Les milléniaux et les permis de conduire
La dernière fois que j’ai abordé la question du rapport qu’ont supposément les milléniaux avec l’automobile et les permis de conduire, je me suis excusé d’avoir à me répéter. Mais, c’est rendu un rituel, lors de chacun des Salons de l’auto, les journalistes répètent docilement le discours de leurs organisateurs, discours qui prétend que les milléniaux n’ont pas le même rapport avec l’automobile que les jeunes des générations précédentes et que cela porte les constructeurs à ajouter des gadgets à leurs véhicules («la stratégie est d’inclure le plus de technologie possible» en misant sur la promotion des écrans tactiles ou en proposant des offres spéciales avec des partenaires comme Spotify ou Google, très populaires chez les plus jeunes»). Pour appuyer l’affirmation que les milléniaux ont un rapport différent avec l’automobile, on cite des «experts» :
«Le journaliste spécialisé en automobile Benoît Charette annonce la couleur sans détour : les milléniaux et la génération suivante ont un rapport aux voitures totalement différent de celui de leurs aînés.» Et quelle source donne-t-on pour appuyer cette affirmation? Un autre article datant de 2014 qui cite un sondage provenant des États-Unis et qui parle d’une baisse du taux de détenteurs d’un permis de conduire du tiers au Canada et au Québec, sans mentionner d’où peut bien venir cette donnée et la période au cours de laquelle ce taux aurait baisser autant…
Ou, on se contente de répéter ce qu’on entend sans chercher à valider :
«On a beaucoup entendu parler de la baisse de popularité du permis de conduire auprès des jeunes, une dynamique qui se confirme un peu plus chaque année au Québec. Mais ce phénomène en cache un autre beaucoup plus significatif : le désintérêt grandissant des 16-24 ans pour l’achat d’une voiture».
Non seulement notre éditorialiste ne mentionne aucune source pour appuyer l’affirmation tant répétée (pourquoi des sources, on en a beaucoup entendu parler, c’est assez, non?), mais il se permet d’en ajouter une nouvelle sur le désintérêt pour l’achat d’une voiture sans citer plus de sources (ça doit venir des organisateurs du Salon de l’auto, mais allez savoir, il ne le dit pas).
Statistiques
Le graphique qui suit met à jour celui que j’ai produit dans le billet mentionné en amorce. Il montre l’évolution du pourcentage de jeunes âgés de 16 à 24 ans ayant un permis de conduire et a été produit à l’aide des données de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) présentées à la page numérotée 3 de ce document et de celles du tableau cansim 051-0001 sur la population selon l’âge.
On voit que le pourcentage de jeunes âgés de 16 à 24 ans ayant un permis de conduire :
- a augmenté dans les années 1980 pour atteindre son sommet en 1990 (64,6 %);
- a ensuite diminué fortement jusqu’en 1994 (baisse de 5,2 points de pourcentage à 59,4 %);
- est demeuré assez stable de 1993 à 1997 (59.5 %);
- a connu une autre période de forte baisse pour atteindre 54,7 % en 2003, son minimum historique, même plus bas de 0,8 point que le taux le plus récent (55,5% en 2016) qui est censé montrer un rapport différent avec l’automobile; cette baisse du maximum de 64,6 % en 1990 à 54,7 % représente une diminution de 15 %, soit moins de la moitié de celle du tiers mentionnée dans l’article de Radio-Canada cité plus tôt;
- est demeuré assez stable au cours des six années allant de 2002 à 2007 (entre 54.7 % et 55,0 %, soit toujours moins élevé qu’au cours des neufs années suivantes, qui, je le répète sont censées montrer un rapport différent avec l’automobile);
- a soudain augmenté de 2,5 points entre 2008 et 2010 (j’y reviendrai plus loin);
- est revenu à un niveau légèrement plus élevé que de 2002 à 2008 entre 2012 et 2016.
On voit donc que la baisse de popularité du permis de conduire auprès des jeunes est en fait un phénomène qui date essentiellement des années 1990, alors que les milléniaux, nés selon différentes sources (dont celle-ci) entre 1982 et 2004, avaient entre 8 et 18 ans pour ceux et celles né.es en 1982 et n’étaient pas né.es pour les plus jeunes. Ensuite, on voit clairement sur le graphique qu’il est carrément faux de prétendre qu’il s’agit «d’une dynamique qui se confirme un peu plus chaque année au Québec», car, si ce n’est que de son niveau légèrement plus élevé (mais encore bien inférieur à son niveau du début des années 1990) de 2009 à 2011 (que je vais tenter d’expliquer bientôt), la proportion de jeunes âgé.es de 16 à 24 ans ayant un permis de conduire est stable (inférieur à 56 %) depuis maintenant 16 ans (de 2000 à 2016). Et, en 2000, l’âge des milléniaux variait de -4 ans à 18 ans… Il est donc clair que la tendance à la baisse de popularité du permis de conduire provient en très grande majorité de la génération qui a précédé les milléniaux.
