Essai sur le don
Une fois de temps en temps, j’aime bien lire des classiques. Celui que je présente dans ce billet est probablement le livre le plus cité sur la question du don. Dans Essai sur le don – Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, publié la première fois en 1925, Marcel Mauss «montre que le don est obligatoirement suivi d’un contre-don selon des codes pré-établis» et que ceux-ci «créent un état de dépendance qui autorise la recréation permanente du lien social».
Préface : Florence Weber explique dans cette longue introduction (plus de 50 pages pour un livre de 156 pages…) les raisons de lire ce livre plus de 90 ans après sa parution. Ce livre «est sans doute le plus célèbre de toute l’anthropologie sociale, mais aussi le plus obscur», même si Mauss «avait bien conscience du caractère inachevé et imparfait de cette œuvre pionnière». Selon elle, le lire aujourd’hui, «c’est prendre la mesure des perspectives qu’il a ouvertes et retrouver à leur racine les principes de l’approche ethnographique des prestations sans marché, un continent mieux exploré aujourd’hui. C’est aussi, nous le verrons, apprendre à en finir avec le don». Je vais sauter le reste du contenu de cette préface, même si elle est intéressante, car il faut avoir lu le livre pour la comprendre et l’apprécier. Dans ce sens, ce texte aurait dû selon moi être une postface. Cela dit, non, je ne l’ai pas relue après avoir terminé le livre.
Introduction – Du don et en particulier de l’obligation à rendre les présents : L’auteur présente ici l’objet de son livre. Il compte notamment répondre à deux questions : «Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend?» Il abordera aussi les conséquences morales, religieuses, sociales, juridiques et économiques de ses réponses.
1. Les dons échangés et l’obligation de les rendre (Polynésie) : L’auteur décrit et explique les pratiques du don dans les îles Saoma et chez les Maoris de la Nouvelle-Zélande, puis la façon dont se concrétise l’obligation de donner des cadeaux, d’en recevoir et d’en redonner. Il distingue ensuite les présents faits aux hommes de ceux faits aux dieux (pas seulement en Polynésie) et aborde les aumônes aux pauvres qui n’obligent pas un contre-don.
2. Extension de ce système – Libéralité, honneur, monnaie : Les pratiques du don (y compris l’obligation de donner, de recevoir et de rendre) s’observent dans bien d’autres peuples. L’auteur mentionne notamment les Pygmées, les Andamans et de nombreux peuples d’Amérique, du nord de l’Europe et d’Asie. Il aborde ensuite les caractéristiques du don en Mélanésie et en Amérique du Nord (Alaska et nord de la Colombie-Britannique).
3. Survivances de ces principes dans les droits anciens et les économies anciennes : Les chapitres précédents portent sur le don dans des sociétés de type «arriéré ou archaïque». L’auteur se demande si les institutions qui ont suivi, notamment dans la Rome antique (dans ce qu’il appelle le droit romain très ancien), en Inde (droit hindou) et en Germanie (droit germanique), ont conservé des traces du don dans leurs institutions. La réponse est positive, mais à des degrés divers. Finalement, il aborde brièvement la présence du concept du don dans le droit celtique et le droit chinois qu’il n’a pas, au moment d’écrire ce livre, eu l’occasion d’analyser en profondeur.
Conclusion : «Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlés. Heureusement, tout n’est pas encore classé exclusivement en termes d’achat et de vente. Les choses ont encore une valeur de sentiment en plus de leur valeur vénale, si tant est qu’il y ait des valeurs qui soient seulement de ce genre. Nous n’avons pas qu’une morale de marchands». Même de nos jours, il «faut rendre plus qu’on a reçu».
Il poursuit en montrant que le don influence aussi notre système économique, loin de reposer uniquement sur l’utilitarisme cher aux économistes classiques. Les dons et les dépenses somptuaires comme marqueur social existent toujours, comme l’a bien montré Thorstein Veblen avec son concept de consommation ostentatoire. Puis, l’auteur conclut :
«Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin rendre. (…) On voit comment on peut étudier, dans certains cas, le comportement humain total, la vie sociale tout entière; et on voit aussi comment cette étude concrète peut mener non seulement à une science des mœurs, à une science sociale partielle, mais même à des conclusions de morale, ou plutôt – pour reprendre le vieux mot – de «civilité», de «civisme» comme on dit maintenant. Des études de ce genre permettent en effet d’entrevoir, de mesurer, de balancer les divers mobiles esthétiques, moraux, religieux, économiques, les divers facteurs matériels et démographiques dont l’ensemble fonde la société et constitue la vie en commun, et dont la direction consciente est l’art suprême, la Politique, au sens socratique du terme.»
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Pas vraiment, sauf la conclusion. En tout cas, moi, je n’ai à peu près rien compris des démonstrations de l’auteur, ce qui explique les résumés laconiques que j’ai écrits des chapitres de ce livre. L’auteure de la préface nous en a avertis en le qualifiant d’obscur et en soulignant sa structure complexe (elle dit entre autres que ce livre est écrit en spirale). Si les notes sont en bas de page, elles sont tellement copieuses qu’elles occupent probablement plus d’espace que le corps du texte (qui ne compte que de deux à quatre lignes sur certaines pages). Cela rend la lecture encore plus difficile (je dois avouer que j’ai souvent lu ces notes en diagonale, leur contenu n’éclairant pas vraiment le texte, étant plutôt conçues pour l’approfondir à l’intention d’experts, selon l’auteur). Cela dit, même si j’en ai perdu de grands bouts, je comprends mieux l’importance qu’on accorde à ce livre et ne regrette pas ma décision de le lire (et de le terminer!). L’article que Wikipédia a consacré à ce livre permet, bien plus que mon billet, de prendre connaissance de la richesse son contenu.
Je tiens à préciser que mon verdict sur ce livre ne signifie pas qu’il ne représente pas (ah, les doubles négations…) une contribution majeure à la pensée humaine. L’apport de ce livre est énorme, ayant montré que les échanges ont connu bien d’autres modes que celui des marchés, et que le concept du don et du contre-don demeure encore bien présent aujourd’hui. Et, il a permis à d’autres d’approfondir les recherches de l’auteur et de toujours considérer ce concept dans leur analyse de la société et de l’économie. C’est énorme, surtout pour un livre datant de plus de 90 ans!
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