Marketcraft
Comme son titre l’indique, Marketcraft – How Governments Make Markets Work (La création des marchés – Comment les gouvernements font fonctionner les marchés) de Steven K. Vogel, professeur de sciences politiques, vise à évaluer «les marchés grâce à un nouveau concept, la «création des marchés», qui représente une fonction gouvernementale essentielle au même titre que la création de l’État».
1. La thèse de la création des marchés : «Les marchés ont besoin de règles non seulement pour protéger la population et l’environnement contre les dommages qu’ils peuvent occasionner, mais aussi et en premier lieu, pour fonctionner efficacement». Ce chapitre vise à présenter la thèse principale de ce livre, soit que les marchés sont une institution humaine (soit une «combinaison complexe de lois, de pratiques et de normes») qui n’a rien de naturel. Même si les opinions divergent sur le niveau d’intervention optimal des gouvernements, il demeure que même les plus grands promoteurs des marchés libres reconnaissent que le gouvernement doit au moins s’assurer que les marchés fonctionnent efficacement, protéger la propriété privée et encadrer un système monétaire. L’auteur avance que, comme les marchés sont une institution, ils sont le résultat d’une construction gouvernementale et non du laisser-faire. Dans ce sens, il est illogique d’opposer les marchés au gouvernement, comme le font trop souvent les promoteurs des marchés libres, car sans gouvernement, il n’y a pas de marchés. L’auteur présente ensuite ses 10 propositions fondamentales («core propositions») :
- les marchés libres ou parfaits n’existent pas (sauf en théorie à des fins analytiques);
- les marchés doivent être créés;
- une réforme des marchés est en premier lieu une entreprise de construction, pas de démolition;
- un défi politique ne peut pas être relevé uniquement avec des solutions de marché;
- les politiques ont en général des effets qui sont à la fois favorables et défavorables au libre marché;
- il n’y a pas d’opposition entre le gouvernement et les marchés, ils sont complémentaires;
- la réglementation favorise généralement la concurrence, contrairement à bien des affirmations et des perceptions;
- une économie aussi libre que celle des États-Unis est plus réglementée qu’une économie davantage coordonnée comme celle du Japon;
- pour avoir une économie plus libre, le Japon aurait besoin de plus de réglementation;
- l’émergence du secteur des technologies de l’information exige plus de réglementation.
L’auteur se concentre dans la suite de ce chapitre sur différents aspects de la gouvernance des marchés (comme la capture réglementaire et la recherche de rentes), à la fois par les gouvernements et par des organismes d’autoréglementation, aspects qui seront approfondis dans les chapitres suivants. Il esquisse aussi les domaines de la gouvernance des marchés, soit les lois, les pratiques et les normes qui doivent les encadrer.
2. Les composants de la fabrication des marchés : «Ce chapitre présente quelques-unes des institutions les plus importantes qui sont nécessaires pour faire fonctionner les marchés et leur permettre de prospérer», ainsi que les arbitrages que le législateur doit faire en fonction des intérêts conflictuels des agents économiques. L’auteur donne aussi des exemples d’arbitrages différents dans quelques pays (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne et Japon, surtout). Ces institutions sont :
- les sociétés et leur responsabilité limitée;
- les règles et normes comptables;
- le secteur financier;
- les marchés de capitaux;
- la gouvernance des sociétés;
- le marché du travail et sa réglementation;
- la réglementation des monopoles;
- la réglementation sectorielle;
- la protection de la propriété intellectuelle;
- la création de nouveaux marchés.
