Deux ou trois choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme
Deux ou trois choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme de Ha-Joon Chang, un économiste hétérodoxe né en Corée du Sud, mais qui enseigne l’économie en Angleterre (Université de Cambridge), est paru en français en 2012, en traduction d’un livre publié en 2011. Avec ce livre, l’auteur «démolit 23 contre-vérités économiques continuellement diffusées par le discours dominant et les médias».
Introduction : Écrivant cette introduction en mars 2010, soit moins de deux ans après le début de la crise commencée en 2008, l’auteur considère que cette crise s’explique en premier lieu par le capitalisme néolibéral en force depuis les années 1980. Il tient donc à remettre en question les dogmes les plus couramment colportés par les adeptes de ce courant économique, tout en précisant qu’il ne s’oppose pas à un capitalisme bien réglementé.
1. Le marché libre, ça n’existe pas : L’auteur donne de nombreux exemples pour appuyer l’affirmation du titre de ce chapitre : interdiction du travail des enfants, normes environnementales (même si insuffisantes), professions réglementées, contrôle de l’immigration, et bien d’autres. La question n’est pas de savoir si les marchés sont libres, ils ne le sont pas, mais quelles sont les pressions qui l’emportent quand vient le temps de les réglementer.
2. Il ne faut pas gérer les entreprises dans l’intérêt des actionnaires : «Les actionnaires sont peut-être les propriétaires, mais, puisqu’ils sont les plus mobiles des «parties prenantes», ils sont souvent les moins soucieux de l’avenir à long terme de l’entreprise (…)». Ce chapitre contient une très bonne analyse des conséquences de l’octroi de la responsabilité limitée aux entreprises et de la bureaucratisation des pdg.
3. La plupart des habitants des pays riches sont surpayés : Non, les plus hauts salaires dans les pays riches que dans les pays pauvres ne sont pas dus à la plus grande productivité de ces salarié.es, mais surtout aux contrôles de l’immigration et à la qualité de leurs institutions. Les exemples de l’auteur sont savoureux, mais ne m’ont pas totalement convaincu. En fait, on compare des économies totalement différentes que l’utilisation d’une supposée parité de pouvoir d’achat ne permet pas d’éliminer.
4. La machine à laver a changé le monde plus qu’Internet : «Dans notre perception, des changements, nous avons une forte tendance à prendre les plus récents pour les plus révolutionnaires». Pourtant, il est clair que la généralisation des électroménagers a entraîné bien plus de changements qu’Internet. Elle a notamment libéré du temps pour favoriser une plus grande présence des femmes sur le marché du travail et a entraîné l’élimination de plus de 90 % des emplois de domestiques. La citation du début de ce paragraphe doit aussi être méditée quand on tente de prévoir les changements que l’intelligence artificielle et l’automatisation apporteront (ça, ça ne vient pas du livre!).
5. Si l’on prête aux gens les pires intentions, ils feront le pire : Non, l’intérêt personnel n’est pas la seule motivation humaine qui existe, loin de là. Encore ici, l’auteur donne des exemples éloquents montrant que, si c’était le cas, rien ne fonctionnerait, même pas les entreprises privées ni les marchés.
6. Les politiques de stabilisation macroéconomique n’ont pas rendu l’économie mondiale plus stable : Oui, l’inflation est mieux contrôlée qu’il y a 30 ou 40 ans, comme l’ont recommandé les économistes libéraux et ordolibéraux, mais l’économie est quand même plus instable qu’à l’époque (surtout le système financier et l’emploi)! L’auteur présente des études qui montrent que, s’il faut éviter comme la peste l’hyperinflation, il est contre-productif de viser de maintenir l’inflation aussi basse qu’actuellement (entre 1 et 3 % dans la plupart des pays), alors qu’un niveau approchant les 10 % (certaines études parlent même de 20 %) apporterait plus de bienfaits que de problèmes.
7. Les politiques de libéralisation enrichissent rarement les pays pauvres : Le titre est clair… et la démonstration tout autant! Il est tout à fait normal qu’une activité économique (ou une industrie) ait besoin de se développer dans son marché intérieur et reçoive l’appui de son gouvernement avant de pouvoir affronter la concurrence internationale. Pensons par exemple à nos firmes d’ingénieurs…
8. Le capital a une nationalité : Contrairement à ce qu’on tente de nous faire croire, les entreprises dites «transnationales» ne le sont en général pas, mais sont plutôt des entreprises nationales qui ont des activités internationales.
