Uber et le marché du travail de l’économie collaborative
L’étude que je vais présenter dans ce billet a été produite par Lawrence Mishel, qui fut président de l’Economic Policy Institute (EPI) de 2002 à 2017, et s’intitule Uber and the labor market – Uber drivers’ compensation, wages, and the scale of Uber and the gig economy (Uber et le marché du travail – La rémunération des chauffeur.euses d’Uber, leurs salaires, et l’ampleur d’Uber et de l’économie collaborative). L’objectif de cette étude est d’estimer la rémunération horaire nette des chauffeur.euses d’Uber et l’importance relative de la rémunération nette totale reçue par les personnes qui travaillent pour Uber et pour les autres entreprises de l’économie dite collaborative par rapport à l’ensemble de la rémunération versée sur le marché du travail.
Introduction
Devant les estimations très variables de la rémunération horaire des chauffeur.euses d’Uber et de l’importance relative de l’économie collaborative (que certaines personnes présentent comme l’avenir de l’emploi), l’auteur a ressenti le besoin de clarifier ces deux sujets à l’aide de données fiables. Il basera ses estimations sur des données obtenues d’Uber et sur des études qui ont évalué que Uber représente environ les deux tiers de l’économie collaborative.
La rémunération des chauffeur.euses d’Uber
Les études précédentes qui ont tenté d’estimer la rémunération horaire des chauffeur.euses d’Uber ont en fait utilisé cinq concepts différents de rémunération. Il n’est donc pas étonnant que leurs résultats aient tant varié, allant d’environ 9,00 $ à 21,00 $. L’auteur utilise les données administratives d’Uber qui incluent notamment le nombre de chauffeur.euses, les recettes générées, les commissions et tarifs retenus par Uber, le nombre de transports de passagers effectués et le nombre de semaines travaillées dans une année et d’heures effectuées par semaine, entre janvier 2015 et mars 2017. Avec ces données, il peut calculer le niveau d’activité de ces chauffeur.euses, l’ampleur de leur rémunération nette totale et leur rémunération horaire comparable à celle des salarié.es des États-Unis.
Le tableau 2 de la page 10 de l’étude, que j’ai reproduit ci-contre, présente ces résultats. En divisant le revenu total hebdomadaire de la ligne 3 par le nombre d’heures moyennes effectuées hebdomadairement de la ligne 4, l’auteur estime à 22,06 $ (ligne 6) le revenu horaire brut moyen des chauffeur.euses d’Uber. L’auteur soustrait par la suite la commission de 25 % des revenus conservée par Uber (ce qui réduit ce revenu horaire à 16,55 $, ligne 7), les dépenses d’automobile évaluées en moyenne à 0,32 $ le mille (selon le MIT’s Center for Energy and Environmental Policy Research, pour les dépenses d’essence, d’assurances, d’entretien et de réparation, et pour compenser la dépréciation de la valeur de l’automobile), elles-mêmes réduites pour tenir compte du fait que ces dépenses sont déductibles d’impôt (ce qui fait diminuer le revenu horaire de 4,78 $ pour le ramener à 11,77 $, ligne 10), l’équivalent des contributions des employeurs aux programmes sociaux (soit 7,65 % du salaire, donc 0,90 $), pour une rémunération horaire nette de 10,87 $ (ligne 12). L’auteur souligne que ce salaire est moins élevé que celui du groupe professionnel le moins bien payé, soit le groupe des services qui comprend «le personnel de la préparation alimentaire, du nettoyage et de l’entretien des bâtiments et des terrains, de soutien en soins de santé et des soins personnels et des services, ainsi que les agents de sécurité» qui gagne en moyenne 14,99 $ de l’heure.
Pour rendre le salaire horaire des chauffeur.euses d’Uber encore plus comparable avec celui d’un.e salarié.e typique, l’auteur soustrait finalement l’équivalent des avantages moyens que ces salarié.es reçoivent en assurance-chômage, en protection contre les accidents de travail, en assurance-santé et en financement de fonds de pension, ce qu’il appelle dans le tableau des «voluntary benefits» (ou avantages volontaires), soit le coût que devraient payer ces chauffeur.euses pour compenser l’absence de ces avantages dans leur rémunération. Cela abaisse ce salaire de 1,66 $ (soit la moyenne de 14,1 % que représente ces avantages dans le secteur privé, en appliquant ce taux au salaire de 11,77 $ avant la soustraction de la valeur des contributions des employeurs aux programmes sociaux) pour en arriver au salaire horaire indiqué au bas du tableau (ligne 14), soit 9,21 $.
L’auteur souligne que ce salaire horaire (9,21 $) est inférieur à celui du premier décile, c’est-à-dire le salaire gagné par un.e salarié.e qui reçoit plus que les 10 % des salarié.es les moins bien payé.es, mais moins que les 90 % les mieux payé.es, soit 9,54 $ en 2016. Il observe ensuite que ce salaire est inférieur au salaire minimum de 13 des 20 territoires (18 villes, un comté et un État) où Uber est le plus actif (voir le graphique à la page 15 de l’étude). Cela est possible parce que, en tant que travailleur.euses autonomes, ces chauffeur.euses ne sont pas assujettis aux règlements et lois sur le salaire minimum.
L’auteur examine ensuite d’autres hypothèses de calcul, mais comme cela change peu les résultats présentés plus tôt, je vais sauter cette section assez complexe.
