Grève et paix
Avec leur livre Grève et paix – Une histoire des lois spéciales au Québec, les historiens Martin Petitclerc et Martin Robert montrent «comment les lois d’exception ont bouleversé non seulement le monde du travail, mais la société québécoise dans son ensemble».
Introduction : Depuis 1964, les gouvernements ont adopté 73 lois spéciales touchant des travailleur.euses du Québec, 42 l’ont été par le gouvernement provincial et 31 par le fédéral. Les auteurs visent en premier lieu à mieux comprendre la dimension politique de cet «exceptionnalisme permanent».
1. L’invention de la grève «légale» : Les auteurs effectuent «un retour sur l’histoire de la législation du travail». Considérée auparavant au mieux comme une liberté (réprimée à l’aide de lois visant d’autres délits), ce n’est qu’en 1944 que la grève est reconnue comme un droit (et en 1964 dans le secteur public) par une législation qui en profite pour l’encadrer, en retirant notamment la liberté de faire la grève en cours de convention collective pour les travailleur.euses syndiqué.es et en tout temps pour les travailleur.euses non syndiqué.es. Les auteurs décrivent et expliquent ensuite l’évolution de cet encadrement, de la judiciarisation des relations de travail et des autres lois touchant le travail (y compris les décisions de la Cour suprême basées sur la Charte canadienne des droits et libertés).
2. Une «solution miracle»? La loi d’exception entre 1965 et 1980 : Les auteurs présentent et analysent les 51 lois spéciales adoptées entre 1965 et 1980, leur nombre passant de 10 entre 1965 et 1969 à 16 entre 1970 et 1974, puis à 21 entre 1975 et 1980 (alors qu’il n’y en avait eu que trois entre 1960 et 1964). «L’utilisation des lois spéciales non seulement augmente, mais celles-ci sont également de plus en plus punitives». Impossible à résumer, ce chapitre est très éclairant, même si et surtout parce qu’il fait ressurgir plein de mauvais souvenirs (et de meilleurs!)…
3. La thérapie de choc (1980-1985) : Cette période fut marquée par le reniement par le gouvernement du PQ de son «préjugé favorable aux travailleurs» (selon l’expression utilisée par Guy Bisaillon qui a quitté le PQ en 1982 pour siéger comme député indépendant, justement en raison de l’adoption par ce gouvernement de lois spéciales très sévères). Les auteurs citent à ce sujet d’autres observateurs qui considèrent ce virage «comparable à une thérapie de choc administrée au mouvement syndical québécois, l’une des plus remarquables volte-face de l’histoire québécoise et canadienne». C’est d’ailleurs à cette époque que sera adoptée «la loi la plus punitive de l’histoire canadienne». Mais pire, «lorsqu’il perd les élections en 1985 le PQ laisse derrière lui un héritage législatif répressif qui sera très utile au gouvernement suivant, comme aux autres après lui». Le journaliste de La Presse Pierre Vennat constate alors que l’adoption de la loi la plus sévère des nombreuses lois spéciales adoptées à l’époque, la loi 111, «sonne en fait «le glas du courant social-démocrate» au PQ. Après cette loi, écrit-il, la «gauche du parti est soit résignée, soit réduite au silence». À cet effet, les auteurs soulignent que non seulement les ténors de ce parti, dont Gérald Godin, ont qualifié les employé.es des services publics de privilégié.es de la société, mais que ce gouvernement a laissé diminuer de 23 % le niveau réel du salaire minimum entre 1980 et 1985. On voit donc que ce ne sont pas uniquement les personnes qu’il considère «privilégiées» qui ont subi les effets du virage à droite de ce parti.
4. L’exceptionnalisme permanent (1985-1994) : «Après l’échec du mouvement de grève illégale de 1983, la loi d’exception entre dans un processus de normalisation», notamment en raison de la «consécration du néolibéralisme comme mode de gouvernement». Non seulement le PQ met-il «en veilleuse son projet de souveraineté» avec ce qu’il a appelé le «beau risque», mais ce changement politique «s’accompagne d’une ouverture à coopérer dans le cadre d’un consensus néolibéral sur les réformes sociales à entreprendre». Dans ce contexte, les deux partis qui s’affrontent lors des élections de 1985 sont «largement acquises au néolibéralisme» et au «renouvellement du fédéralisme». Élu avec 56 % des votes, le PLQ adopte «des mesures de privatisation, de déréglementation et de flexibilisation du travail» qui contribuent à la précarisation des emplois et à une forte croissance du travail atypique. Le PQ et le PLQ appuient tous deux l’Accord sur le libre-échange (ALÉ) conclut en 1987 avec les États-Unis.
