La revanche des rentiers
De plus en plus d’organismes et de chercheur.es s’intéressent au concept de rentes. Parmi les nombreux textes que j’ai lus depuis le début de l’année sur ce sujet, j’en ai retenu un que je vais présenter dans ce billet.
La revanche des rentiers
L’étude que j’ai retenue s’intitule Market power and inequality – The revenge of the rentiers (Le pouvoir des marchés et les inégalités – La revanche des rentiers) et a été publiée par la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED ou UNCTAD en anglais).
Introduction : Bien des facteurs se sont conjugués pour expliquer la hausse des inégalités depuis les années 1980. Cette étude se concentre sur les conséquences de la recherche de rentes au cours des deux dernières décennies par les sociétés non financières.
Un nouveau type de capitalisme de rentiers : «Les rentes sont des revenus tirés uniquement de la propriété et du contrôle des actifs, plutôt que de l’activité entrepreneuriale innovante et de l’utilisation productive de la main-d’œuvre. L’origine des rentes et leur impact sur la performance économique ont fait l’objet de nombreux débats». Historiquement, les rentes étaient associées à la terre, en raison de sa rareté. Les propriétaires pouvaient donc exiger un loyer (rent, en anglais) aux utilisateurs. Elles le sont maintenant à une foule de domaines, pas nécessairement en raison de leur rareté, ce qui a amené Keynes à critiquer les rentes et les rentiers. Selon lui, les rentes exigées pour le capital financier est abusif, car il n’y a aucune rareté dans ce domaine, sinon créée artificiellement et volontairement. Le concept de rente s’est alors élargi et comprend maintenant toute situation où une personne gagne «un revenu supérieur au minimum que cette personne aurait accepté», car, dans un marché pleinement compétitif (sans pouvoir sur le marché ou sur la politique), elle ne pourrait pas gagner plus. Les économistes, quelle que soit leur école de pensée, considèrent presque tous et toutes que ce type de rentes est improductif. Les rentiers ne contribuent pas à la production, mais en accapare une partie sans y contribuer.
Si les études récentes qui ont analysé le phénomène des rentes dans le secteur financier sont nombreuses, il y en a beaucoup moins qui se sont penchées sur la «prolifération des stratégies de recherche de rentes par les sociétés non financières». Cette étude vise justement à combler cette lacune. Le premier objectif de cette étude est de mesurer l’évolution de l’ampleur de la présence de rentes au cours des dernières décennies. Pour ce, les auteur.es (dont l’identité n’est pas mentionnée dans l’étude) ont analysé les bilans financiers disponibles dans 56 pays entre 1995 et 2015. Le nombre de sociétés dont les bilans sont disponibles (les sociétés inscrites à la Bourse) est passé de 5600 à 30 100 en 2015, ce qui permet une analyse fiable.
Le graphique ci-contre illustre les résultats de cette analyse. Il montre ce que les auteur.es appellent les surplus de profits, soit ceux qui dépassent le niveau de profits qui serait «normal» (je saute la méthodologie, qui est décrite dans cette annexe). On peut voir que ce surplus est passé de 4 % des profits totaux au cours de la période allant de 1995 à 2000 à 19 % de 2001 à 2008 puis à 23 % de 2009 à 2015 pour l’ensemble des sociétés étudiées, et de 16 % de 1995 à 2000 à 30 % de 2001 à 2008 puis à 40 % de 2009 à 2015 pour les 100 sociétés les plus grosses (en termes de capitalisation). Ce surplus plus élevé dans les grandes sociétés laisse penser que celui-ci est associé à la concentration des entreprises dans leurs secteurs spécifiques. Si ces résultats doivent être interprétés prudemment en raison du concept arbitraire de profits «normaux» (ceux-ci pourraient en effet être considérés aussi comme des rentes, si les marchés étaient parfaitement concurrentiels, ce qui est toutefois une vue de l’esprit…), la tendance à la hausse au cours des décennies récentes est beaucoup plus significative. Une partie de ces surplus pourrait être due à d’autres facteurs qu’à la recherche de rentes (par exemple à l’innovation), mais la tendance à la hausse semble indiquer que cette recherche en explique sûrement une part importante.