L’importance relative d’Uber et de l’économie collaborative sur le marché du travail
Dans cette section, l’auteur définit l’économie collaborative (en anglais «gig economy») comme celle qui «consiste à utiliser une application Internet pour jumeler les clients aux travailleurs qui effectuent des tâches personnelles précises, comme de conduire un passager du point A au point B, ou livrer un repas à la maison d’un client». Cette définition me semble englober moins d’activités que celles qu’on associe habituellement à l’économie collaborative, n’incluant par exemple pas la location de son logement comme le fait AirBnb. Il faut dire que cette étude porte sur le marché du travail et la rémunération des travailleur.euses, alors que les revenus obtenus par la location d’un appartement ne sont pas des revenus de travail. Ces revenus sont comptabilisés dans le PIB, mais pas dans la rémunération du travail. Cela dit, le Groupe de travail sur l’économie collaborative (GTÉC), mandaté par le gouvernement du Québec pour étudier ce secteur, la définit d’ailleurs beaucoup plus largement comme on peut le voir avec les types d’activités auxquelles il l’associe (voir aux pages 70 et suivantes de son rapport final).
Toujours à l’aide des données administratives d’Uber (celles utilisées ici sont présentées dans le tableau 4 de la page 21 de l’étude), l’auteur compare le nombre d’emplois équivalents temps plein (ETP) d’Uber à ce même équivalent pour l’ensemble du marché du travail pour conclure que le nombre d’emplois ETP d’Uber représente environ 0,07 % de ce nombre pour l’ensemble du marché du travail des États-Unis (ligne 17 du tableau 4). Il utilise ensuite une étude (datant de 2015) basée sur les recherches sur Google du nom des 25 plus grandes sociétés de l’économie collaborative pour estimer qu’Uber représente environ les deux tiers de ce marché et pour conclure que le nombre d’emplois ETP de l’économie collaborative représente environ 0,10 % de ce nombre pour l’ensemble du marché du travail des États-Unis (ligne 19 du tableau 4). Il faut noter que cette estimation est beaucoup plus faible que celles basées sur le nombre de chauffeur.euses d’Uber, car ces chauffeur.euses ne travaillent en moyenne que 13 semaines par année (soit le quart de l’année, principalement en raison du fort taux de roulement dans ces postes) et que 17 heures par semaine (soit environ la moitié de la moyenne). En conséquence, ils n’effectuent annuellement que le huitième des heures des personnes qui travaillent à temps plein et à l’année.
Comme la rémunération horaire de ces chauffeur.euses (11,77 $, avant l’équivalent des avantages sociaux) est en plus beaucoup plus faible que la moyenne dans le secteur privé (32,06 $), la rémunération totale nette reçue par les chauffeur.euses d’Uber représente seulement 0,022 % de la rémunération totale versée à l’ensemble des travailleur.euses des États-Unis et celle de l’ensemble de l’économie collaborative (en considérant toujours que les activités d’Uber représentent les deux tiers de celles de l’ensemble de l’économie collaborative) environ 0,034 % du total.
L’auteur conclut que «dans une conférence sur l’avenir du travail, Uber et l’économie collaborative méritent tout au plus un atelier, pas une plénière». J’endosse!
Et alors…
Il est possible que les proportions auxquelles arrive l’auteur de cette étude soient sous-évaluées en raison de la définition restrictive de l’économie collaborative qu’il utilise, mais il demeure que sa conclusion sur le fait que l’économie collaborative est un phénomène mineur pour le marché du travail me semble justifiée. Comme toujours lorsqu’un nouveau phénomène se présente, on tend à lui accorder une ampleur plus importante qu’il en a vraiment.
Dans son rapport final dont j’ai parlé plus tôt, le Groupe de travail sur l’économie collaborative a beau décrire en long et en large ce phénomène, il ne tente même pas de quantifier ce phénomène au Québec. On peut d’ailleurs y lire à la page 25 que «Malgré les études et sondages récemment effectués sur l’économie collaborative, l’état de la situation reste encore à établir au Québec». Plus tôt, à la page 10, on peut lire que «Selon une étude de la firme PricewaterhouseCoopers (PwC), l’économie collaborative frôlera 335 G$ d’ici 2025, comparativement à 15 G$ en 2014». J’ai cherché la source de cette citation, mais le lien offert dans le rapport ne fonctionnait pas. J’en ai toutefois trouvé un autre, et ai constaté que PwC parlait de 335G d’euros et non de dollars, et qu’il a revu à la hausse ses prévisions en 2016 à 570G d’euros pour 2025, à partir d’un niveau de 28G d’euros en 2016. Les auteur.es de ce rapport ont bien sûr utilisé cette citation pour montrer la forte croissance prévue dans ce type d’activités. mais ne semblent pas réaliser que, loin de montrer la grande importance de ce secteur, ces données et cette prévision, sûrement optimiste, illustrent clairement que l’importance accordée à ce type d’activité est nettement exagérée. En effet, ces données signifient que son ampleur n’était que de 0,02 % du PIB mondial en 2014 et de 0,04 % en 2016 (le PIB mondial était de 76 000 G$ en 2016 ou de 65 000G euros au taux de change actuel), et que, même si les prévisions fort optimistes de PwC se réalisaient, cette proportion atteindrait 0,6 % en 2025 avec la nouvelle prévision. En plus, ce résultat bien médiocre ne serait atteint qu’en acceptant l’hypothèse que ces activités connaîtront un taux de croissance de 40 % par année pendant neuf ans pour voir sa taille multipliée par 20, alors que la grogne contre certains de ces services est au contraire en hausse!