Du côté des lois spéciales, le Québec fut la province qui en a adopté le plus entre 1986 et 1990. En plus, ces lois étaient les plus punitives du Canada et bénéficiaient de l’appui des deux principaux partis. Par exemple, la loi 160, copie de la loi 111, fut adoptée en 1986 à l’unanimité. Après avoir présenté les lois spéciales adoptées par les gouvernements du Québec et du Canada entre 1985 et 1994, les auteurs concluent : «La normalisation de la loi d’exception est indissociable du fait que les gouvernements néolibéraux privilégiaient désormais les impératifs du marché aux principes de l’État de droit, un glissement qui n’inquiétera pas les tribunaux avant plusieurs années».
5. Éviter le pire: le pari de la conformité à la loi (1994-2012) : Avec le retour au pouvoir de partis supposés moins néolibéraux, soit le parti libéral à Ottawa et le PQ au Québec, les syndicats espéraient un changement d’attitude face aux droits des travailleur.euses. Ce ne fut pas le cas. Si le nombre de lois spéciales adoptées a diminué à huit en 19 ans au fédéral comme au provincial, c’est surtout parce que la crainte de leur adoption a porté les syndicats à accepter les concessions demandées. «Dans ce contexte, le droit de grève ressemble de plus en plus à une liberté démocratique en voie de disqualification».
L’adoption dorénavant routinière de lois spéciales lors des négociations entre les syndiqué.es du secteur public et le gouvernement du Québec, notamment celle de la loi 142 en 2005 alors que les grévistes respectaient scrupuleusement les services essentiels et les règles contraignantes du Code du travail, a fait en sorte que la «libre négociation n’a pu être préservée qu’au prix du refus d’envisager la grève». Cela amène les auteurs à se demander si le droit de grève est encore une liberté démocratique dans la société québécoise.
Conclusion : Après avoir résumé les principaux constats des chapitres précédents, les auteurs concluent :
«L’histoire des lois d’exception montre qu’il revient avant tout aux salariés et aux organisations syndicales de défendre la légitimité du recours à la grève. Il ne semble pas raisonnable de s’attendre à ce que cette défense vienne des partis au pouvoir ou des tribunaux. (…) Renverser cette lourde tendance [à la disqualification de l’exercice du droit de grève et à la marginalisation du syndicalisme sur le plan politique] s’annonce certes comme un défi de taille, mais à la mesure d’un mouvement fort d’une histoire de près de deux siècles. À notre avis, la capacité du mouvement syndical à résister à la prochaine vague de politiques néolibérales en dépend, tout comme celle de contribuer à la transformation de la société dans le sens de la justice sociale.»
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire, absolument. J’avais beau connaître l’essentiel des faits rapportés dans ce livre, le fait de lire en continu le mépris du PLQ et du PQ envers les travailleur.euses, surtout envers ceux et celles qui nous livrent les services publics essentiels, est déprimant. Mais bon, vaut mieux se rappeler ce passé révoltant que de croire les promesses sans cesse répétées en campagne électorale et de rêver de remplacer un gouvernement inique par un autre qui fera exactement la même chose (et pas seulement dans le domaine des relations de travail).
Ce livre raconte l’histoire de l’adoption de lois spéciales de façon exhaustive, sait faire des liens pertinents et éclairants entre les événements rapportés et contient une analyse toujours bien appuyée par les faits. Le livre est bien structuré et le texte est facile à lire, ce qui permet de suivre sans effort la trame présentée par les auteurs. Seul bémol, les 33 pages de notes en petits caractères sont à la fin. Si elles sont formées en grande majorité de références, on y trouve aussi un bon nombre de compléments d’information qu’il aurait été facile et préférable de mettre en bas de page.
Je suis évidemment d’accord avec ce que les auteurs et toi-même affirmez. Il y a eu trop de lois spéciales, de décrets, d’injonctions limitant le droit de négocier ses conditions de travail. Je me permets cependant de poser quelques questions candides:
– si on n’adhère pas au néo-libéralisme, doit-on conclure que l’État ne doit jamais faire de lois spéciales, même si une grève (avec respect des services essentiels décidés par l’État-employeur) dure depuis 6 mois?
– après une certaine période, doit-on passer à l’arbitrage obligatoire? Dans ce cas, qui doit nommer les arbitres?
Malheureusement, nous sommes devant ce problème: «Combien vaut une infirmière débutante, combien doit-il y avoir d’échelons, combien vaut un prof, un opérateur de machinerie lourde, etc.»
Si t’as des pistes de solution, Mario, j’aimerais les connaître.
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Je ne crois pas qu’on puisse établir de principes précis, chaque situation, selon le domaine, le climat des relations et plein d’autres facteurs, pouvant influencer ce genre de décision. Chose certaine, entre ne rien faire après six mois et adopter une loi spéciale dès le début d’une grève, il y a une grande marge.
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Entièrement d’accord.
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