter les personnes gagnant déjà 12,00 $ de l’heure ou un peu plus qui obtiendront des hausses de salaires pour conserver un certain écart salarial avec les personnes touchant le salaire minimum. Le document ne tente malheureusement pas d’estimer l’ampleur de ces effets indirects (ou d’émulation). Assez étrangement, la proportion de femmes qui gagnaient entre 11,25 $ et 12,00 $ était plus élevée (63,7 %) que la proportion de femmes qui touchaient 11,25 $ ou moins, soit 58,9 % comme on l’a vu dans le tableau. En tout, elles représenteraient 60,7 % des salarié.es qui bénéficieront directement de cette hausse.

Hausse des revenus nécessaire

Le tableau qui suit, tiré de celui de la page 12 du document, permet de mieux comprendre l’importance relative de la masse salariale versée aux personnes qui travaillent au salaire minimum par rapport à la masse salariale globale des employeurs.

Ce tableau nous montre dans la partie du haut le nombre de personnes salariées au Québec, le nombre d’heures qu’elles travaillent et la masse salariale qu’elles reçoivent (y compris «les frais et les déductions payés par les employeurs», ce qui augmente la masse salariale de 15,12 % en moyenne). La partie du centre présente les mêmes données, mais pour les personnes touchant le salaire minimum. Enfin, la troisième partie, que j’ai ajoutée au tableau du document, indique le pourcentage des salarié.es, des heures travaillées et de la masse salariale des personnes touchant le salaire minimum par rapport aux mêmes données pour l’ensemble des salarié.es. Les colonnes présentent ces données pour l’ensemble des industries, pour les trois grands secteurs de l’économie (primaire, secondaire et tertiaire ou des services) et pour les deux industries où on trouve proportionnellement le plus de salarié.es touchant le salaire minimum, soit le commerce de détail et l’hébergement et la restauration.

Ce tableau permet de constater que si, entre mai 2016 et avril 2017, les personnes touchant le salaire minimum occupaient 6,1 % des emplois, leurs heures travaillées ne représentaient que 4,5 % du total et les salaires qu’elles recevaient seulement 1,8 % de la masse salariale totale, soit 3,4 fois moins que leur part des emplois salariés. Cette donnée est importante, car elle montre à quel point il est absurde de penser qu’une hausse de 6,7 % de sommes qui ne représentent que 1,8 % de la masse salariale puisse avoir un effet majeur sur le marché du travail et sur les finances des entreprises. Cette hausse représente en effet directement seulement 6,7 % de 1,8 % de la masse salariale globale, soit 6,7 % x 1,8 % = 0,12 % de la masse salariale globale. Même en doublant ou même en triplant ce coût pour tenir compte de la hausse salariale des personnes gagnant entre 11,25 $ et 12,00 $ et de la hausse indirecte qui serait accordée aux personnes gagnant 12,00 $ et même un peu plus pour qu’elles conservent un certain écart salarial avec les personnes touchant le salaire minimum, il est difficile d’imaginer que ce coût serait supérieur à 0,36 % de la masse salariale globale.

D’ailleurs, les auteur.es du document calculent que «L’augmentation directe (sans l’effet d’émulation) de la masse salariale au SM selon la hausse de 0,75 $ serait 350,2 M$, soit 0,21 % de l’ensemble de la masse salariale brute au Québec». Cette somme de 350,2 M$ étant bien plus élevée que le résultat d’une hausse de 6,67 % de la masse salariale des personnes touchant le salaire minimum dans le tableau (3025,8 M$ x 6,67 % = 201,7 M$), j’en conclus que les auteur.es du document ont effectué ce calcul pour les 352 900 personnes qui gagnaient moins de 12,00 $ de l’heure entre mai 2016 et avril 2017. Mon calcul à 0,36 %, qui incluraient les effets indirects (ou d’émulation) semble donc une estimation maximale du coût de la hausse du salaire minium, d’autant plus qu’il y aura sûrement moins de personnes gagnant moins de 12,00 $ en mai 2018, quand le salaire minimum sera porté à 12,00 $, qu’il n’y en avait en moyenne entre mai 2016 et avril 2017 (352 900), puisque la majorité d’entre elles auront eu des hausses salariales entre temps (entre un et deux ans plus tard).

