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Les mythes du déboulonnage de mythes

26 avril 2018

Avez-vous écouté l’entrevue de Michel C. Auger à Tout le monde en parle la semaine dernière (le 15 avril)? Je l’ai ratée, parce que j’écoute rarement cette émission en direct (sauf exception), préférant écouter les segments qui risquent de m’intéresser par la suite. Il y présentait son nouveau livre, intitulé 25 mythes à déboulonner en politique québécoise. Ce livre vise, comme son titre l’indique, à déboulonner des mythes qui circulent au Québec dans les domaines identitaire, politique, social et économique. J’avais déjà lu deux articles (ici et ) sur ce livre et avait même trouvé une erreur dans sa «correction» du mythe qu’il avait choisi d’y présenter (je l’aborde plus loin). Me demandant si ses autres déboulonnages étaient de meilleure tenue, j’ai décidé d’écouter cette entrevue de quelque 15 minutes. Et j’ai trouvé d’autres affirmations parfois douteuses, certaines carrément erronées. Je vais dans ce billet présenter ces affirmations et vais ensuite tenter de les corriger. Je dois ajouter que j’ai été un peu sidéré de constater qu’aucun participant.e à cette émission (aussi bien l’animateur que son complice et les autres invité.es) n’a cru bon de douter le moins du monde de ces affirmations douteuses ou erronées.

Les quatre premières minutes

Les premiers sujets abordés dans l’entrevue portaient sur la langue française. M. Auger y citait notamment une donnée (exacte) du recensement de 2016 montrant que 94,5 % des Québécois.es sont capables de soutenir une conversation en français, concluant qu’il est faux de prétendre que le français recule au Québec. En fait, ce sujet et cette donnée ont fait l’objet de nombreux débats depuis que Statistique Canada a publié les données sur la langue provenant de ce recensement, notamment entre les démographes Charles Castonguay et Marc Termote. Louis Cornellier l’a aussi abordé dans Le Devoir de samedi dernier dans sa chronique consacrée au livre de M. Auger. Comme il n’y a pas d’erreur évidente dans les positions antagonistes et qu’il s’agit bien plus d’une question d’appréciation et d’interprétation que d’exactitude des données utilisées, je ne peux rien reprocher directement à M. Auger, si ce n’est son manque de nuance et son abus du concept de mythe dans ce cas. La question linguistique est en effet un sujet qui comporte bien plus de facettes que la seule connaissance du français. Il y a en effet d’autres données qui appuient davantage les personnes qui soutiennent que le français a reculé.

4 minutes 27

«Il y a le tiers des immigrants qui arrivent au Québec bon an mal an qui partent dans la première ou la deuxième année». Là, cette affirmation est carrément fausse (il s’agit de celle que j’avais vue dans les deux articles que j’ai lus avant d’écouter cette entrevue). Les données les plus fiables sur le sujet sont contenues dans un document produit annuellement par le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (MIDI), dont le plus récent est intitulé Présence en 2017 et portraits régionaux des personnes immigrantes admises au Québec de 2006 à 2015. À la page numérotée 11 (et aux pages correspondantes des documents des années précédentes), on peut apprendre que :

  • seulement 25,8 % des immigrant.es arrivé.es au Québec entre 2006 et 2015 n’y étaient plus en janvier 2017, ce qui était aussi le cas de 26,7 % de ceux et celles arrivé.es en 2015, de 24,0 % de ceux et celles arrivé.es en 2014 et de 20,9 % de personnes arrivées en 2013;
  • le rapport précédent montrait que 27,7 % des immigrant.es arrivé.es au Québec en 2014 n’y étaient plus en janvier 2016, ce qui était aussi le cas de 21,5 % de ceux et celles arrivé.es en 2013;
  • celui de 2015 montrait que 22,9 % des immigrant.es arrivé.es au Québec en 2013 n’y étaient plus en janvier 2015.

On notera dans le document le plus récent que le taux de départ en 2017 semble plus élevé chez les immigrant.es qui sont arrivés en 2015 après entre un et deux ans (26,7 %) que chez ceux et celles arrivé.es en 2014 après entre deux et trois ans (24,0 %) ou en 2013 après entre trois et quatre ans (20,9 %). Ce constat pourrait nous amener à penser que la situation s’empire. En fait, ce n’est pas nécessairement le cas. C’est pour ça que j’ai aussi mentionné quelques données des deux rapports précédents. On peut voir que le taux de départ des immigrant.es arrivé.es en 2013 en 2015 était de 22,9 % après entre un et deux ans, de 21,5 % en 2016 après entre deux et trois ans et de 20,9 % en 2017 après entre trois et quatre ans. Comment est-ce possible que ce taux diminue avec le temps au lieu d’augmenter? Des personnes seraient parties et seraient revenues par la suite?

