La grande évasion
J’ai publié récemment un billet sur un texte d’Angus Deaton portant sur les inégalités et l’iniquité. Cela m’a donné le goût de lire son seul livre traduit en français, La grande évasion – Santé, richesse et origine des inégalités, d’autant plus que Ianik Marcil me l’a recommandé. L’auteur y raconte l’histoire des 250 dernières années qui «a vu certaines parties du monde croître de manière spectaculaire, et creuser dans le même temps de manière disproportionnée les inégalités. Analysant en profondeur les ressorts de la prospérité et de la richesse des nations, il porte un regard lucide sur le chemin qu’il reste à parcourir pour venir en aide aux laissés-pour-compte».
Préface : «La «Grande évasion» de ce livre raconte comment l’humanité a échappé aux privations et à la mort prématurée, comment les hommes ont réussi à rendre leur vie meilleure et ont ouvert la voie que d’autres ont suivie». Pour illustrer ce constat ainsi que la hausse des inégalités qui a accompagné ce progrès, l’auteur dépeint la misère qui caractérisait la région minière écossaise où ses parents et grands-parents ont vécu, la chance de ceux et celles qui en sont sorti.es, mais aussi le sort des personnes démunies qui y vivent encore.
Introduction – De quoi parle ce livre : «Ce livre raconte comment la situation s’est améliorée, comment et pourquoi le progrès est apparu, et retrace le jeu entre progrès et inégalités». Ce chapitre explique aussi le titre du livre, choisi pour faire une analogie entre les évadés du film La grande évasion et la majorité de ceux et celles qui ne se sont pas évadé.es et qui ont vu leur condition se détériorer en raison des mesures supplémentaires des gardiens pour éviter que d’autres détenu.es s’évadent. Il montre ensuite que chaque période de croissance, qu’elle soit due à une révolution industrielle ou à une mondialisation, a accentué les inégalités entre les pays et surtout à l’intérieur de ceux-ci. Cela s’applique aussi bien à la croissance économique qu’aux progrès en santé qui bénéficient bien différemment à tout le monde. L’auteur présente ensuite le contenu des chapitres de ce livre, puis explique l’importance de bien comprendre les données qui sont habituellement utilisées pour estimer les inégalités et de les regarder sous différents angles (bravo!).
1. Le bien-être du monde : Dans ce chapitre, l’auteur compare l’évolution de la santé (notamment l’espérance de vie et la mortalité infantile) et de la richesse (et, dans une moindre mesure, d’autres facteurs qui influencent le bien-être, comme les guerres, les épidémies, le climat social et politique, etc.) dans les pays riches et les pays pauvres, surtout au XXe siècle, mais aussi depuis 250 ans.
Première partie – La vie et la mortalité
2. De la préhistoire à 1945 : L’auteur approfondit dans ce chapitre son analyse de l’évolution de l’espérance de vie et des facteurs qui l’ont influencée, remontant, comme le titre l’indique, jusqu’à la préhistoire (en tenant compte de l’imprécision des données pour les époques les plus reculées).
3. Échapper à la mort sous les tropiques : L’auteur s’attarde cette fois sur la hausse de l’espérance de vie dans les pays pauvres depuis 1945. Comme auparavant dans les pays riches, cette hausse s’est manifestée en premier lieu par la baisse de la mortalité infantile (avant 1 an) et juvénile (de 1 à 5 ans). Les principaux facteurs de cette hausse furent aussi semblables : santé publique et hygiène (surtout du côté de l’eau potable), lutte antimicrobienne (surtout par l’hygiène et la prévention, mais aussi par des campagnes de vaccination et l’utilisation antibiotiques), alimentation, éducation, puis baisse de l’extrême pauvreté et augmentation du revenu par habitant. Cela dit, le plus gros de la différence entre l’espérance de vie entre les pays pauvres et riches s’observe toujours du côté de la mortalité infantile et juvénile, et s’explique par de nombreux facteurs qui diffèrent d’un pays à l’autre (revenus et pauvreté extrême, mais aussi épidémies, comme celle du sida, corruption des gouvernements, alimentation et guerres).
4. La santé dans le monde moderne : L’auteur aborde ici d’autres aspects de la santé et les facteurs qui les ont influencés, dont :
- l’évolution de l’espérance de vie à 50 ans depuis 1950 dans les pays riches;
- la mondialisation de la santé, des maladies et des moyens de lutter contre elles;
- la malnutrition et la taille humaine.