Pour les deux secteurs où on trouve proportionnellement le plus de personnes touchant le salaire minimum, soit le commerce de détail et l’hébergement et la restauration, les auteur.es calculent que la hausse du salaire minimum augmentera leur masse salariale de respectivement 0,84 % et 1,30 %. En tenant compte des effets indirects, on peut estimer que cette hausse serait d’au plus 1,5 % et 2,2 %.

Je pourrais arrêter là, l’augmentation de 0,21 % ou même de 0,36 % de la masse salariale étant entre 18 et 32 fois inférieure à celle de 6,67 % mentionnée par l’économiste de la FCEI, et même celles des secteurs les plus touchés étant entre 3 et 5 fois moins élevés. Mais, la masse salariale n’est qu’un des postes de dépenses des entreprises! Pour répondre à ma question (de combien les revenus d’une entreprise doivent-ils augmenter pour compenser la hausse de 6,7 % du salaire minimum?), il faut en plus savoir quel pourcentage représente la masse salariale des entreprises sur leurs ventes totales.

Pour répondre à cette question, j’ai utilisé les données des tableaux cansim 180-0003 (ensemble du secteur des entreprises), 351-0012 (hébergement), 355-0008 (restauration) et 080-0030 (commerce de détail). Ces données m’ont permis de calculer que la masse salariale (y compris les avantages sociaux) représente environ 18 % des ventes dans l’ensemble des entreprises, 12 % dans le commerce de détail et 33 % dans l’hébergement (36 %) et la restauration (32 %).

Compte tenu des effets direct et indirect de la hausse du salaire minimum de 6,67 % sur la masse salariale totale et de la part de la masse salariale sur les ventes, on peut donc estimer que la croissance des ventes (ou des prix) nécessaire pour la compenser est de :

  • effet direct sur les ventes pour l’ensemble des entreprises : 0,21 % (effet sur la masse salariale) x 18 % (part de la masse salariale sur les ventes) = 0,038 %;
  • effets direct et indirect sur les ventes pour l’ensemble des entreprises : 0,36 % x 18 % = 0,065 %;
  • effet direct sur les ventes pour le commerce de détail : 0,84 % x 12 % = 0,10 %;
  • effets direct et indirect sur les ventes pour le commerce de détail : 1,5 % x 12 % = 0,18 %;
  • effet direct sur les ventes pour l’hébergement et la restauration : 1,3 % x 33 % = 0,43  %;
  • effets direct et indirect sur les ventes pour l’hébergement et la restauration : 2,2 % x 33 % = 0,73 %.

On peut donc conclure que, plutôt que de nécessiter une hausse des ventes de 6,67 %, la hausse des recettes de l’ensemble des entreprises devra plutôt se situer entre 0,038 % (effets directs) et 0,065 % (effets direct et indirect) pour compenser les effets de la hausse du salaire minimum de 6,67 %, soit entre 103 et 176 fois moins que l’économiste de la FCEI l’affirmait en entrevue! Ce calcul permet aussi d’estimer l’effet sur l’inflation, ce qui est pertinent, car bien des adversaires de la hausse du salaire minimum prétendent que la hausse du salaire minimum est inutile, car cette hausse serait absorbée par l’inflation qu’elle générerait. Or, l’inflation générée par la hausse du salaire minimum de 6,67 % sera, si les employeurs la compensent en haussant leurs prix, entre 0,038 % et 0,065 %, soit de moins de 0,1 point de pourcentage, aussi bien dire presque nulle! Pour les deux secteurs où on retrouve le plus de personnes touchant le salaire minimum, la hausse des ventes (ou des prix) nécessaire pour compenser la hausse du salaire minimum de 6,67 % varierait entre 0,10 % et 0,73 %, soit entre 8 et 66 fois moins que l’évaluation de l’économiste de la FCEI. Et, notons que si cet effet est plus élevé que la moyenne dans ces deux industries, c’est qu’il y a des industries où cet effet est encore moindre que la fourchette moyenne de 0,038 % à 0,065 %! On peut finalement ajouter que, même si le gouvernement n’avait pas adopté une hausse du salaire minimum, les employeurs auraient sûrement augmenté les salaires des personnes touchant le salaire minimum ou un peu plus de 1 ou 2 % ou même, qui sait de 3 % (la hausse moyenne des salaires horaires de l’an passé fut de 3,0 % selon le tableau cansim 281-0029). En tenant compte de ce facteur, on peut conclure que l’effet spécifique sur les prix de la hausse du salaire minimum est encore plus faible que mes calculs l’estiment.