En fait, de nombreux facteurs peuvent expliquer la baisse du pourcentage des jeunes ayant des permis de conduire dans les années 1990 : hausse du taux de fréquentation scolaire (de 37,7 % en 1980 à 60,3 % en 1997 chez les jeunes âgés de 15 à 24 ans, taux qui est demeuré assez stable par la suite pour atteindre 61,1 % en 2016, dernière année présentée sur le graphique et même 63,7 % en 2017, selon le fichier cansim 282-0095), départ des jeunes des régions où l’automobile est nécessaire (entre autres pour étudier à l’université), fondation plus tardive des familles, situation économique, etc. Mais, aucun des facteurs mentionnés par les journalistes ou organisateurs du Salon de l’auto (surtout pas l’attrait des téléphones cellulaires et des réseaux sociaux qui n’existaient à peu près pas à l’époque) ne peut expliquer la baisse récente, car il n’y a pas eu de baisse récente!
Le prochain graphique vise à illustrer plus précisément la hausse du pourcentage des jeunes qui ont un permis de conduire de 2009 à 2011. Pour construire ce graphique, j’ai utilisé des données pour les jeunes âgé.es de 16 à 19 ans et de 20 à 24 ans, données non présentées dans les documents de la SAAQ, mais fournies à la page 135 d’un document de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) intitulé Regard statistique sur la jeunesse datant de février 2014 (date qui explique que la période présentée dans ce graphique se termine en 2012).
J’ai tenté d’appliquer la présentation du graphique précédent à celui-ci pour pouvoir mieux les comparer. Ainsi, si les échelles de ce graphique (allant de 61 à 75 % pour les jeunes âgés de 20 à 24 ans et de 34 à 48 % pour les jeunes âgés de 16 à 19 ans) sont bien différentes de celle du précédent (allant de 52 à 66 %), les trois s’étendent sur 14 points de pourcentage et montrent donc des variations dont l’ampleur est comparable. On peut voir sur celui-ci que le pourcentage de jeunes âgés de 20 à 24 ans ayant un permis de conduire (ligne rouge, échelle de gauche) a diminué de 5,0 points de pourcentage entre son sommet de 1996 et son plancher de 2006 et a ensuite augmenté de 1,9 point entre 2006 et 2012 (dernière année de cette série). Drôle de baisse de popularité de l’automobile! De la forte hausse observée sur le précédent graphique de 2009 à 2011, on ne voit qu’une légère augmentation de moins d’un point de pourcentage en 2011, augmentation complètement effacée l’année suivante.
Le portrait est bien différent chez les jeunes âgés de 16 à 19 ans (ligne bleue, échelle de droite). Tout d’abord, la baisse entre le sommet de 1996 (45,2 %) et le plancher de 2002 (35,8 %) est presque deux fois plus élevée que chez les jeunes âgés de 20 à 24 ans (9,4 points par rapport à 5,0). La hausse subséquente culminant en 2010 (46,1 %) est encore plus abrupte, avec une hausse de 10,3 points, mais fut bien temporaire, le taux revenant à 39,5 % en 2012, en baisse de 6,6 points en deux ans. Ces mouvements sont-ils dus à des différences d’attachement à la voiture, comme les articles présentés le laissent penser? Il semble bien que non! On lit en effet à la page 134 du document de l’ISQ que «Le taux de titularisation chez le sous-groupe des jeunes de 16 à 19 ans était de 40 % en 2012. Une diminution est observée pour ce groupe d’âge depuis 2010, où il était à 46 %.» Jusque là, ça va. Mais, on peut lire tout de suite après, dans le même paragraphe, l’explication de cette baisse : « Il est à noter que, depuis le 17 janvier 2010, de nouvelles mesures entourant l’acquisition d’un permis d’apprenti conducteur ont été mises en place, ce qui a une répercussion sur le nombre de titulaires d’un permis probatoire. Cela peut expliquer la diminution du taux de titularisation des jeunes de 16 à 19 ans» et la forte hausse juste avant l’adoption de cette mesure, probablement pour pouvoir l’éviter. À partir de cette date, on devait notamment suivre des cours de conduite avant d’obtenir un permis et attendre au moins 10 mois après l’obtention d’un permis temporaire avant de passer l’examen permettant d’obtenir un permis régulier. La proportion de ces jeunes ayant un permis de conduire a d’ailleurs rapidement diminué les deux années suivantes, tout en demeurant nettement plus élevée qu’en 2002 (39,5 % en 2012 par rapport à 35,8 % en 2002). En plus, le premier graphique de ce billet montre qu’il n’y a pas eu de baisse par la suite entre 2012 et 2016 chez les jeunes âgés de 16 à 24 ans (même pourcentage de 55,5 % en 2012 et en 2016).
