Pourquoi la macroéconomie va si mal?
Dans un billet datant de la fin janvier, Tim Taylor a fait le tour des textes qui paraîtront dans le numéro spécial printemps-été 2018 de la Oxford Review of Economic Policy qui sera consacré à la reconstruction de la théorie macroéconomique. Comme les 14 textes de cette revue sont accessibles sur Internet, j’en ai lu quelques-uns en diagonale, mais un en entier. Il s’agit du texte écrit par Joseph E Stiglitz intitulé Where modern macroeconomics went wrong (Où la macroéconomie moderne s’est trompée). Je pensais bien lui accorder le même traitement que les autres textes de cette revue que j’ai lus (le parcourir rapidement), mais il m’a accroché. Notons que ce texte ne semble plus accessible.
Introduction
Selon Stiglitz, les modèles d’équilibre général dynamique stochastique (que j’appellerai des modèles DSGE dans la suite de ce billet, selon l’acronyme anglais) ne peuvent pas atteindre les objectifs pour lesquels ils ont été conçus. Ils sont meilleurs pour appuyer la distinction entre une croissance de 3,1 % et 3,2 % (différence dont on se fout royalement) que pour prévoir des récessions qui ont un impact important sur le bien-être de la population.
Si on entendait déjà des critiques des modèles DSGE depuis quelques décennies, celles-ci se sont répandues devant leur incapacité à prévoir la Grande Récession commencée en 2007 et à proposer des moyens efficaces pour en sortir. Dans ce texte, Stiglitz compte faire ressortir les principales lacunes de ces modèles. Il précise qu’il est normal qu’un modèle soit une simplification de la réalité. Mais, les hypothèses sur lesquelles repose un modèle doivent être réalistes et choisies judicieusement, ce qui n’est pas le cas des modèles DSGE.
Le pire défaut, la mauvaise microfondation
La principale cause des problèmes des modèles DSGE est la tentative «de réconcilier la macroéconomie avec la microéconomie». En faisant cette tentative, on voulait appliquer les principes d’équilibre de la microéconomie dans un univers de concurrence parfaite, alors que, déjà à l’époque, d’autres théories (économie comportementale, théorie des jeux et économie de l’information) avaient montré que les hypothèses à la base de cette tentative étaient erronées. Avec la récession récente, d’autres défauts sont ressortis. Non seulement ces modèles ne sont pas conçus pour faire face à de grosses récessions (comme un médecin qui ne serait capable que de guérir des bobos…), mais ils prétendent que ces récessions ne peuvent simplement pas survenir!
Comment expliquer les crises (ou les revirements importants)
– les chocs : Les seuls chocs que les modèles DSGE acceptent sont exogènes, c’est-à-dire qu’ils viennent de l’extérieur du modèle (comme des chocs technologiques, ou la température pour l’agriculture) et ne peuvent pas venir des variables comprises dans le modèle. Or, la plupart des chocs sont en fait de sources endogènes. Par exemple, la bulle immobilière en 2008 a été créée par les marchés financiers et immobiliers, et a éclaté en raison du mauvais fonctionnement de ces marchés (et de mauvaises politiques) et non pas par une mystérieuse force extérieure.
– la finance, ses risques excessifs et son instabilité : La plupart des économistes s’entendent maintenant pour affirmer que le meilleur moyen de prévenir les crises est d’éviter que le secteur financier prenne des risques excessifs et de s’assurer de sa stabilité. Dans les modèles DSGE, la seule question financière considérée est le contrôle de la demande de monnaie, ce qui est du ressort des banques centrales. Les questions de réglementation tant pour éviter les risques excessifs que pour assurer la stabilité du secteur financier sont absentes de ces modèles, qui considèrent que les marchés financiers sont parfaitement efficients (et fonctionnent donc mieux sans réglementation…). Les externalités n’existent pas (l’auteur en cite quelques-unes, dont celles résultant des contrats entre les banques si une d’entre elles est en difficulté) et il n’y a pas de risque systémique. Dans ces modèles, le seul écueil à éviter est l’inflation (problème inexistant depuis au moins 30 ans, alors que les conséquences de l’instabilité financière sont récurrentes)! L’auteur rappelle qu’au lieu de répartir le risque (comme le pensaient les autorités monétaires comme les banques centrales), l’intégration des marchés des capitaux et la diversification des actifs l’ont plutôt accentué.