3. La création des marchés à la sauce états-unienne – Pourquoi l’économie de marché «la plus libre» du monde est la plus gouvernée : Pour prouver l’affirmation du titre de ce chapitre, l’auteur souligne que le Mercatus Center estime que le Code of Federal Regulations des États-Unis comprenait 36 508 955 restrictions en 2016. «Cela peut sembler paradoxal, mais cela correspond bien à l’argument avancé dans ce livre : si les marchés ont besoin de gouvernance, alors l’économie qui a le marché de capitaux le plus développé, le marché du travail le plus flexible et les marchés de biens les plus concurrentiels doit exiger la gouvernance la plus élaborée». Ce chapitre décrit l’infrastructure massive de la gouvernance des marchés aux États-Unis et montre que les réformes dites de déréglementation des années 1980 n’ont pas vraiment enlevé de contraintes, mais les ont plutôt modifiées, sans que ces modifications améliorent la gouvernance des marchés.
Il analyse tout d’abord l’évolution des lois, des pratiques et des normes qui encadrent dans ce pays les institutions les plus importantes depuis le milieu du XXe siècle (analyses très riches que je ne peux résumer), puis présente des exemples de création de marchés dans le contexte de la révolution de l’information et de la crise financière mondiale.
4. La création des marchés à la sauce japonaise – Pourquoi il est si difficile de créer une économie de marché libérale : «Après la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement japonais a contrevenu à plusieurs préceptes de la théorie économique orthodoxe, ce qui n’a pas empêché ce pays de produire le plus grand succès économique du monde». Il a notamment créé des barrières à l’entrée de nombreux marchés et même à leur sortie! Par contre, la coopération entre les entreprises des mêmes industries était solide, de même que la loyauté entre les patrons et les employés (mais moins avec les employées…), et entre les entreprises et les banques. Toutefois, la stagnation économique depuis le début des années 1990 a porté les décideurs à remettre en question ce modèle. Ce chapitre décrit les particularités des institutions japonaises de l’après-guerre et les réformes qu’il a adoptées depuis le début des années 1990, puis présente un exemple de combinaison de lois, de pratiques et de normes qui pourrait aider le Japon à sortir de sa situation actuelle. Ce chapitre montre à quel point une culture différente peut générer des institutions spécifiques qui peuvent fonctionner efficacement, mais qui n’auraient pas nécessairement les mêmes effets ailleurs ni n’en ont eu dans le même pays quelques années plus tard, comme la stagnation qui a suivi l’a bien montré (en partie en raison du manque d’adaptation des institutions japonaises à certaines activités, par exemple aux technologies de l’information).
5. La création des marchés en théorie et en pratique : Même s’il peut sembler évident que les institutions et les marchés sont régis par des lois, des pratiques et des normes, la plupart des débats politiques au sujet de l’économie portent sur l’opposition entre les marchés et les gouvernements «comme si plus de l’un signifiait moins de l’autre». L’auteur souligne le rôle du langage dans la perception de cette opposition, le fait de parler de «libre marché» sous-entendant par exemple que les marchés sont vraiment libres alors qu’ils ne le sont pas et que toute intervention extérieure pervertirait la pureté de cette institution pourtant créée par l’action gouvernementale. Il souligne que même l’utilisation du terme «intervention» devant gouvernementale, plutôt que de parler d’«action gouvernementale», laisse penser à une interférence du gouvernement dans le fonctionnement autonome des marchés, alors que sans action gouvernementale, les marchés n’existeraient pas. Les actions des gouvernements pour faire circuler plus d’information améliorent le fonctionnement des marchés, qui, sans elles, demeurerait opaque, mais on parlera de «réglementation» et on utilisera le terme «déréglementation» pour laisser penser qu’en réglementant moins, les marchés fonctionneraient mieux alors qu’ils seraient en fait plus opaques. L’auteur poursuit avec de nombreux autres exemples d’abus terminologiques visant à faire penser que les marchés et les gouvernements ne sont pas seulement des institutions différentes, mais opposées. Je ne mentionnerai que le concept de «redistribution» qui laisse entendre que l’action gouvernementale ne doit avoir lieu qu’après la distribution initiale faite par les marchés (on parle d’ailleurs de revenus de marché), alors que les institutions influencent autant la distribution initiale que la distribution finale.