Quand on veut interpréter correctement des données, il est bon de savoir d’où elles viennent et ce qu’elles signifient. La réponse est à la page 21 du document le plus récent, dans l’annexe sur les précisions méthodologiques. On y apprend que «les personnes qui détenaient une carte d’assurance maladie qui n’est pas expirée (…) sont considérées comme présentes au Québec» et que celles qui n’en avaient pas étaient considérées comme non présentes. Cela signifie que les taux de départ sont des taux maximums et non des taux réels, car ils incluent les personnes immigrantes qui sont au Québec mais n’ont pas de carte d’assurance maladie. On peut alors penser que le taux de présence augmente au cours des premières années (et que le taux de départ diminue) parce qu’un certain nombre d’immigrant.es ne se procurent pas de carte d’assurance maladie dès qu’ils et elles y ont droit, mais quand ils et elles en ont besoin. Bref, cela signifie que les taux de départ que j’ai mentionnés sont surestimés. Non seulement il y a moins que le tiers des immigrant.es qui quittent le Québec au cours des deux premières années comme l’affirme sûr de lui M. Auger, mais il est inférieur au taux variant entre 20 et 28 % dans les rapports du MIDI. Et, je souligne que, avec cette méthode, on estime à seulement 25,8 % la proportion des immigrant.es arrivé.es au Québec entre 2006 et 2015 qui n’y étaient plus en janvier 2017, soit entre un et 11 ans après leur arrivée. Comment ce taux pourrait-il être de 33,3 % pour ces personnes qui quittent après un an ou deux?

Comment M. Auger est-il arrivé à ce taux manifestement beaucoup plus élevé que la réalité? On peut lire dans l’article du Devoir dont j’ai parlé tantôt M. Auger affirmer que «Le solde migratoire total du Québec – soit le nombre de nouveaux venus moins ceux qui repartent – n’est pas de 50 000, loin de là, écrit-il. Au cours des dernières années (de 2009 à 2016), il a varié entre 27 000 et 44 000». Cette donnée est rigoureusement exacte, selon ce tableau de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ). Mais, il ne veut pas du tout dire que la différence entre ce solde et le nombre d’immigrant.es est due à leur départ. En fait, le solde migratoire est la différence entre le nombre de personnes qui ont immigré au Québec ou qui y sont retourné, et le nombre de personnes qui l’ont quitté (qui ont émigré), que ces personnes soient immigrantes, nouvelles venues ou ici depuis longtemps, ou encore natives du Québec (comme une de mes belles-sœurs qui a déménagé en Ontario il y a une vingtaine d’années). Bref, il semble clair que M. Auger a simplement mal interprété les données qu’il a utilisées. Comme je viens de le dire, «Quand on veut interpréter correctement des données, il est bon de savoir d’où elles viennent et ce qu’elles signifient»…

5 minutes 20

«Au Québec, contrairement à ailleurs au Canada, le taux de chômage est plus élevé chez ceux [immigrants] qui ont des diplômes universitaires». Les données à ce sujet (taux de chômage selon le statut d’immigrant et le plus haut certificat, diplôme ou grade) par province ne sont publiées que lors des recensements. Selon le tableau 98-400-X2016198 du recensement de 2016, le taux de chômage des immigrant.es qui étaient titulaires d’un diplôme universitaire était de 8,8 % en mai 2016 au Québec (par rapport à 6,8 % dans le reste du Canada), et celui des autres immigrant.es était de 10,5 % (7,6 %). Cet écart de 1,7 point de pourcentage (0,8 dans le reste du Canada) est beaucoup moins élevé que pour les personnes nées au Canada (4,1 points, soit 3,4 % par rapport à 7,5 %, et 4,7 points dans le reste du Canada, soit 4,5 % par rapport à 9,1 %). Dans ce sens, M. Auger a raison de déplorer cette situation. Mais, il n’est pas obligé d’en rajouter, d’autant plus que la différence entre le taux de chômage des immigrant.es diplômé.es et celui des autres immigrant.es est plus élevé au Québec que dans le reste du Canada! Cette fois, je n’ai aucune idée de sa source.