– amplification et persistance : Une autre des lacunes importantes des modèles DSGE est de sous-estimer l’impact que peut avoir un choc. Par exemple, ces modèles prévoyaient que «la crise des subprimes n’aurait pas de conséquences économiques importantes, car les risques avaient été diversifiés», alors que cette crise a au contraire amplifié l’ampleur de la Grande Récession (comme d’autres économistes le craignaient en utilisant des hypothèses plus réalistes) et est reconnue aujourd’hui comme une des causes principales de la récession. L’ampleur de cette récession a aussi été accentuée par le rationnement du crédit, les grosses entreprises refusant d’investir leurs liquidités importantes et les banques préférant les conserver pendant que les PME ne pouvaient financer les investissements qu’elles auraient voulu faire. Or, pour tenir compte de ce facteur, il faut que les banques fassent partie d’un modèle, alors qu’elles sont absentes des modèles DSGE.
En plus, l’économie des dernières années a été marquée par des changements structurels importants, notamment par la baisse en importance du secteur manufacturier et le gain du côté des services. L’auteur explique que les modèles DSGE sont mal équipés pour faire face à ces changements, car :
- ils reposent sur des anticipations rationnelles (et les humains ne le sont pas toujours);
- ils représentent souvent les entreprises par un seul agent représentatif de toutes ces entreprises, ce qui ne peut évidemment pas permettre d’étudier les conséquences de changements structurels;
- ils reposent sur l’hypothèse que la main-d’œuvre d’un secteur peut sans problème travailler dans un autre secteur sans délai et sans avoir besoin de formation (mobilité parfaite des facteurs de production, y compris des travailleur.euses).
– ajustement et équilibre : Les problèmes d’ajustement sont un des facteurs qui expliquent que le haut niveau de chômage peut persister longtemps après le début d’une récession, alors que les modèles DSGE prévoient au contraire que l’économie tend naturellement à revenir à l’équilibre sans intervention gouvernementale. L’utilisation d’un seul agent représentatif (en plus éternel…) pour remplacer les ménages dans ces modèles n’aide pas non plus, ne tenant pas compte (entre autres) de leur diversité en compétences, en revenus (ainsi, les inégalités ne peuvent pas exister dans ces modèles et ne peuvent donc pas avoir d’impacts) et en propension à consommer (alors qu’on sait que les plus pauvres consacrent une bien plus grande part de leurs revenus à la consommation que les plus riches).
Politiques
Un modèle ne sert pas qu’à prévoir l’évolution de l’économie, mais aussi à choisir les meilleures politiques en fonction du contexte économique. La théorie économique orthodoxe, incorporée aux modèles DSGE, prétend que les interventions gouvernementales ne donnent rien, car elles font augmenter les déficits, ce qui portera les entreprises privées à moins investir en prévision de la hausse des taxes et impôts qui sera adoptée pour combattre le déficit. Cette théorie a pourtant été démontrée fausse à plusieurs reprises. L’auteur ajoute qu’un modèle réaliste devrait tenir compte du type d’interventions gouvernementales et du fait que les gouvernements peuvent «imprimer» de la monnaie (surtout dans les cas de trappe à liquidité, notamment quand on ne peut plus faire diminuer les taux d’intérêt). L’auteur aborde ensuite la question du niveau des multiplicateurs qui varie selon la situation économique, ce dont les modèles DSGE ne tiennent pas compte. Son explication étant complexe, je préfère simplement mentionner le sujet. L’important ici est de comprendre que ces modèles ne permettent pas de sélectionner les interventions gouvernementales les plus efficaces pour raccourcir l’ampleur et la durée d’une récession.
Autres critiques
Les croyances différentes : quand deux personnes n’ont pas les mêmes croyances économiques, elles ne réagissent pas de la même façon. Dans bien des cas, une des deux s’enrichira et l’autre s’appauvrira. On assistera même souvent à de la création de pseudo richesses, comme les papiers commerciaux et d’autres produits dérivés.
Les problèmes d’agrégation : comme mentionné auparavant, le fait de simplifier la structure économique avec un seul agent représentatif des secteurs industriels est irréaliste et ne peut pas permettre d’estimer les impacts différents selon les secteurs de politiques économiques et monétaires. De même, l’utilisation d’un seul agent représentatif pour remplacer les ménages ne permet pas de distinguer les effets des politiques sur des types de ménages différents, comme une baisse d’impôt qui favorise surtout les riches. Pourtant, la hausse des inégalités a joué un rôle important dans la récession, mais les modèles DSGE ne peuvent pas analyser ce rôle.
