Le transfert de profits vers les paradis fiscaux
Grâce à un tweet de Paul Krugman, j’ai pris connaissance d’une étude récente de Thomas Tørsløv, Ludvig Wier (tous deux candidats au doctorat en économie de l’Université de Copenhague) et Gabriel Zucman (professeur assistant à l’Université de Californie à Berkeley) intitulé The Missing Profits of Nations (Les profits manquants des nations). Cette étude vise en premier lieu à estimer la valeur des profits des sociétés transnationales qui sont transférés dans des paradis fiscaux et à expliquer pourquoi les pays qui sont victimes de ces transferts n’agissent pas davantage pour contrer ces comportements.
Introduction
Le taux d’imposition moyen mondial des profits des sociétés est passé de 49 à 24 % entre 1985 et 2018. Il a même été diminué de 35 à 21 % aux États-Unis en 2018. L’explication la plus répandue de cette baisse est que «la mondialisation tend à accentuer la concurrence entre les pays pour attirer du capital productif, ce qui fait baisser les taux d’imposition des sociétés. En réduisant leur taux d’imposition et en fournissant plus efficacement des services publics et des infrastructures, les pays peuvent attirer plus de machines, d’usines et d’équipements, ce qui rend les travailleurs plus productifs et augmente leurs salaires». Les auteurs se demandent si cette explication est appuyée par des données empiriques et constatent que ce n’est pas le cas. «Les machines ne se déplacent pas vers des pays à faible taux d’imposition; les profits le font». Cette forme d’évasion fiscale explique bien mieux la baisse des taux d’imposition des profits des sociétés que la concurrence pour attirer du capital productif, comme cette étude va le montrer.
Littérature, données et méthodologie
Après avoir fait le tour des études économiques sur les transferts de profits, les auteurs précisent que les données disponibles antérieurement ne permettaient pas d’analyser l’ampleur de ce phénomène, surtout à l’extérieur des États-Unis (où les données étaient plus détaillées), puis présentent celles qu’ils vont utiliser. Ils expliquent que ces données aussi sont imparfaites, mais qu’elles permettent tout de même de fournir une estimation assez juste de l’ordre de grandeur des transferts de profits et de les attribuer à des pays précis. Ils décrivent ensuite les trois principales stratégies que les sociétés transnationales utilisent pour transférer leurs profits dans des paradis fiscaux :
- «les sociétés transnationales manipulent les prix des importations et des exportations faites entre des filiales : les filiales des pays qui ont des taux d’imposition élevés exportent des biens et des services à bas prix vers des entreprises liées dans des pays qui ont des taux d’imposition bas et en importent à des prix élevés»;
- elles transfèrent des profits en empruntant à des filiales situées dans des pays qui ont des taux d’imposition bas et en associant des taux d’intérêt élevés à ces emprunts;
- elles confient à des filiales situées dans des paradis fiscaux leurs capitaux intangibles (comme des droits de propriété, des marques de commerce, etc.) et payent ces filiales le plus cher possible pour pouvoir utiliser ces intangibles.
Le tableau ci-contre présente quelques résultats de leurs calculs. La première ligne nous montre que les profits nets des entreprises se sont élevés à 11 500 milliards $ en 2015, la deuxième ligne que 15 % de ces profits provenaient de sociétés contrôlées à l’étranger (sans compter les profits que ces sociétés ont faits dans le pays où est situé leur siège social, car elles sont dans ce cas considérées comme des sociétés locales; par exemple, Apple France est une société contrôlée à l’étranger, mais Apple est une société locale aux États-Unis), et la troisième ligne que 616 milliards $, soit 36 % de ces profits ou 5,3 % des profits totaux des sociétés, ont été transférés dans des paradis fiscaux (les auteurs précisent que cette estimation est conservatrice et que ces transferts ont probablement été plus élevés). Les deux dernières lignes nous apprennent que les profits des sociétés locales se sont élevés à 9813 milliards $ et les impôts payés à 2154 milliards $, ce qui représente un taux d’imposition effectif de 18,7 %.
