Manipulés
Avec son livre Manipulés – Se libérer de la main invisible d’Adam Smith, Thierry C. Pauchant, professeur de management à HEC Montréal, tente de montrer que la fameuse main invisible d’Adam Smith «ne sanctifie pas le marché et les mécanismes des profits et des prix» et que «Smith l’a introduite comme une métaphore éducative, mettant en garde contre les méfaits des dogmes, des abus envers les personnes et la nature, et du mercantilisme».
Préambule – Attachez votre ceinture, nous décollons… : Alors que bien des économistes orthodoxes appuient au moins en partie leur idéologie du tout à l’économie sur la main invisible d’Adam Smith, celui-ci prétendait au contraire qu’on ne peut pas «séparer l’économique de l’éthique et de la politique». L’auteur compte montrer la pertinence de ce penseur en revenant à ses écrits originaux et montrer que ses laudateurs néoclassiques ont manipulé son œuvre dans le but de justement nous manipuler.
1. Trois mains invisibles pour un endoctrinement : L’auteur précise tout d’abord que la doctrine de la main invisible «affirme que les comportements égoïstes et mercantiles des acteurs engendrent la richesse collective de façon efficace via les mécanismes du marché, des profits et des prix». Si cette doctrine a reçu l’appui d’économistes membres d’écoles de pensée différentes (néoclassique, monétariste, autrichienne, etc.), elle a aussi été contestée par d’autres, dont les keynésiens. L’auteur poursuit en présentant la démarche qu’il adoptera dans le reste du livre, soit de mettre en contexte les trois mentions qu’a faites Smith du concept de la main invisible dans son œuvre et de donner à chacune de ces mentions le sens que leur attribuait vraiment Smith.
2. Première main: la Préhistoire et l’Antiquité : La première mention du concept de main invisible par Smith se trouve dans un essai de 70 pages qu’il a probablement écrit lorsqu’il était étudiant (il a été publié après sa mort) et qui était intitulé De l’histoire de l’astronomie. Il expliquait que, à l’époque de l’«âge primitif de l’Antiquité» (qui correspond à la préhistoire, «notion qui n’existait pas en son temps»), les gens avaient tendance à attribuer à des dieux les événements irréguliers de la nature, comme la foudre ou la tempête, mais, pour les événements réguliers, comme le fait «que le feu brûle et que l’eau rafraîchit (…), jamais l’on ne redoute que la main invisible de Jupiter soit employée dans ces événements». Il est clair que, dans ce contexte, le concept de la main invisible n’a pas le sens que les économistes orthodoxes lui prêtent! L’auteur fait ensuite remarquer que Smith considère que le désir de connaître ne repose pas seulement sur l’utilité de la connaissance (Smith est présenté comme un utilitariste par les économistes orthodoxes), mais aussi et encore plus sur la curiosité intellectuelle, la satisfaction et l’apaisement qu’elle apporte. Il conclut ce chapitre en présentant la place de la religion dans la vie et les écrits de Smith. Intéressant!
3. Deuxième main: la féodalité et le Moyen Âge : La deuxième mention du concept de main invisible est introduite dans ce que beaucoup de personnes et même Smith lui-même considèrent comme son œuvre la plus importante, soit la Théorie des sentiments moraux. Après avoir dénoncé l’illusion de la grandeur chez les riches qui s’imaginent profiter davantage de la vie en accumulant des richesses et des objets, alors que l’amélioration des conditions de bien-être profite bien plus aux plus pauvres, Smith ajoute que les riches, en embauchant des pauvres pour «la seule satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, (…) sont conduits par une main invisible à accomplir presque la même distribution des nécessités de la vie que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous les habitants».
L’auteur explique que, avec cette citation, Smith n’associe pas la main invisible au mérite du marché ni à une répartition des ressources qui maximise le bien-être économique, comme des économistes orthodoxes le prétendent. Si cette utilisation du concept de la main invisible se rapproche de sa plus célèbre utilisation, qui est définie dans le premier chapitre du livre et qui sera analysée dans le chapitre suivant, en attribuant à l’égoïsme des humains des effets positifs pour l’ensemble de la société, il serait erroné de l’interpréter comme un appui au principe du ruissellement (ou «trickle down» en anglais) qui fait en sorte que l’enrichissement des plus riches bénéficie à toute la population. S’il dit que la «distribution des nécessités de la vie» est la même que si les ressources étaient réparties également au départ, il ne parle que des nécessités de la vie, soit celles qui permettent la survie. Plus loin dans le chapitre d’où est tirée cette citation, Smith ajoute que l’illusion de grandeur chez les riches annonce «la ruine de l’individu et l’infortune de tous ceux qui ont avec lui le moindre rapport». Il précise aussi plus loin qu’une personne a besoin de plus que des nécessités de la vie pour vivre librement, s’approchant du concept des capabilités d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum. Bref, la lecture des citations de Smith sans mise en contexte peut nous mener à leur faire dire le contraire de ce qu’il avait en tête.
4. Troisième main: le début de la révolution industrielle : La troisième et plus célèbre mention du concept de main invisible apparaît dans son livre qui est considéré par plusieurs comme «le texte original de l’économie politique», soit Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Selon Smith, «(…) l’intention du marchand n’est pas de servir l’intérêt du public. (…) il ne pense qu’à son propre gain; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions; (…) tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler».