Les modèles DSGE ont bien d’autres défauts, par exemple de supposer que les agents sont égoïstes et que, malgré cela, ils honorent toujours parfaitement leurs contrats. On sait bien que c’est faux, sinon, il n’y aurait jamais de fraude et on n’aurait pas besoin d’institutions comme le système de justice ou l’inspection des aliments (cette fois pour tenter d’amoindrir les problèmes d’asymétrie d’information qui ne sont pas considérés non plus par les modèles DSGE). De même, l’économie comportementale a démontré qu’il est faux de prétendre que les humains agissent toujours de façon égoïste, mais qu’à force de le répéter, on convainc de plus en plus de personnes que c’est «normal» d’agir ainsi. «La macroéconomie est censée nous fournir des modèles de la façon dont l’économie se comporte réellement, plutôt que de la façon dont elle pourrait se comporter dans un monde mythique de personnes infiniment égoïstes, mais chez qui les contrats sont toujours honorés». Il conclut cette section en disant que «L’une des critiques des modèles DSGE est qu’ils sont devenus, avec leurs hypothèses sous-jacentes, un dogme, sans grand intérêt à les remettre en question, en particulier dans un contexte de publications révisées par des pairs» qui ne jurent eux aussi que par ces modèles.
Conclusion de l’auteur
Il est normal qu’un modèle simplifie ce qu’il représente et qu’il repose sur des hypothèses. Mais le réalisme de ces hypothèses est important. Des hypothèses irréalistes biaisent les résultats. Ainsi, «Les modèles DSGE n’ont pas prédit l’événement macroéconomique le plus important des 75 dernières années et n’ont pas fourni de bonnes orientations quant aux politiques économiques appropriées». Même durant la Grande Récession, les autorités monétaires de trop de pays s’inquiétaient davantage de l’inflation que de la stabilité financière. Même s’il sont censés le faire (d’où le mot «stochastique» dans leur nom), ces modèles ne tiennent pas suffisamment compte de l’incertitude et de la gestion des risques. On n’en sort pas : la qualité d’un modèle, petit ou grand, repose sur la pertinence de ses hypothèses.
Et alors…
L’examen des modèles utilisés en économie peut sembler bien aride et ennuyant. Il est pourtant de première importance de réaliser à quel point certains d’entre eux, parmi les plus utilisés (comme celui que des économistes de la Banque du Canada ont utilisé pour estimer l’impact d’une hausse du salaire minimum…), reposent sur des hypothèses irréalistes et ne peuvent donc que donner des résultats biaisés. Le texte de Joseph Stiglitz que j’ai présenté ici complète bien, je trouve, les billets que j’ai écrits antérieurement sur ce sujet (voir notamment ici, ici et ici). Son texte, d’ailleurs, colle encore avec la conclusion que j’avais écrite dans le plus récent de ces billets et que je reproduis ci-après avec seulement quelques ajustements.
Il est ironique que la science économique orthodoxe, elle qui se considère comme une science quasiment exacte, n’applique pas un des principes de base de toute science, soit que si tu n’es pas capable de prouver tes hypothèses, n’essaie surtout pas d’en tirer des conclusions. Cette supposée science fait encore pire, elle utilise des hypothèses qu’elle n’a non seulement jamais pu démontrer, mais qu’elle sait fausses, en s’imaginant que les conclusions tirées de ces hypothèses fausses sont valables. Et, ses adeptes tentent toujours d’imposer ces résultats comme s’ils étaient incontestables, car scientifiques…
« la qualité d’un modèle, petit ou grand, repose sur la pertinence de ses hypothèses. »
1 – « Les modèles DSGE ont bien d’autres défauts, par exemple de supposer que les agents sont égoïstes et que, malgré cela, ils honorent toujours parfaitement leurs contrats. »
2 – « De même, l’économie comportementale a démontré qu’il est faux de prétendre que les humains agissent toujours de façon égoïste, »
Vous avez déjà lu, ou songé, d’un modèle économique qui se fonde sur l’hypothèse que les humain.es sont sexué.es plus qu’égoïstes et ne signent pas toujours de contrats ?
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Il y a beaucoup d’hypothèses fausses, mais aucune hypothèse ne prétend que les humain.es signent toujours des contrats. L’hypothèse fausse est que, lorsqu’ils signent des contrats, ils les respectent toujours. Quant au caractère sexué des humain.es, un agent représentatif ne l’est pas, d’autant plus qu’il n’a pas besoin de se reproduire, puisqu’il est éternel!
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