Pour en arriver à 616 milliards $ de transferts dans des paradis fiscaux, les auteurs ont appliqué le même ratio de profits sur la rémunération des employé.es par industrie aux sociétés locales et contrôlées à l’étranger. Ce ratio permet de déterminer si les profits sont liés à des activités économiques réelles, situation où une part importante des dépenses des entreprises est formée de salaires, ou s’il s’agit seulement d’un transfert de profits d’activités réalisées ailleurs. Ils ont ensuite comparé leurs résultats aux données obtenues des paradis fiscaux grâce à des ententes (les données des paradis fiscaux européens, comme l’Irlande, le Luxembourg et d’autres pays, sont particulièrement complètes) ou à des fuites (comme les «Paradise Papers»). Cette étape permet aussi d’attribuer l’origine de ces transferts et leur destination à des pays précis.
Le niveau et la croissance des transferts de profits
Le graphique ci-contre illustre à la fois la méthode utilisée par les auteurs et sa pertinence pour faire ressortir l’ampleur des transferts de profits. La ligne rouge indique le ratio des profits (avant impôts et nets des frais d’intérêts et de la dépréciation) sur la rémunération des employés dans les pays qui ne sont pas des paradis fiscaux, soit 36 % en 2015. Ce ratio variait bien sûr selon ces pays, mais demeurait d’un ordre de grandeur comparable (entre 22 % en France et 45 % en Allemagne). Par contre, dans les pays considérés comme des paradis fiscaux, ce ratio explosait, atteignant plus de 200 % au Luxembourg, en Irlande et à Porto Rico. Il était aussi relativement élevé dans d’autres pays où les activités de paradis fiscal représentent une part moindre de leur économie, comme à Singapour, à Hong Kong (avec un ratio de près de 100 % dans ces deux cas), aux Pays-Bas (61 %) et en Belgique (47 %). Les auteurs expliquent que si ce ratio est aussi élevé dans les paradis fiscaux, c’est parce que les sociétés transnationales y détournent leurs profits sans y avoir beaucoup d’activités réelles, donc de salaires à payer.
Le prochain graphique montre éloquemment que les transferts de profits dans les paradis fiscaux proviennent essentiellement des sociétés contrôlées à l’étranger. En effet, dans les paradis fiscaux, le ratio des profits sur la rémunération des employés des sociétés contrôlées à l’étranger (barres roses, «Foreign firms») est beaucoup plus élevé que celui des sociétés locales (barres noires, «Local firms»), atteignant même 800 % en Irlande et le double à Porto Rico en 2015, tandis que ce fut l’inverse dans les pays qui ne sont pas des paradis fiscaux. D’autres graphiques de l’étude (surtout la partie du bas du graphique 5 de la page 38) montrent de façon plus claire que le ratio des profits sur la rémunération des employés des sociétés contrôlées à l’étranger est nettement moins élevé que celui des sociétés locales dans les pays qui ne sont pas des paradis fiscaux (on peut le voir quand même un peu dans le graphique ci-haut, les barres noires étant plus élevées que les roses pour tous ces pays). Ce phénomène s’explique par le fait qu’une partie des profits des sociétés contrôlées à l’étranger (en moyenne 36 % de ces profits, comme on l’a vu précédemment) sont transférés dans les paradis fiscaux.
Le graphique ci-contre, qui compare l’évolution du ratio des profits sur la rémunération des employés des sociétés transnationales des États-Unis entre les filiales de ces sociétés situées dans des paradis fiscaux (ligne rose) et ses filiales situées dans des pays qui ne sont pas des paradis fiscaux (ligne bleue), montre que le phénomène qui vient d’être décrit a commencé à se manifester dans les années 1970, a crû dans les années 1980, a diminué au cours de la première moitié des années 1990 (en raison de la récession?) et qu’il a explosé depuis le milieu des années 1990. Alors que ce ratio était semblable dans les deux cas en début de période (respectivement 47 et 50 % en 1966), il était rendu près de huit fois plus élevé en 2015 (respectivement 45 et 357 %).