La tendance à la hausse de la concentration des marchés : L’étude présente de très nombreuses données et études montrant la hausse de la concentration des entreprises dans des secteurs bien différents. Je me contenterai ici d’illustrer cette concentration avec le graphique ci-contre. Ce graphique montre notamment que la part des revenus des 100 plus grandes entreprises était en 1995 un peu moins de 20 fois plus élevée que la moyenne des sociétés inscrites à la Bourse, et que cette part était rendue 67 fois plus élevée que la moyenne en 2011. Cette hausse fut semblable pour leurs actifs («assets»), physiques et autres (incluant les droits de propriété intellectuelle). Seul leur indice de concentration de l’emploi n’a pas augmenté autant (il a quand même plus que doublé!), conséquence de la part décroissante de l’emploi dans la production (et de la part croissante du capital). Les auteur.es ajoutent que la baisse des dernières années, de 2011 à 2015, surtout du côté des actifs physiques, est un effet de composition dû à la chute du prix du pétrole et à la baisse qui s’en est suivie du nombre de sociétés pétrolières dans les 100 sociétés les plus capitalisées (nombre qui est passé de 18 en 2013 à 8 en 2015). Celles-ci ont en effet été remplacées par des sociétés des secteurs de la santé et des technologies qui ont bien moins d’actifs physiques.
Je n’ai qu’un bémol sur cette analyse et la précédente, soit le fait que les 100 plus grosses sociétés représentaient 1,8 % des sociétés étudiés en 1995 (100/5600), mais seulement 0,33 % en 2015 (100/30 100). Cette différence pourrait expliquer une partie de l’évolution de ces variables.
L’étude analyse ensuite les barrières à l’entrée qui représentent des facteurs parmi les plus importants pour expliquer la hausse de la concentration des marchés. Celles-ci peuvent être dues à la technologie d’un secteur ou d’une industrie, ou de caractéristiques institutionnelles; le premier type de barrière est l’exigence, dans bien des domaines, d’investissements majeurs pour produire la première unité de bien ou de service, les suivantes étant au contraire peu coûteuses (bref, des activités qui comportent des coûts fixes importants, mais qui exigent de faibles coûts variables); le deuxième type de barrière a une nature organisationnelle, institutionnelle et politique (réglementation, pouvoir politique, lobbying, etc.). Le premier type de barrière mène souvent à des monopoles (ou oligopoles) où les gagnants raflent la mise («winners take all» ou most). Ces superfirmes sont particulièrement fréquentes dans l’industrie des logiciels et des technologies de l’information, mais pas uniquement. Ces sociétés peuvent aussi profiter du deuxième type de barrière, par exemple avec des brevets et d’autres types de propriété intellectuelle, achetant même de petites entreprises («start-ups») uniquement pour empêcher l’utilisation de leurs brevets par une société concurrente, ou faisant du lobbying pour faire modifier les lois contre les monopoles (ou lois antitrust) qui, avec le temps, ne semblent se préoccuper que de la concentration due aux fusions et acquisitions (et encore!).
Les stratégies de recherche de rentes des sociétés non financières : La première des stratégies de recherche de rentes abordées dans cette étude est de rendre la connaissance rare en utilisant la propriété intellectuelle (brevets, droits d’auteur, marques de commerce, etc.). Les auteur.es soulignent d’ailleurs que les normes pour accorder des droits de propriété intellectuelle ont des biais croissants «vers la protection excessive des intérêts des investisseurs privés au détriment des intérêts de la population». Cela peut se faire «en élargissant la portée des brevets, en brevetant des découvertes auparavant non brevetables, en prolongeant leur durée et en assurant la protection de la propriété intellectuelle (PI) à de nouveaux domaines». L’industrie pharmaceutique est par exemple reconnue pour demander des extension de brevets près de leur échéance grâce à de petits changements apportés à leurs médicaments (on parle alors de «evergreening» ou de rajeunissement perpétuel). L’application de brevets à des domaines auparavant non brevetables est typique du secteur financier qui brevette des innovations financières et commerciales (plus souvent nuisibles qu’utiles, soit dit en passant), du secteur pharmaceutique (et génétique) qui brevette des formes de vie et des entreprises qui brevettent des développements dans le logiciel.
