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Le rôle de la nature et de l’environnement social dans la mobilité intergénérationnelle

24 mai 2019

On sait que la corrélation est forte entre le niveau de richesse des parents et celui de leurs enfants, mais on en sait moins sur les facteurs qui expliquent le plus ce phénomène. Par exemple, est-ce la nature (ou la génétique) ou l’environnement social qui l’influencent le plus? Une étude récente de quatre professeur.es d’économie, Sandra E Black, Paul J Devereux, Petter Lundborg et Kaveh Majlesi, intitulée Poor Little Rich Kids? – The Role of Nature versus Nurture in Wealth and Other Economic Outcomes and Behaviors (Pauvres petits enfants riches? – Le rôle de la nature par rapport à celui de l’environnement social dans la richesse et d’autres résultats et comportements économiques) s’est penchée sur cette question. J’ai pris connaissance de cette étude grâce au blogue Economist’s View de Mark Thoma. On peut aussi consulter un résumé (en anglais) de cette étude (de 80 pages…) ici.

Introduction et données

Les inégalités de richesse augmentent sans cesse, et sont bien plus élevées que les inégalités de revenus. Comme l’a bien souligné Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle, cette croissance des inégalités de richesse découle en bonne partie de sa transmission intergénérationnelle, notamment par les héritages. En plus, cette transmission de richesse influence aussi la scolarité, la consommation et bien d’autres réalités économiques. Cela dit, selon les auteur.es, la forte corrélation entre le niveau de richesse des parents et celui de leurs enfants peut aussi bien s’expliquer par la génétique (ces enfants seraient naturellement plus talentueux) que par l’environnement social (ces enfants bénéficieraient des avantages de la richesse par leur éducation, le népotisme de leurs parents et de leurs proches, et les dons de leurs parents pour partir en affaires, par exemple), ou que par l’interaction entre les deux. La réponse à cette question est importante, car elle peut orienter le choix de politiques pour réduire ces inégalités et assurer une plus grande égalité des chances.

Pour pouvoir isoler le rôle de ces deux facteurs, les auteur.es ont analysé la transmission de la richesse (et d’autres caractéristiques, comme le revenu, la scolarité, l’épargne, la consommation et les actifs financiers risqués) de parents adoptifs et biologiques à des enfants adoptés, et de parents biologiques à leurs enfants. Pour ce, ils et elle ont utilisé des données administratives suédoises (qui sont celles qui contiennent le plus de précisions) portant sur les enfants nés entre 1950 et 1970, adoptés (environ 2600) ou non (environ 1,2 million), et dont les deux parents (ou les quatre, biologiques et adoptifs, dans le cas des enfants adoptés) étaient toujours vivants en 1999 (pour que leurs enfants n’aient pas encore reçu d’héritages). La richesse des parents est évaluée en 1999 et celle des enfants en 2006. Les autres variables (revenu, scolarité, épargne, consommation, placements, etc.) sont comparées avec des méthodes semblables, mais un peu différentes compte tenu des particularités des sources de données).

Résultats

Après avoir expliqué la méthode utilisée (on tient compte d’une foule de variables, dont le rang de la richesse des parents biologiques ou adoptifs, le sexe, la région d’origine et l’année de naissance) et les calculs effectués, les auteur.es présentent leurs résultats.

Comme on peut le voir sur le graphique ci-contre, le rang des richesses des enfants biologiques augmente à peu près linéairement en fonction du rang des richesses de leurs parents entre le 5e rang (les moins riches) et le 95e rang (les plus riches) des parents, augmente encore plus fortement pour les enfants des parents des 5 % les plus riches et diminue légèrement pour les enfants des parents des 5 % les moins riches (ayant en fait une richesse fortement négative), ce qu’on a observé dans d’autres recherches du genre.

La partie gauche du graphique qui suit montre que la relation est semblable entre le rang des richesses des enfants adoptés et celui de leurs parents biologiques, sauf qu’elle est de bien moindre ampleur (de 45 % à 55 % environ au lieu de s’étendre de 35 % à 80 % comme dans le graphique précédent) et que la courbe baisse pour les enfants des parents les plus riches. Comme l’adoption d’enfants de parents biologiques riches est peu fréquente, la marge d’erreur, illustrée par la zone grisée, est beaucoup plus étendue pour ces parents que pour les parents moins riches.