9. Nous ne vivons pas dans une ère postindustrielle : Si la fabrication de biens occupe de fait une part décroissante de la main-d’œuvre mondiale, nous en consommons en fait toujours plus. Alors, oui, la fabrication perd de son ampleur dans nos activités économiques, mais non, nous de sommes pas dans une ère postindustrielle. Sa présentation est brillante et apporte de bons points, même si j’ai des réserves par rapport à ses arguments sur les gains de productivité.
10. Les États-Unis n’ont pas le niveau de vie le plus élevé du monde : Si le PIB par habitant des États-Unis se classe au deuxième rang mondial, le revenu de la majorité de ses habitants est moins élevé que dans de nombreux pays en raison de la forte concentration des revenus chez les plus riches. En plus, le niveau de vie doit tenir compte des heures travaillées (beaucoup plus élevées aux États-Unis) et de facteurs sociaux comme l’espérance de vie, la criminalité et l’accès à la santé et à l’éducation, tous des facteurs qui tirent le niveau de vie de la population des États-Unis vers le bas.
11. L’Afrique n’est pas condamnée au sous-développement : L’auteur analyse ici les problèmes qui freinent le développement de l’Afrique, insistant notamment sur les effets négatifs des programmes «d’aide» favorisant le libéralisme, comme les programmes d’ajustement structurel, et du maintien des institutions coloniales.
12. L’État peut choisir les gagnants : Oui, l’État peut avoir du succès avec ses entreprises! L’auteur donne de nombreux exemples de succès de ces entreprises en Corée du Sud, pays qui a connu une très forte croissance au cours des dernières décennies (son PIB par habitant était comparable à celui des pays les plus pauvres d’Afrique et d’Asie dans les années 1960, et il a rejoint celui de bien des pays européens de nos jours), notamment grâce à ce type d’entreprises.
13. Enrichir les riches n’enrichit pas les autres : On ne le dira jamais assez, il faut partager le gâteau pour le faire grossir, et le ruissellement, ça ne marche pas, ou plutôt, ça marche vers le haut!
14. Les chefs d’entreprise américains sont surévalués : Une autre belle démonstration, quoique j’aie lu tellement d’études sur le sujet (notamment celle dont j’ai parlé ici) que ce texte ne se démarque pas autant que les précédents.
15. On est plus entreprenant dans les pays pauvres que dans les pays riches : «Les habitants des pays pauvres sont très entreprenants : il le faut bien, ne serait-ce que pour survivre». Le problème de ces pays est plutôt «la faiblesse de l’organisation collective» et de leurs institutions. L’auteur profite de ce sujet pour analyser le pseudo succès (en fait l’échec) du microcrédit qui a été un temps présenté comme une panacée (bon, comme un «outil majeur du développement») pour sortir les pauvres de leur état.
16. Nous ne sommes pas assez malins pour nous en remettre au marché : …Et, en conséquence, il arrive que la réglementation gouvernementale fonctionne parce qu’elle «restreint les choix, donc la complexité des problèmes immédiats, ce qui réduit les risques de dérapage». L’auteur présente dans ce chapitre le concept de rationalité limitée conçu par Herbert Simon.
17. Éduquer davantage, en soi, n’enrichira pas un pays : L’auteur montre entre autres dans ce chapitre que le concept d’«économie du savoir» relève plus du slogan que de la substance, que celui du «capital humain» ne vaut guère mieux et que, finalement, aucune donnée n’appuie le rôle spécifique de l’éducation sur la productivité. Tout dépend de l’organisation de ces connaissances et de la qualité des institutions d’une société (on n’en sort pas). «L’éducation est précieuse, mais sa qualité principale n’est pas de stimuler les progrès de la productivité. C’est de nous aider à développer nos potentialités et à vivre une vie plus épanouissante et plus indépendante». Si les autres chapitres de ce livre n’étaient pas aussi intéressants, je dirais que celui-ci justifie à lui seul la lecture de ce livre!
18. Ce qui est bon pour General Motors n’est pas forcément bon pour les États-Unis : En effet, son sauvetage a coûté cher! L’auteur inverse cette citation célèbre d’un ancien dirigeant de General Motors pour montrer que la réglementation aide bien plus souvent à la croissance qu’elle lui nuit.