Par la suite, les auteurs présentent les résultats des transferts de profits par pays en 2015 selon leurs calculs à la colonne «Shifted profits» du tableau 2 de la page 32 de l’étude. Cette colonne nous indique les pays d’où viennent ces profits dans les deux premières parties du tableau et les paradis fiscaux où ils ont été transférés dans la partie du bas. Les plus grands perdants étaient les États-Unis (142 milliards $), le Royaume-Uni (61 milliards $) et l’Allemagne (55 milliards $), tandis que les principaux gagnants étaient l’Irlande (106 milliards $), les Caraïbes (97 milliards $), Singapour (70 milliards $) et la Suisse (58 milliards $). Le Canada aurait perdu 17 milliards $.
Finalement, les auteurs soulignent que les pertes en impôts pour les pays perdants étaient près de cinq fois plus élevées que les gains pour les pays gagnants. Cela est normal, car le taux d’imposition est évidemment beaucoup plus bas dans les paradis fiscaux que dans les pays qui n’en sont pas. Et les quatre autres cinquièmes? Ils sont allés dans les poches des sociétés transnationales et de leurs actionnaires.
«Le principal effet des transferts de profits n’est pas de redistribuer les assiettes fiscales entre les pays, mais bien de redistribuer les impôts non payés aux pays lésés vers les actionnaires des sociétés transnationales. Or, ces actionnaires ont tendance à être concentrés chez les riches. En conséquence, ces transferts de profits tendent, toutes choses étant égales par ailleurs, à accroître les inégalités.»
Les incitatifs des autorités fiscales
Si on peut comprendre facilement les incitatifs qui portent les sociétés transnationales à transférer une grande partie de leurs profits dans des paradis fiscaux, il est plus difficile de comprendre les incitatifs qui portent les pays qui ne sont pas des paradis fiscaux à laisser une aussi grande part de leur assiette fiscale leur échapper. Les auteurs expliquent que ces pays sont davantage incités à négocier avec d’autres pays qui ne sont pas des paradis fiscaux qu’avec des paradis fiscaux pour relocaliser les profits des sociétés transnationales, et ce, pour trois raisons :
- l’information nécessaire pour exiger que des profits soient relocalisés dans leur pays est beaucoup plus accessible pour ces pays que pour les paradis fiscaux;
- le succès de telles négociations a une probabilité bien plus forte de réussir sans coûts énormes, car les sociétés qui doivent délocaliser leurs profits d’un pays qui n’est pas un paradis fiscal à un autre ne prendront pas la peine de se défendre, puisque leurs taux d’imposition sont semblables, alors qu’elles risquent de s’opposer fortement à une délocalisation de leurs profits d’un pays à faible taux d’imposition à un pays ayant un taux d’imposition élevé;
- il existe en général des accords entre les pays qui ne sont pas un paradis fiscal pour résoudre les différends de ce type.
Les données consultées par les auteurs confirment que la grande majorité des transferts de profits se fait entre des pays à fiscalité élevée. En Europe, cette proportion atteint 90 % de ces transferts. Ils ajoutent que si une information fiable est nécessaire pour négocier ou exiger une relocalisation des profits des sociétés transnationales déclarés dans un paradis fiscal, elle n’est pas suffisante, car ces sociétés seront toujours incitées à s’y opposer. La solution serait que les gouvernements imposent les profits consolidés des sociétés transnationales en utilisant une formule de répartition entre les pays en fonction du chiffre d’affaires de ces sociétés dans chacun des pays.