Parc automobile
J’ai ensuite pensé comparer l’évolution de la proportion de jeunes qui ont une automobile pour voir s’il y avait un fondement à la deuxième affirmation de François Cardinal dans son éditorial du 4 février, dans lequel il parlait du «désintérêt grandissant des 16-24 ans pour l’achat d’une voiture». Malheureusement, le document de la SAAQ ne contient pas de données sur l’âge des propriétaires de voiture. Par contre, les données qui y sont présentées à la page numérotée 4 permettent de suivre l’évolution comparée du ratio du nombre de permis de conduire par rapport à la population âgée de 16 à 79 ans (les données sur cette population proviennent du tableau cansim 051-0001) et de la comparer à celui du nombre de voitures de promenades (soit le nombre de camions légers et d’automobiles). Cette comparaison n’est pas idéale, mais comme il y a sûrement peu de propriétaires de voitures ou de titulaires de permis de conduire qui ont moins de 16 ans ou plus de 79 ans, elle est quand même acceptable. Le plus gros problème est plutôt que la proportion de propriétaires de voitures et de titulaires de permis de conduire doit baisser après 65 ans et encore plus après 75 ans, alors que la proportion de 16-79 ayant entre 65 et 79 ans a presque doublé entre 1980 (9,5 %) et 2016 (17,1 %), ce qui a sûrement contribué à la plus faible croissance de ces ratios au cours des dernières années de la période présentée dans le graphique. Mais, bon, comme cela influence de la même façon les propriétaires de voitures et de titulaires de permis de conduire, la comparaison que je veux faire garde sa pertinence.
Le graphique ci-haut montre que les deux ratios n’ont presque jamais cessé d’augmenter, mais que celui des permis a augmenté beaucoup moins fortement (hausse de 14,1 points de pourcentage entre 1980 et 2016) que celui des propriétaires de voitures de promenade (hausse de 24,6 points), faisant réduire de moitié l’écart entre les deux (de 21,3 points en 1980 à seulement 10,7 points en 2016). Il faut aussi noter que cet écart de croissance s’est accentué avec le temps. Alors que les deux ratios ont augmenté au même rythme dans les années 1980 (hausses de 7,7 points et de 7,3 points), la hausse du nombre de propriétaires de voitures de promenade a été 50 % plus élevée dans les années 1990 (hausses de 4,8 points et de 3,2 points), 3,3 fois plus élevée dans les années 2000 (hausses de 9,5 points et de 2,9 points) et 4,2 fois plus élevée dans les années 2010 (hausses de 5,7 points et de 1,3 point). Si ces hausses ne veulent pas dire que les jeunes achètent autant de voitures qu’auparavant, il serait étrange que leur comportement influence moins la progression du parc automobile que celle du nombre de permis de conduire. Bref, même si la preuve n’est pas déterminante, la deuxième affirmation de M. Cardinal ne semble pas plus fondée que sa première.
Et alors…
Ce sujet est un exemple du phénomène qui fait en sorte qu’un mensonge fréquemment répété devient une vérité qu’on n’a plus besoin de vérifier. Il montre aussi que les journalistes n’ont pas tous et toutes le réflexe de vérifier les affirmations des personnes qu’ils et elles interrogent. Si ce mensonge répété touche en plus une génération et encore plus celle des milléniaux, ils et elles semblent laisser de côté leur esprit critique…
Je veux être clair, je ne nie nullement que l’environnement technologique et culturel actuel a sûrement des impacts importants chez les jeunes, et que les moyens utilisés pour nos déplacements seront grandement modifiés d’ici quelques décennies (quoique je ne pense pas que cela sera aussi rapide que certain.es le prévoient). Je dis seulement que la baisse de la proportion de jeunes ayant un permis de conduire date d’avant l’arrivée des milléniaux dans cette tranche d’âge, que les gadgets technologiques n’ont rien à voir avec cette baisse (car ils n’existaient pas ou étaient très peu répandus lorsque cette baisse s’est manifestée) et qu’aucune donnée ne vient appuyer l’affirmation qu’ils achètent moins de voitures qu’avant. Et je dis surtout qu’il faut toujours garder l’esprit critique et vérifier si les données appuient ou contredisent les affirmations qu’on entend, surtout quand elles proviennent de personnes qui ont des choses à vendre…
Plusieurs spécialistes, comme Todd Litman, regardent aussi le kilométrage effectués. Les »jeunes », milléniaux ou autres, feraient moins de kilomètres par année car plus près des centre-villes et moins portés sur la »promenade en char du dimanche après-midi ». Je suis à la retraite et fait environ 10 000 kms par an, et ma voiture est une 2008, donc mis à part l’appel de »sirènes » ou un problème d’hormones mâles, je ne suis pas un bon client pour l’industrie automobile 😉
J’aimeJ’aime
«Les »jeunes », milléniaux ou autres, feraient moins de kilomètres par année»
Avez-vous une source pour appuyer cette observation? Cela m’intéresserait. Merci!
J’aimeJ’aime