J’ajouterai que, du côté du taux d’emploi, statistique qui complète celle sur le taux de chômage, l’écart entre les plus et les moins scolarisé.es ressemble plus à celui observé chez les personnes nées au Canada. Le taux d’emploi des immigrant.es qui étaient titulaires d’un diplôme universitaire était de 70,3 % en mai 2016 (71,1 % dans le reste du Canada), et celui des autres immigrant.es était de 51,7 % (50,6 %). Cet écart de 18,6 points de pourcentage (20,4) est très semblable à celui observé chez les personnes nées au Canada (19,3 points, soit 75,8 % par rapport à 56,5 % et 17,8 points dans le reste du Canada, soit 76,0 % par rapport à 58,2 %). Bref, même s’il est vrai que les diplômes obtenus à l’étranger (et les expériences de travail qui y ont été acquises) ne sont pas reconnus à leur juste valeur, la situation est moins déplorable que M. Auger le dit. L’étape suivante serait de regarder si les diplômé.es immigrant.es occupent le même genre d’emplois que les diplômé.es né.es au Canada et si ils et elles gagnent des revenus comparables, mais ce sera pour une autre fois!

5 minutes 30

«Le mythe du chauffeur de taxi ingénieur, c’est pas un mythe ça, c’est vrai». Là, ça se complique… Je me demande vraiment quelle est sa source ou même s’il en a une. Les données qui permettraient de vérifier cette affirmation ne sont pas diffusées gratuitement par Statistique Canada. Cela dit, on peut croiser des données pour se faire une idée de la question. Tout d’abord, le fichier 98-400-X2016355 tiré du recensement de 2016 nous permet d’apprendre que 38,9 % des immigrant.es en emploi avaient un diplôme universitaire, mais que «seulement» 19,4 % des immigrant.es chauffeur.euses de taxi, chauffeur.euses de limousine et chauffeur.euses en avaient un, soit une proportion deux fois moins élevée. Ces proportions pour les personnes nées au Canada sont respectivement de 24,6 % et de 4,7 %. Ce tableau nous apprend aussi que seulement 0,5 % des immigrant.es en emploi qui avaient un diplôme universitaire (par rapport à 0,03 % des personnes nées au Canada en emploi) travaillaient dans cette profession. Alors oui, il y a des diplômé.es universitaires immigrant.es qui travaillent dans cette profession, et la proportion qui le fait est beaucoup plus élevée que pour les personnes nées au Canada (17 fois), mais ce n’est vraiment pas fréquent. Ce tableau nous montre aussi que le Québec ne se distingue absolument pas du reste du Canada sur ces points. Ainsi, 39,5 % des immigrant.es en emploi du reste du Canada avaient un diplôme universitaire (par rapport à 38,9 % au Québec), mais quand même 25,0 % des immigrant.es chauffeur.euses de taxi, chauffeur.euses de limousine et chauffeur.euses en avaient aussi un, soit bien plus qu’au Québec (19,4 %). Bref, le Québec ne semble pas pire que le reste du Canada de ce côté, bien au contraire.

Pour savoir la proportion des diplômé.es universitaires immigrant.es qui conduisent un taxi qui ont un diplôme de génie, on doit malheureusement se reposer sur des données datant de 2011, et encore, ce sera pour l’ensemble des diplômé.es en génie, car je n’ai pas trouvé de tableau contenant cette information pour la population immigrante. Cela dit, le tableau 99-012-X2011056 nous apprend que sur les 11 300 chauffeur.euses de taxi en 2011 au Québec (43850 dans le reste du Canada), il y en avait 295 qui avaient un diplôme universitaire en génie (1355), soit 2,6 % du total (3,1 % dans le reste du Canada, soit un peu plus qu’au Québec), ce qui représentait 0,28 % du nombre de diplômé.es en génie (0,34 % dans le reste du Canada). Bref, oui, la présence d’ingénieur.es immigrant.es dans cette profession n’est pas un mythe, mais elle n’est pas plus fréquente au Québec que dans le reste du Canada, alors que cet exemple visait à montrer qu’on intègre moins bien nos immigrant.es universitaires que dans le reste du Canada. Ce n’est pas faux, mais cet exemple n’est pas pertinent pour le démontrer. En effet, la fréquence de cette situation est trop faible et pas assez spécifique au Québec pour pouvoir en tirer quelque conclusion que ce soit.

7 minutes 56

«On est plus vert pour la simple raison qu’on a l’hydroélectricité pour des raisons géographiques» : pas de problème avec ça! Mais j’en ai avec la suite! «On achète plus de VUS, on a plus de camions, qui consomment plus». Là, j’ai été estomaqué! J’ai écrit au moins cinq billets sur le sujet et ils montrent tous que l’affirmation de M. Auger est simplement fausse.