Effets des transferts de profits sur les statistiques macroéconomiques
Les transferts de profits des sociétés transnationales a aussi des effets sur les statistiques macroéconomiques, notamment sur le PIB, les profits des sociétés, la part de capital de la valeur ajoutée des entreprises et les soldes commerciaux internationaux. Ces données se retrouvent surestimées dans les paradis fiscaux et sous-estimées dans les autres pays. Le tableau 3 de la page 33 de l’étude présente les corrections causées par ces transferts de profits sur la part de capital de la valeur ajoutée des entreprises et les soldes commerciaux internationaux en 2015 pour les pays de l’OCDE. Les auteurs mentionnent entre autres que pour quatre pays, le Japon, le Royaume-Uni, la France et la Grèce, les déficits commerciaux publiés auraient été des surplus si aucun profit des sociétés transnationales n’avait été transféré dans des paradis fiscaux.
Notons finalement que Gabriel Zucman a créé une page sur laquelle on peut notamment trouver une présentation et des annexes contenant plus de précisions (dont des tableaux et des graphiques supplémentaires), et avoir accès aux données utilisées par les auteurs.
Et alors…
On entend souvent parler du détournement des profits des sociétés transnationales dans les paradis fiscaux, mais l’ampleur des sommes en jeu est habituellement approximative. Non seulement cette étude fournit-elle une estimation fiable de ces sommes, mais elle parvient à quantifier l’impact de ces détournements sur des pays précis, gagnants comme perdants, à décrire les méthodes utilisées pour les détourner et à expliquer les raisons autres que les effets du lobbying, des portes tournantes et autres corruptions (ce n’était pas l’objet de cette étude) pour lesquelles les pays à taux d’imposition élevés ne combattent pas davantage ces manœuvres. Je tiens aussi à souligner la grande transparence des auteurs qui mettent à la disposition de toute personne intéressée les données qu’ils ont utilisées. Cela ne me surprend pas, car au moins un des auteurs (Gabriel Zucman) a déjà collaboré avec Thomas Piketty et Emmanuel Saez qui ont aussi l’habitude de rendre disponibles les données qu’ils utilisent, ce qu’ils ont d’ailleurs fait quand ils ont publié (tous les trois) une étude à laquelle j’ai consacré six billets il y a un peu plus d’un an. Et on peut s’attendre à ce que les sources pour démasquer ces transferts de profits se perfectionnent à l’avenir. On peut aussi espérer que les pays lésés s’en serviront, mais ça, c’est loin d’être garanti… Bref, on n’a pas fini d’entendre parler de ce sujet!
D’abord, une précision: le tableau présentant quelques résultats de leurs calculs parle de « trillions of current US$ », ce qui ne sont pas des milliards mais des billions.
Ensuite, l’explication concernant le manque de motivation à y remédier ne me convainc pas. Je suis plutôt sûr que, si les États-Unis le voulaient, ils pourraient trouver le moyen de mettre Porto Rico au pas et, quant aux autres, on a bombardé des pays pour moins que ça, on pourrait bien leur faire peur un peu
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« le tableau présentant quelques résultats de leurs calculs parle de « trillions of current US$ », ce qui ne sont pas des milliards mais des billions.»
Cette présentation m’a aussi confondu. Dans le texte. si vous le regardez, on parle de billions, soit de milliards $. C’est la même chose dans les fichiers Excel qui accompagnent cette étude. Compte tenu des ordres de grandeurs, j’en ai conclu que c’est le «trillions» du tableau qui était erroné. En effet, si c’était le tableau qui avait raison, les profits totaux seraient de 11 500 billions $, soit 11 500 000 milliards $ ou 150 fois le PIB mondial. J’ai trouvé plus logique que ces profits totaux représentent plutôt 15 % du PIB mondial.
Pour le reste, j’ai trouvé intéressant que cette étude mentionne ces incitatifs, auxquels on ne pense pas de prime abord. Comme je l’ai mentionné dans le billet, il y a bien d’autres explications («les effets du lobbying, des portes tournantes et autres corruptions»), ce que les auteurs ne nient pas, cette section portant sur les incitatifs, pas sur les explications complètes, ils n’ont pas traité ce sujet de façon exhaustive. Quand à utiliser des menaces de bombardements, je ne crois pas que ce soit une méthode appropriée. Ce sont les sociétés transnationales qu’il faut mettre au pas et non les pays.
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