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La valeur de tout et de chaque chose

11 mars 2019

Avec son livre The value of everything – making and taking in the global economy (La valeur de tout et de chaque chose – la création et l’extraction de valeur dans l’économie mondiale), Mariana Mazzucato, économiste et professeure à l’Université du Sussex, considère que «pour sauver notre économie de la prochaine crise inévitable et favoriser la croissance économique à long terme, nous devrons repenser le capitalisme, le rôle des politiques publiques et l’importance du secteur public, et redéfinir la façon dont nous mesurons la valeur dans notre société».

Préface – Mises en récit sur la création de richesse : L’autrice se sert de la hausse des inégalités et de la crise débutée en 2008 pour illustrer à quel point la mise en récitstorytelling») est utilisée pour faire accepter ces inégalités et pour faire croire à la population qu’elles favorisent la création de richesse. Il en est de même de la légende qui affirme que seul le secteur privé crée de la richesse (ou de la valeur). Elle explique ensuite la différence entre la création de valeur et son extraction.

Introduction – création et extraction : L’autrice donne de nombreux exemples d’extraction de valeur par divers moyens (fiscalité, rentes aux dirigeant.es des sociétés, etc.). Elle présente ensuite brièvement quelques sujets et concepts qu’elle abordera plus à fond dans son livre, dont la critique de l’extraction de valeur, les différents concepts de la valeur et l’importance de la théorie de la valeur.

1. Une brève histoire de la valeur : «Ce chapitre explore comment les théories de la valeur ont évolué du milieu du XVIIe siècle au milieu du XIXe siècle». L’autrice y aborde les théories des :

  • mercantilistes : la valeur s’exprime par le commerce (notamment international) et les métaux précieux, et aussi par les guerres pour protéger les routes du commerce;
  • physiocrates : seule la terre a de la valeur (surtout l’agriculture, mais tout ce qui vient de la terre, dont la pêche le bois et les métaux);
  • classiques : c’est la quantité de travail nécessaire à la production d’un bien qui détermine sa valeur (avec de nombreuses nuances importantes selon les auteurs);
  • marxistes : idem, mais avec encore plus de nuances, notamment sur la distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange (comme pour les théories précédentes et celle du chapitre suivant, je simplifie considérablement).

2. La valeur est dans l’œil de la personne qui regarde – la montée des marginalistes : Le XIXe siècle a aussi vu l’arrivée en force d’une nouvelle école économique, les néoclassiques. Pour eux, la valeur découle de l’utilité d’un produit qui détermine les prix qui en constituent en conséquence la valeur. L’autrice explique ensuite les concepts d’utilité et de productivité marginales, de rareté, d’équilibre, de rationalité, de concurrence parfaite, d’optimum de Pareto, et bien d’autres. Elle souligne finalement le changement de sens du concept de rente. Alors qu’il était un revenu non mérité, non associé à une production et carrément parasitaire pour les classiques, il est devenu simplement une imperfection des marchés pour les néoclassiques.

3. Mesurer la richesse des nations : L’autrice présente les nombreuses tentatives entreprises depuis le XVIIIe siècle de calculer le revenu national, la méthode actuellement utilisée et ses lacunes, puis explique comment cette méthode et ses lacunes influencent nos perceptions de la valeur. Ce chapitre contient des analyses d’une grande richesse qu’il m’est impossible de rendre.

4. Finance – un colosse est né : «Jusque dans les années 1970, le secteur financier était perçu comme un distributeur, pas un créateur de richesse, engageant des activités stériles et non productives». En conséquence, ce secteur n’était pas considéré dans le PIB. Selon l’autrice, son inclusion dans le PIB a favorisé sa déréglementation et sa croissance fulgurante. Elle explique ensuite plus à fond les conséquences de l’inclusion au PIB de cette industrie qui ne produit pourtant aucun bien ayant une valeur pour le bien-être de la population (conséquences semblables à celles que j’avais présentées dans ce billet portant sur la malédiction financière). Ce chapitre constitue une critique dévastatrice du système financier qui ne crée pas vraiment de valeur, mais en détruit trop souvent (je simplifie encore énormément).

5. La montée du capitalisme de casino : Ce chapitre porte sur les activités du secteur financier autres que son rôle traditionnel de recevoir des dépôts et effectuer des prêts. Il s’agit entre autres des activités du secteur bancaire parallèle (ou «secteur financier de l’ombre», soit le «shadow banking»), mais aussi de celles qui ne reposent pas sur l’économie réelle, mais qui consistent essentiellement à faire de l’argent avec de l’argent, à gérer des actifs financiers, activités dont la part dans le PIB est en forte croissance depuis les années 1960.

6. La financiarisation de l’économie réelle : Devant le «succès» des entreprises financières (qui n’apportent rien à la société, mais qui rapportent plus que d’apporter quelque chose à la société), même les entreprises de l’économie réelle se mettent à favoriser des activités financières à leurs activités réellement productives. Il s’agit d’une des bonnes explications de la financiarisation de l’économie que j’ai lues. En conclusion, l’autrice oppose l’objectif de la maximisation de la valeur des actionnaires («shareholders») qui a causé tant de dommages, à celui de la création de la plus grande valeur pour les intervenant.es («stakeholders»), soit les employé.es, les client.es et la société, objectif que les entreprises devraient poursuivre.