19. Malgré la chute du communisme, nous vivons tous en économie planifiée : Non, la planification centralisée n’est pas une exclusivité des régimes communistes. Qu’est-ce qu’un budget gouvernemental, sinon une forme de planification centralisée (d’ailleurs, le gouvernement du Québec l’appelle son plan économique)? Et un programme électoral? Pour une entreprise privée, un plan d’affaires? Des investissements? Des «rationalisations»? La question n’est donc pas de savoir si on doit planifier, mais qu’est-ce qu’on doit planifier, comment et à quel point.
20. L’égalité des chances peut être injuste : «L’égalité des chances est le point de départ d’une société juste. (…) S’il n’y a pas une certaine égalité des résultats (…), l’égalité des chances (…) n’a pas de sens réel». Bref, l’égalité des chances est importante, mais insuffisante si on aspire à la justice. Là encore nous nous rejoignons totalement!
21. L’État « lourd » fait mieux accepter le changement : Contrairement à ce que prétendent les économistes néolibéraux, la présence d’un État-providence et d’un bon filet de sécurité sociale encourage les gens à prendre des risques, car un échec est dans ce cas moins désastreux. «Tout comme la loi des faillites encourage les entrepreneurs à prendre des risques, l’État-providence inspire aux salariés un état d’esprit plus ouvert aux changements (et aux risques qui en résultent)».
22. Il ne faut pas accroître, mais réduire l’efficacité des marchés financiers : L’auteur donne des exemples pertinents du danger pour l’économie réelle et pour la stabilité économique et financière de marchés financiers trop «efficaces».
23. Pour avoir une bonne politique économique, on n’a pas besoin de bons économistes : L’auteur montre clairement que ce sont les pays qui ont le moins suivi les conseils des économistes néolibéraux qui ont connu les croissances les plus fortes. Rien d’étonnant, en fait… Ce chapitre se termine par une envolée contre l’économie orthodoxe et pour la réhabilitation de tous les économistes qui, plus modestes que les précédents, n’assimilent pas l’être humain à une machine rationnelle, mais tentent de vraiment comprendre les comportements humains et leurs conséquences. Un moment jouissant!
Conclusion – Comment reconstruire l’économie mondiale : L’auteur conclut en présentant huit principes qui devraient selon lui être appliqués au capitalisme pour le redessiner. Il reproche entre autres à l’idéologie du marché libre d’avancer des horreurs du type : «pour motiver les riches et les inciter au travail, il faut les enrichir encore plus; mais pour motiver les pauvres, il faut leur faire craindre la pauvreté». Cette conclusion contient d’autres perles du genre, mais j’arrête là!
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire, et sans faute! J’écris ces lignes encore sous le charme de ce livre. Je m’attendais à lire un condensé des arguments et des analyses que j’ai lus des dizaines de fois au cours des dernières années. Je pensais aussi que les sept ou huit ans nous séparant de l’écriture de ce livre amoindriraient sa pertinence. Que nenni! J’avais tout faux! Je n’ai pas pu m’empêcher de mettre des liens vers quelques-uns de mes billets qui vont dans le même sens que les propos de l’auteur, mais j’aurais pu en mettre le double, voire le triple, si je ne m’étais pas retenu. En plus, ce livre contient quelques points de vue que je n’avais jamais lus. Bref, si ce n’est le fait que les notes sont à la fin (et que ces notes sont essentielles à la compréhension du livre), ce livre serait parfait!
Merci! Vous m’avez donné le goût de le lire.
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Tant mieux! Je n’avais moi non plus jamais entendu parler de ce livre avant qu’un ami m’envoie un article du Guardian datant de 2010 sur ce livre. J’ai vérifié les livres de cet auteur à la Grande bibli et ai constaté que celui-ci était traduit et disponible.
https://www.theguardian.com/books/2010/aug/29/ha-joon-chang-23-things
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Bien content d’avoir pu le trouver à ma biblio! C’est drôle parce que lundi, avant de lire votre résumé, je souhaitais louer un livre sur le pouvoir des multinationales et j’hésitais entre « De quoi « Total est-elle la somme ? » et « Le totalitarisme pervers ». J’ai finalement choisi « Le totalitarisme pervers » parce que je n’ai pas beaucoup de temps présentement et qu’il semblait en partie résumé le premier. Finalement, je ne lirai ni l’un ni l’autre pour l’instant 😉
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