Ce laxisme des nouvelles normes a entraîné une explosion du nombre de dépôts de brevets, celui-ci doublant entre 1995 et 2015, quadruplant dans le secteur financier. Dans ce secteur et dans les nouveaux domaines brevetables, on est rendu à protéger des «innovations» aussi élémentaires que :
- des processus financiers (crédit et prêt, systèmes de point de vente, facturation, transferts de fonds, compensation bancaire, traitement fiscal et planification des investissements);
- des instruments financiers et techniques (comme des produits dérivés);
- des méthodes de marketing (gestion de la publicité, systèmes de catalogage, programmes d’incitation, y compris le rachat de coupons);
- des modes d’acquisition d’informations;
- des méthodes de gestion des ressources humaines;
- des façons de faire la comptabilité et le suivi des stocks;
- des outils et infrastructures de commerce électronique (disposition de l’interface pour des enchères, des paniers électroniques sur les sites d’achat, des transactions et des programmes d’affiliation);
- et bien d’autres!
Au bout du compte, il y avait en 2014 plus de 10 millions de brevets estimés à 15 000 milliards $! Le doublement du nombre de brevets entre 1995 et 2015 est d’autant plus choquant que les dépenses en recherche et développement ont diminué et que la croissance de la productivité a considérablement ralenti au cours de ces deux décennies. Certaines utilisations des brevets sont encore plus répréhensibles que les autres :
- les «patent thickets» qui forcent une entreprise à devoir acquérir des droits sur un ensemble de brevets pour pouvoir utiliser une technologie ou produire un bien ou un service;
- les «patent fencings» qui permettent de contrôler ou empêcher les recherches ultérieures dans un domaine;
- et le «patent trolling» (ou la «chasse aux brevets», expression moins explicite) qui caractérise une personne ou une entreprise qui utilise «le litige de brevets comme principale activité économique» (ce type d’agissement serait plus répandu dans les secteurs des logiciels et de l’industrie chimique).
Selon les auteur.es, ces brevets ne sont pas seulement inutiles, mais ils nuisent carrément à l’innovation et même à des activités économiques déjà existantes.
Les auteur.es concluent que la propriété intellectuelle est de plus en plus utilisée dans la recherche de rentes. Je rappelle que j’ai présenté il y a deux ans une étude qui concluait que la capitalisation des produits de propriété intellectuelle explique la totalité de la baisse de la part des revenus de travail sur le PIB aux États-Unis depuis 65 ans! Disons que cette étude du CNUCED va dans le même sens!
En lien avec la stratégie de rendre la connaissance rare, les lobbies ont obtenu l’inclusion d’extensions des droits de propriété dans les ententes de libre-échange, ce qui est carrément contradictoire, car ces extensions sont des moyens de rendre les marchés moins libres. Les auteur.es citent à cet effet une étude internationale qui a conclu que ces ententes augmentent la concentration plutôt que de favoriser la concurrence. Lorsqu’elles engagent des pays développés avec des pays en développement, seules les entreprises des premiers tirent avantage de ces clauses, comme le montre éloquemment le graphique ci-contre. On peut en effet voir que lors de deux réformes des brevets des industries chimiques et pharmaceutiques en 1997 et 2001, l’indice des brevets (ligne pointillée rouge) a plus que doublé. Dans les années qui ont suivi, les ventes des filiales des multinationales des États-Unis (ligne verdâtre) ont doublé pendant que celles des entreprises locales (ligne bleue) plongeaient. L’étude montre des effets semblables en Inde et un peu moins accentués en Chine lors de réformes du même type.
La deuxième stratégie de recherche de rentes présentée dans l’étude, soit le «pillage» des affaires, peut prendre différentes formes. La privatisation des entreprises publiques a pris son envol au Royaume-Uni dans les années 1980 et s’est étendue dans tous les pays développés, puis même dans les pays intermédiaires et pauvres. Censées améliorer l’efficacité des activités privatisées, elles ont plutôt permis l’acquisition de rentes monopolistiques aux acquéreurs, d’autant plus que les ventes ont eu lieu en grande majorité lors de récessions, alors que les actifs de ces entreprises étaient sous évalués. Pire, ces ventes étaient souvent accompagnées de réglementations garantissant l’exclusivité des activités privatisées aux nouveaux acquéreurs (souvent des sociétés transnationales possédant des entreprises semblables dans de nombreux pays). Et, les avantages attendus ne se sont jamais manifestés, les prix augmentant bien plus souvent qu’ils ne baissaient. Les supposés partenariats publics privés (PPP) ne sont selon les auteur.es qu’une forme différente de privatisation et d’acquisition de rentes.