7. Extraire de la valeur au moyen de l’économie de l’innovation : L’autrice critique dans ce chapitre les mises en récit entourant l’innovation, dont celle de l’entrepreneur qui met au point seul dans son garage la prochaine innovation qui changera nos vies (alors qu’une forte proportion des innovations provient d’interventions gouvernementales et du travail de très nombreux.euses chercheur.es), puis l’extraction de la valeur des innovations par :

  • le secteur financier, notamment par un financement opportuniste;
  • les brevets qui, dans trop de situations, retardent ou même empêchent les innovations plutôt que de les encourager;
  • l’établissement de prix sans commune mesure avec les coûts de la recherche et de la production (surtout dans le secteur pharmaceutique);
  • l’effet de réseau, surtout dans le secteur des technologies de l’information (Facebook, eBay, Twitter, YouTube, Amazon, etc.).

L’autrice conclut «que la forme la plus moderne de recherche de rente dans l’économie du savoir du XXIe siècle est le fait que les risques de l’économie de l’innovation sont socialisés, tandis que ses profits sont privatisés».

8. La sous-évaluation du secteur public : L’autrice conteste ici la mise en récit fort influente que les gouvernements ne créent pas de valeur, mise en récit purement idéologique. Cette histoire fait en sorte que les activités gouvernementales ne reçoivent pas le mérite qui leur revient et que leur contribution à la création de valeur est systématiquement sous-évaluée. Elle montre que les politiques d’austérité ne reposent sur aucune donnée empirique et que, au contraire, des dépenses gouvernementales bien ciblées, comme en santé, en éducation, en recherche, dans les infrastructures, dans l’encadrement des marchés et dans la gestion de biens publics, créent beaucoup de valeur de façon directe et indirecte (dans les autres secteurs de l’économie). La question à se poser n’est pas de trouver la taille optimale des dépenses gouvernementales par rapport au PIB, comme le font trop d’économistes sans pouvoir conclure, mais de savoir lesquelles de ses activités contribuent le plus à la création de valeurs réelles. Elle aborde ensuite :

  • les conséquences du mode de calcul des activités gouvernementales dans le PIB (estimées en fonction des dépenses salariales, surtout), dans l’estimation de la productivité de ces activités (j’ai déjà soulevé ce point autrement dans ce billet) et dans la sous-évaluation de son apport au bien-être;
  • les dommages occasionnés par la théorie des choix publics (à la base de l’introduction de principes de concurrence dans les services publics, des privatisations, de la sous-traitance et des partenariats publics-privés);
  • l’importance de reprendre confiance dans la capacité des activités gouvernementales de créer de la valeur, notamment dans un contexte de vieillissement de la population et de réchauffement climatique;
  • le fait que ce ne sont pas que les risques qui doivent être socialisés, mais aussi les profits («rewards») qui découlent de ces risques;
  • la place plus grande dans l’économie que devraient prendre les coopératives et les organismes sans but lucratif.

9. L’économie de l’espoir : L’autrice n’a rien contre les solutions habituelles des partis de centre gauche, comme de mieux taxer et réglementer le secteur financier, de modifier la gouvernance des entreprises, d’imposer davantage les plus riches et la richesse, et de remplacer ou compléter le PIB par des indicateurs plus pertinents au bien-être de la population, mais elle juge ces mesures insuffisantes. Il faut en plus réformer le système économique pour qu’il cesse d’encourager l’extraction de la valeur et pour que l’économie travaille pour le bien commun. Pour ce, il faudrait :

  • reconfigurer le fonctionnement des marchés (je ne peux ici préciser davantage);
  • modifier le système de brevet et le mode d’établissement des prix des médicaments;
  • encadrer les services offerts par les entreprises des technologies de l’information;
  • assurer l’accès aux biens communs et aux services publics;
  • investir uniquement dans les secteurs qui fournissent de vraies valeurs, notamment dans les énergies renouvelables, qui utilisent moins de ressources non renouvelables et qui ne polluent pas;
  • entreprendre «une révolution verte qui exigera des changements volontaires et conscients dans les valeurs sociales et qui visera une redirection complète de l’économie par une transformation de la production et de la consommation dans tous les secteurs».

Et alors…

Lire ou ne pas lire? Lire! Même si certaines parties du livre sont très techniques, c’est probablement le livre portant sur le concept de la valeur que j’ai le plus apprécié. L’autrice aborde tous les aspects de la question, en associant toujours la valeur au bien-être de la société plutôt qu’à sa dimension monétaire. Sans parler de «bullshit jobs» comme le fait David Graeber, elle montre bien que de nombreuses activités et de nombreux emplois qui sont fortement valorisés par le système actuel n’apportent en fait rien de bon à la société et même lui nuisent. Je n’ai bien sûr pas pu rendre toute la richesse de ce livre dans mon billet, comme je l’ai mentionné à quelques reprises. Il est en plus bien structuré, les chapitres s’emboîtant les uns aux autres sans cassure. J’aurais préféré en lire une traduction française, mais il n’y en a pas!

Le plus gros défaut de ce livre est que ses nombreuses notes sont à la fin (il y en a sur 34 pages!). Même si la grande majorité de ces notes sont des références, on y trouve aussi des compléments d’information assez fréquents et (malheureusement?) fort utiles. Un autre livre à deux signets…

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3 commentaires leave one →
  1. Robert Lachance permalink
    11 mars 2019 13 h 39 min

    « J’aurais préféré en lire une traduction française, mais il n’y en a pas! »

    J’en espère une pour Noël 2019.

    Aimé par 1 personne

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