Il faut savoir que la citation complète reproduite dans le livre montre que Smith comparait les avantages respectifs du commerce intérieur et du commerce international, le premier étant celui qui bénéficie le plus à l’économie d’un pays. De même, s’il «salue les vertus de la concurrence, il vante aussi les vertus de l’association, de la coopération et de la solidarité pour des enjeux communs», montrant que l’égoïsme est loin d’être le seul incitatif des humains, l’empathie et l’altruisme jouant aussi un rôle important. Par ailleurs, Smith pourfend bien plus les monopoleurs et les mercantilistes que l’État à qui il attribue «de nombreuses fonctions régulatrices et incitatrices», notamment en éducation, en recherche et en aide aux petites entreprises en démarrage. Bref, sa main invisible n’agirait que pour des marchands et des petites entreprises, et dans un contexte bien précis. L’auteur contredit ensuite de façon efficace et pertinente de nombreuses interprétations mensongères diffusées par les économistes orthodoxes.
5. Non une doctrine, mais une métaphore : Dans d’autres écrits, Smith a précisé que le but premier d’une métaphore est d’attirer l’attention. Et, de fait, une métaphore ne prouve rien, ne contient aucune démonstration. L’auteur cite d’ailleurs à propos le livre Les passagers clandestins – métaphores et trompe-l’œil dans l’économie de Ianik Marcil (livre dont j’ai parlé ici) qui dénonce le pouvoir trompeur des métaphores en économie, analysant entre autres la métaphore de la main invisible et critiquant les conclusions que des économistes orthodoxes en ont tirées. Smith lui-même, dans son enseignement, recommandait d’utiliser les métaphores avec parcimonie, et surtout avec un objectif pédagogique.
6. Adam Smith: historien pédagogue : Dans ce chapitre, l’auteur élargit le contexte dans lequel Smith a fait ses trois mentions de la main invisible, en visant ainsi à bien comprendre le sens que Smith leur donnait. Ses constats, notamment sur l’altruisme, sur la nocivité des trop grandes inégalités et de l’esprit mercantile, et sur le développement durable (!), appuient les interprétations des chapitres précédents et contredisent celles des économistes orthodoxes. En utilisant cette métaphore, Smith a mis l’accent sur des éléments souvent accessoires de ses raisonnements. Cela n’a eu aucun effet négatif à son époque ni au XIXe siècle, aucun économiste de ces périodes n’ayant donné une importance démesurée à la métaphore de la main invisible, tandis qu’elle a servi seulement au XXe siècle à des économistes orthodoxes pour donner un sens différent, et parfois opposé, à ses raisonnements en les présentant hors contexte.
7. Les manipulateurs d’opinion : Les interprétations divergentes de l’œuvre de Smith ne datent pas d’hier. Ce chapitre les aborde à deux époques, soit au lendemain de la Révolution française, juste après son décès en 1790, et un peu avant et après la Deuxième Guerre mondiale, notamment au sein de la Société du Mont-Pèlerin.
8. Pour une éthique de la complexité : La transformation des trois métaphores de Smith en «une doctrine économique manipulatrice» n’est pas due à une conspiration, mais bien plus à «la conjonction d’intérêts disparates, évoluant suivant les conditions et les mœurs des époques». La démonstration de l’auteur permet d’approfondir les sujets abordés plus tôt. Ce chapitre est intéressant, mais trop touffu pour que je puisse le résumer.
9. Un cheval de Troie libérateur : L’auteur tente de démontrer que le déboulonnage des métaphores de la main invisible peut servir à affaiblir l’édifice sur lequel repose la doctrine néolibérale. De mon côté, même dans mes fantasmes les plus fous, je ne peux pas imaginer que le fait de corriger une erreur d’interprétation de la droite sur une œuvre datant de plus de 200 ans puisse le moindrement ébranler ses convictions et son emprise sur l’enseignement de l’économie et sur les décisions économiques.
Conclusion. Une quatrième voie en économie politique? : Dans cette conclusion, l’auteur suggère que l’œuvre de Smith «pourrait contribuer au renouveau de la troisième voie actuelle [social-démocratie de centre droit] ou même à la naissance d’une quatrième, en se reconnectant à ses racines». Cette quatrième voie «ni de droite, ni de gauche» (encore…) «que l’on pourrait appeler un progressisme social ou un progressisme global, visant le mieux-être des populations et des nations ainsi que celui de la planète elle-même (…)» (ça ressemble à une gauche ou un centre gauche qui ne veut pas dire son nom!).
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Je recommande la lecture de ce livre, mais avec certaines réserves. J’ai bien aimé sa première partie qui explique très bien à quel point les économistes néolibéraux ont dénaturé la pensée de Smith. Je le savais, mais je ne connaissais pas les détails de cette fausse interprétation ni la profondeur de la pensée de Smith (même si j’en avais entendu parler). C’est assez hallucinant de voir à quel point deux petits mots répétés trois fois ont plus fait parler que le million et demi d’autres mots de l’œuvre de Smith…
La deuxième partie, tout en étant intéressante, contient beaucoup de répétitions et est un peu déstabilisante. Elle est manifestement écrite par un érudit, mais qui est aussi un fan d’Adam Smith (la bibliographie montre que l’auteur a publié de nombreux textes sur Adam Smith et qu’il prépare actuellement deux autres livres qui porteront entre autres sur lui!). Il pèche alors par excès d’enthousiasme! Comme je l’ai mentionné dans le billet, je ne peux pas croire que la divulgation du véritable sens de l’œuvre de Smith puisse vraiment ébranler les colonnes du temple néolibéral et enthousiasmer suffisamment la population pour appuyer une nouvelle avenue politique et économique. En plus, je m’attendais à une démonstration plus étoffée de la manipulation de l’œuvre de Smith faite par la droite néolibérale. Il en parle bien sûr, mais rarement de façon spécifique. Il mentionne bien à un moment que cette droite a agi soit par malhonnêteté, soit par ignorance, mais il ne développe aucune de ces deux possibilités. Finalement, les 528 notes, formées surtout de références, mais aussi de nombreux compléments pour moi essentiels à la compréhension du texte principal, sont malheureusement à la fin du livre…
Trackbacks