Et alors…

Ce billet a permis de défaire quelques mythes constamment entretenus par les adversaires des hausses du salaire minimum. Année après année, ils reviennent avec les mêmes épouvantails : cette hausse nuirait à ceux qu’elle est censée aider en entraînant des baisses d’emplois (effet qui ne s’observe pas vraiment depuis longtemps), l’emploi diminuerait pour les jeunes et la hausse les ferait décrocher davantage (bizarre de logique qui prétend que la baisse de l’emploi chez les jeunes en fera décrocher davantage pour occuper des emplois qu’on prévoit moins nombreux…), cette hausse créerait une forte inflation qui annulerait les avantages de l’augmentation de leurs salaires, etc. Malgré certaines incertitudes dans mes calculs (surtout sur l’effet d’émulation), l’écart entre les affirmations des adversaires de la hausse du salaire minimum et les résultats de mes calculs ne laissent aucun doute sur la gratuité de ces affirmations.

Ce qu’il y a de bien avec le document d’analyse d’impact que le Secrétariat au travail publie pour expliquer les motifs de la hausse du salaire minimum est que, quand la hausse est significative comme l’an passé et cette année, on y trouve des données et des analyses allant dans le sens des arguments des personnes (comme moi) et des organismes qui revendiquent de fortes hausses du salaire minimum. Les auteur.es reviennent malgré tout avec la supposée nécessité que le salaire minimum ne dépasse pas un certain niveau du salaire moyen, soit 47 % avant l’an passé et maintenant 50 %. La bataille est donc de montrer qu’il ne se passerait rien de plus négatif à 55 %, puis à 60 %, et là, on l’aurait, le salaire minimum à 15,00 $!

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13 commentaires leave one →
  1. Robert Lachance permalink
    26 janvier 2018 6 h 06 min

    CQFD.

    Aimé par 1 personne

  2. Michèle Proulx permalink
    31 janvier 2018 9 h 13 min

    Merci pour cet article très éclairant.

    J’aime

  3. 31 janvier 2018 9 h 17 min

    Plaisir!

    J’aime

  4. Robert Lachance permalink
    2 février 2018 13 h 02 min

    CQFD : ce qu’il fallait démontrer !

    P.S. En syntaxe, 1958, mon prof de math s’appelait Emmanuel Fillion et il lui arrivait de conclure par CQFD, ce que Fillion dit.

    Les Fillion se suivent, mais ne se ressemblent pas toujours.

    J’aime

  5. 2 février 2018 16 h 24 min

    Il ne pouvait pas faire son gag avec QED (Quod erat demonstrandum).

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  6. Robert Lachance permalink
    2 février 2018 18 h 18 min

    J’étais beaucoup plus fort en version latine qu’en écriture, thème je dirais, à l’époque.

    Je risque; ce qui est faux doit être démontré, voire exposé. Qui dit mieux ?

    J’aime

  7. 2 février 2018 21 h 50 min

    «Quod erat demonstrandum» veut dire «ce qu’il fallait démontrer». QED est simplement l’équivalent latin de CQFD.

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