Deuxième partie – L’argent
5. Le bien-être matériel aux États-Unis : L’auteur présente ainsi le sujet de ce chapitre : «Quand le bien-être s’améliore, tout le monde n’en bénéficie pas également, si bien que l’amélioration creuse souvent (mais pas toujours) des écarts entre les gens. Le changement, positif ou négatif, est souvent injuste». Il présente pour les États-Unis l’évolution :
- du PIB et les problèmes de mesure de cet indicateur;
- de la pauvreté (en remettant aussi en question la définition de ce concept et donc sa mesure);
- de la distribution des revenus (donc des inégalités);
- des revenus des plus riches (les 1 %, 0,5 % et 0,1 %);
- de la mobilité intergénérationnelle.
6. La mondialisation et la plus grande évasion : L’auteur examine les mêmes évolutions que dans le chapitre précédent, mais cette fois pour l’ensemble des pays, à l’intérieur de leurs frontières et entre eux. Et là, les problèmes de mesure sont encore plus importants, faisant en sorte qu’il faut prendre le résultat de ces comparaisons avec des pincettes (bravo à l’auteur qui va plus loin sur ce questionnement que la plupart des autres économistes, mais pas encore assez à mon goût…). Il critique notamment le seuil de pauvreté extrême de la Banque mondiale, entre autres parce qu’elle applique le même seuil à tous les pays en fonction du taux de change en parité de pouvoir d’achat (concept qui a peu de sens pour des pays pauvres), indicateur qui varie considérablement à chaque révision (par exemple, lors de la révision de 1993, «la pauvreté est passée de 39 à 49 % de la population» en Afrique subsaharienne). L’auteur ajoute que ce seuil (actuellement 1,90 $ par jour) ne peut absolument pas s’appliquer aux pays riches (ou même intermédiaires). En plus, les sources pour calculer le nombre de personnes qui gagnent moins que ce seuil ne sont absolument pas fiables. Par exemple, un changement mineur dans un questionnaire servant à cette fin a fait doubler le nombre de personnes en situation de pauvreté extrême en Inde! Je compte d’ailleurs écrire un billet sur l’établissement du seuil d’extrême pauvreté par la Banque mondiale depuis plusieurs semaines, ayant lu une étude intéressante sur cette question (soulevant aussi ces lacunes et bien d’autres), mais d’autres sujets se sont imposés… Ça va peut-être venir!
Troisième partie – L’aide
7. Comment aider les laissés-pour-compte : Dans ce chapitre, l’auteur se demande si l’aide internationale permet de lutter efficacement contre la pauvreté extrême et pourrait même l’éradiquer, dans un contexte où on prétend que le coût pour ce faire serait minime (quelques sous par jour par personne aidante et aidée). Ce chapitre, trop complexe pour être résumé, est de très bonne tenue et apporte beaucoup de nuance à ce sujet trop souvent présenté de façon simpliste.
Postface – Et ensuite? : L’auteur espère que le sort des laissés-pour-compte sera plus heureux que celui des évadés du film La grande évasion (la majorité d’entre eux furent repris et exécutés). Même s’il en est loin d’être certain, il conclut de façon optimiste.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Si ce genre de sujet vous intéresse, cela vaut certainement la peine de le lire. De mon côté, je suis bien content de l’avoir lu, mais je ne le recommanderais pas aux personnes qui voudraient lire un seul livre sur l’évolution du bien-être, des revenus et des inégalités. Il apporte certes certains aspects de la question qu’on ne retrouve pas couramment ailleurs, comme sur la santé et l’espérance de vie (et la taille humaine!), les lacunes des données utilisées et l’aide internationale, mais développe beaucoup moins que dans d’autres livres les inégalités, leurs impacts et les facteurs qui les expliquent. En plus, il ne parle presque pas d’environnement, des limites physiques de la planète et du dérèglement climatique, qui entraînent pourtant de nombreux effets sur ces questions (et sur d’autres!). Son style est agréable, ses graphiques sont souvent originaux (il n’hésite par exemple pas à en construire avec des logarithmes, ce qui, dans bien des cas, est tout à fait approprié et permet des lectures différentes de faits pourtant relativement connus) et son approche est assez neutre (et même trop, parfois, je trouve).
Cela est peut-être moins important, mais le titre du livre ainsi que les nombreuses références qu’il contient sur le concept de l’évasion de la pauvreté me semblent confondre le sens du mot anglais «escape» et celui de sa traduction («évasion»). En français, on ne s’évade pas de la pauvreté, on en sort. Cela dit, je ne vois pas comment le traducteur aurait pu éviter cette confusion. Par ailleurs, si l’âge de ce livre ne se ressent pas de façon trop évidente (il est paru en anglais en 2013, mais n’a été traduit qu’en 2016, sûrement parce que l’auteur a obtenu le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 2015), il explique certains décalages sur quelques sujets précis (notamment sur la hausse du seuil de pauvreté extrême qui est passé de 1,25 $ à 1,90 $ en 2015). Finalement et heureusement, les notes sont en bas de page.
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