Le graphique ci-contre le montre clairement. Au cours des 37 dernières années, les personnes du reste du Canada (RdC dans le graphique) ont toujours acheté une proportion plus élevée de camions (dont les VUS font partie) que les Québécois.es, selon le tableau cansim 079-0003 de Statistique Canada. Mieux (ou pire), le taux d’achat de camions au Québec fut toujours le moins élevé de toutes les provinces canadiennes au cours de chacune des 37 dernières années (le premier rang s’échangeant entre l’Alberta et la Saskatchewan selon les années). En passant, le tableau 079-0004 montre que la proportion de camions légers représentent au Canada comme au Québec entre 96 et 97 % des camions vendus. Où a-t-il pu prendre son information? Je n’en ai aucune idée.

Autres sujets

Je m’en voudrais de ne pas préciser que les autres mythes dont a parlé M. Auger ce soir-là ont été bien abordés. Que ce soit sur la religion («on n’interdit pas pour rien»), sur le fait que nous ne sommes pas nécessairement plus sociaux-démocrates que les Canadien.nes des autres provinces, sur les mythes entourant la péréquation colportés surtout dans l’ouest du Canada, sur la dette pas aussi élevée et surtout pas aussi désastreuse que certaines personnes le prétendent ou sur nos impôts élevés qui s’expliquent bien («on a des services pour les taxes qu’on reçoit [paye?]»), je n’ai rien à redire, tellement que j’aurais pu dire la même chose que lui. Finalement, je suis aussi d’accord avec lui que les sources officielles pour déboulonner des mythes sont publiques et facilement accessibles si on se donne la peine de les consulter, et que «le journalisme, c’est d’abord d’aller aux sources».

Et alors…

Je suis peut-être sévère, mais l’importance des quelques erreurs que j’ai soulevées s’accentue quand elles viennent d’un auteur qui reproche justement à d’autres personnes de ne pas se donner la peine de vérifier les faits avec des sources fiables facilement accessibles (en fait, pas si faciles à trouver dans certains cas…) avant de faire une affirmation. Les deux affirmations qu’il a faites sur l’immigration (le tiers qui partent au cours des deux années suivant leur arrivée et le taux de chômage des diplômé.es universitaires plus élevé que celui des autres immigrant.es) me semblent particulièrement importantes et graves, car elles font justement ce qu’il dit vouloir corriger, soit d’exagérer l’ampleur d’un problème pourtant réel. Il en est de même de son affirmation sur les achats des VUS dont la croissance montre de fait que les Québécois.es ne sont pas verts du tout même s’ils et elles en achètent une proportion moindre que les personnes du reste du Canada.

J’hésitais un peu à me procurer son livre quand j’en ai entendu parler, mais ces erreurs m’ont enlevé cette hésitation. Cela dit, les autres sujets traités dans son livre (voir la table des matières au bas de cette page pour en prendre connaissance) sont peut-être traités de façon impeccable, mais je ne prendrais aucun plaisir à le lire me sentant obligé de vérifier chacune de ses affirmations. Si jamais une personne qui lit ce billet connaît les sources qui l’ont amené aux erreurs que j’ai ici soulignées, j’aimerais bien qu’elle m’en fasse part (elles sont peut-être mentionnées dans son livre). Mais bon, souhaitons que le livre de M. Auger serve au moins à sensibiliser la population sur l’importance de vérifier les affirmations qui circulent en consultant des sources fiables et de toujours faire preuve d’esprit critique quand on entend une affirmation, même quand, et surtout quand, cette information vient appuyer nos croyances ou correspond à nos valeurs!

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4 commentaires leave one →
  1. Bob Gandhi permalink
    3 mai 2018 11 h 57 min

    Je pense que l’histoire de « l’ingénieur chauffeur de taxi » était surtout utilisé comme une image pour illustrer le phénomène de la surqualification… Il est correct de dire que ça ne représente pas nécessairement la réalité, mais les travaux de Brahim Boudarbat (entre autres) on bien montré qu’il y avait plus de surqualification chez les immigrants au Québec qu’en Ontario ou en Colombie-Britannique.

    Une image plus juste serait probablement le diplômé en commerce qui travaille dans un centre d’appel 😉 Blague à part, il serait intéressant de voir quel est le domaine d’étude/profession avec le plus haut taux de surqualification pour les immigrants.

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  2. 3 mai 2018 12 h 21 min

    « il serait intéressant de voir quel est le domaine d’étude/profession avec le plus haut taux de surqualification pour les immigrants»

    Je suis en train de travailler sur quelques billets sur le sujet, en fait avec les données du recensement de 2016 sur les membres des minorités visibles (ce qui est, je sais, différent des immigrant.es). Je pensais en publier un cette semaine, mais un autre sujet s’est imposé. Mais, je vais y venir!

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