Le concept de «concurrence parfaite» est lui aussi trompeur. Il nous suggère que cette concurrence serait l’état normal des marchés, alors qu’elle n’existe nulle part. Ce concept amène les économistes et les décideur.euses à vouloir libéraliser les marchés en réduisant la réglementation et les actions gouvernementales, alors qu’au contraire, les chapitres précédents l’ont bien montré, c’est en réglementant et en agissant que les gouvernements peuvent contribuer à ce que les marchés fonctionnent mieux. Cela a entraîné des erreurs majeures, surtout dans les pays en développement (mais pas uniquement), par l’application du consensus de Washington et l’imposition de programmes d’ajustement structurel qui ont appauvri grandement ces pays. Ce concept est aussi à la base de l’idée de défaillance du marché (monopoles, externalités, asymétrie d’information, etc.) qui est présentée comme une exception au fonctionnement des marchés alors qu’elle est une caractéristique de leur état normal. L’auteur aborde ensuite l’importance des valeurs sociales dans la création et la gouvernance des marchés, et présente les vues à ce sujet de la sociologie économique, de l’économie comportementale et, bien sûr, de l’économie institutionnelle. Il discute ensuite des concepts suivants :
- les barrières non tarifaires (autre appellation trompeuse, car ce qu’on appelle trop souvent des barrières non tarifaires sont le plus souvent le résultat de décisions démocratiques légitimes);
- la capture de la réglementation (et de la déréglementation…);
- le passage d’une économie de marchés coordonnée à une économie de marchés libéralisée (et vice-versa);
- le lien entre les marchés et la liberté;
- la mesure de la liberté économique;
- la neutralité du Net (Ted Cruz a déjà dit qu’elle est l’équivalent de l’Obamacare pour Internet…).
Il poursuit en présentant de nombreux échecs dans la conception de la réglementation des marchés, et en montrant que les libertariens et autres laudateurs du libre marché ont tort de rejeter les actions gouvernementales s’ils veulent des marchés les plus libres possible et que les progressistes pourraient très bien (et devraient) utiliser la création de marchés pour qu’ils correspondent davantage à leurs valeurs et à leurs objectifs. Ils pourraient les concevoir pour qu’ils favorisent la répartition des richesses plutôt que leur concentration comme c’est le cas actuellement, la protection de l’environnement, la lutte contre la spéculation et le réchauffement climatique, le rééquilibrage des rapports de force entre les employeurs et les travailleur.euses, etc. Et l’auteur conclut :
«[La gouvernance du marché] influence tous les aspects de la performance économique et sociale: la croissance économique, l’innovation technologique, l’égalité des chances, la sécurité économique, la répartition de la richesse, la protection de l’environnement, la santé, la sécurité, etc. (…) Les marchés doivent être considérés comme des moyens, pas comme des objectifs, et les objectifs doivent être déterminés par un processus démocratique et non pas en laissant les choix aux marchés eux-mêmes.»
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire sans faute si on comprend l’anglais ou harceler un éditeur pour que ce livre soit traduit! Je n’ai jamais lu un livre aussi clair sur l’interaction inévitable entre l’action gouvernementale, la culture d’un peuple et le fonctionnement des marchés. Je devrai même dorénavant surveiller mon langage encore plus que je ne le faisais auparavant pour éviter certains termes qui portent à confusion. En plus, la structure de ce livre est impeccable, chaque sujet s’emboîtant parfaitement au précédent, une qualité que j’apprécie particulièrement. Malheureusement, les très nombreuses et substantielles notes sont en fin de livre. Au moins, quand le livre n’est pas trop gros comme celui-ci, c’est moins pénible de lire un livre avec deux signets, mais ça demeure gossant… Convainquez donc votre éditeur qui le fera traduire de ne pas reproduire cette horreur livresque!
Si les marchés ne se créaient pas naturellement, il n’y aurait pas de marché noir
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Les marchés noirs suffisamment développés sont généralement institutionnalisé par des institutions qui sanctionnent les déviations aux règles, même si ce n’est pas l’État!
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