L’étude présente ensuite une autre forme de pillage, soit des cas de financement public abusif. On y parle de subventions, de crédits, baisses et déductions d’impôt, de prêts sans intérêt et de sauvetages qui ont bénéficié trop souvent à des sociétés géantes qui n’en avaient pas vraiment besoin (Monsanto, Cargill, pétrolières, etc.) et qui ont rarement atteint leurs objectifs (souvent centrés sur la hausse des investissements et les activités de recherche et développement).
L’évitement fiscal, même s’il ne représente pas une recherche stricte de rentes (car l’avantage est procuré après la réalisation des profits), est aussi le résultat du pouvoir des entreprises d’influencer la réglementation et les lois fiscales. Les auteur.es présentent de nombreuses formes d’évitement fiscal qu’il serait long de résumer ici. Lisez les livres d’Alain Deneault et vous les verrez toutes avec plein d’exemples! Disons que la forme d’évitement plus populaire est le déplacement des profits à des filiales établies dans des paradis fiscaux (forme qui représente les deux tiers des impôts évités, selon l’estimation des auteur.es).
Finalement l’étude aborde plus succinctement la déréglementation du marché du travail (et la baisse de syndicalisation qui est une de ses conséquences), la rémunération des dirigeants (pas seulement des pdg) et l’obtention et l’utilisation du principe de responsabilité limitée des sociétés (des «personnes morales» trop souvent immorales…).
Conclusion : Les auteur.es ne sont pas très confiants de voir les contre-pouvoirs institutionnels réussir à renverser la situation actuelle. Avec la concurrence internationale qui montre peu de signes d’épuisement, les portes tournantes qui roulent comme jamais, le pouvoir des sociétés qui croît constamment, les auteur.es craignent la mise en branle d’un «cercle vicieux des Médicis, où l’argent est utilisé pour obtenir le pouvoir politique et le pouvoir politique est utilisé pour faire de l’argent», reprenant la comparaison que Luis Zingales a proposée dans une étude que j’ai présentée en août dernier.
Et alors…
Le principal intérêt de cette étude n’est pas nécessairement ses constats qui ont été mentionnés dans quelques études précédentes, mais bien le fait de les présenter d’une façon aussi bien structurée, de montrer que le phénomène étudié est mondial (même s’il est plus évident aux États-Unis) et de provenir d’un organisme créé par les Nations Unies qui lui consacre un chapitre complet de son rapport annuel de 2017 sur le développement et le commerce. Je ne dis pas que le fait que cette étude provienne de cet organisme la rend plus crédible que les autres études que j’ai lues sur le sujet, mais que le fait qu’elle fasse partie d’un rapport d’un organisme international signifie que le phénomène qu’il décrit est maintenant rendu bien connu des institutions mondiales. Cela ne signifie pas qu’elles agiront demain matin, mais qu’elles ne peuvent plus plaider l’ignorance. Sans se faire d’illusions, cela permet tout de même d’espérer un peu plus de réactions concrètes à l’avenir pour contrer ce phénomène.
Très, très intéressant. Merci !
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Je trouve aussi, mais ça demeure un sujet peu connu et pas très populaire! Mais, bon, c’est un peu ce que je cherche à faire avec ce blogue, donner un peu plus de lumière à ce genre de sujet.
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Même si ça se ressemble quelque part, une entreprise rentière et un rentier, pensionné, ce n’est pas pareil. Un pensionné ne connait rien sur ce sujet et ne demande pas toutes les crocheries citées, ce sont les administrateurs sans scrupules qui les font. 😉
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«ce n’est pas pareil»
En effet.
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Je parle dans ce billet de l’extension des domaines couverts par les brevets. En voici un exemple vu aujourd’hui :
«Combien vaut le design de l’iPhone? (…) Apple réclame un peu plus d’un milliard de dollars, tandis que Samsung pense qu’il ne doit à son rival qu’environ 28 millions de dollars. (…) En 2011, un premier procès avait tranché en faveur d’Apple : les juges avaient argué que Samsung avait copié des éléments de design de l’iPhone – dont la face rectangulaire avec des bords arrondis et les icônes colorées rangées sur un écran noir – faisant partie d’un brevet déposé par Apple.»
Un milliard $ pour avoir inventé les bords arrondis. Si ce n’est pas une recherche de rentes, je ne sais pas comment appeler ça!
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1102201/samsung-contre-apple-combien-valent-les-bords-arrondis-de-liphone
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