La partie droite du graphique montre que la relation est plus forte entre le rang des richesses des enfants adoptés et leurs parents adoptifs, le lien augmentant encore plus avec les parents adoptifs les plus riches. En fait, cette relation est très semblable à celle montrée dans le premier graphique, la courbe s’étendant elle aussi de 35 % à 80 %, même si à un rythme un peu différent (pas de baisse au début de la courbe et un niveau un peu moins élevé entre les 20e et 80e rangs).

Par la suite, les auteur.es ont calculé la corrélation entre le rang des richesses des parents adoptifs et biologiques, et le rang des richesses des enfants adoptés. Ils et elle ont constaté que le rang des richesses des parents biologiques a beaucoup moins d’impact que celui des parents adoptifs sur le rang des richesses de ces enfants, ce que nous pouvions deviner en regardant les graphiques. Les auteur.es en ont conclu que la transmission intergénérationnelle de la richesse s’explique beaucoup moins par le talent transmis génétiquement que par la richesse (et par l’environnement social), et cela même dans un pays égalitaire comme la Suède.

Ils et elle ont ensuite testé d’autres façons d’établir ces relations (avec ou sans les actifs de pensions, en tenant compte de la taille des ménages et selon le sexe) et la conclusion est demeurée la même. Comme mentionné auparavant, ces relations ont été établies avant que les enfants aient hérité. Les auteur.es ont donc ajouté à leur échantillon les enfants dont les parents étaient décédés en 2006 et ont constaté que les conclusions sont restées les mêmes, mais avec encore plus d’ampleur (ce qui est normal, puisqu’une partie de la richesse des parents était en possession des enfants). Les auteur.es ont effectué d’autres tests avec des relations non linéaires, en tenant compte de la scolarité des parents, puis de l’âge des enfants (ces enfants avaient entre 36 et 56 ans en 2006) et des parents, et enfin du type d’actifs détenus (financiers, risqués ou non, résidentiels et autres), et les résultats n’ont pas changé. D’autres tests (oui, encore d’autres) n’ont pas fait varier les résultats.

La suite

Les auteur.es tentent de préciser les mécanismes qui pourraient expliquer le lien entre le rang des richesses des enfants adoptés et celui de leurs parents adoptifs. Ils et elle avancent quelques hypothèses, entre autres l’offre d’une meilleure éducation et de modèles de «réussite», la transmission de contacts et l’aide sur le marché du travail et dans les placements financiers. Les corrélations avec les revenus, la rémunération de travail, les placements, l’épargne et la consommation sont en effet plus élevées avec les parents adoptifs qu’avec les parents biologiques, mais c’est l’inverse pour les années de scolarité (davantage corrélées avec celles des parents biologiques).

Conclusions de l’étude

Cette étude a permis de trouver «un rôle substantiel pour les influences environnementales et un rôle moins important pour les facteurs biologiques, ce qui suggère que la transmission de la richesse n’est pas principalement due au fait que les enfants de familles plus riches sont intrinsèquement plus talentueux ou plus capables. Au contraire, cela suggère que la génétique et l’environnement prénatal influencent peu la transmission de la richesse intergénérationnelle». En plus, «nos conclusions sont robustes à une variété de spécifications et tests de robustesse». En fait, il n’y a que sur la scolarisation que la génétique semble jouer un rôle plus important que l’environnement, et encore, cela pourrait s’expliquer par l’environnement social lors des années précédant l’adoption (hypothèse non envisagée, donc non testée dans l’étude). Ces conclusions montrent que des politiques visant la réduction des inégalités de revenus et de richesse pourraient réduire les inégalités intergénérationnelles.

Et alors…

On pourrait bien dire que cette étude ne fait que confirmer ce que nous pensions déjà, soit que l’environnement social influence plus nos vies que la génétique. Je trouve par contre essentiel de valider ce genre d’impressions par des études empiriques bien faites. Celle que j’ai présentée ici correspond selon moi à cette exigence. En plus, le fait qu’elle ait utilisé des données de la Suède, où la mobilité intergénérationnelle des revenus est bien plus élevée qu’aux États-Unis (quoique moins qu’au Canada, ce qui pourrait surprendre), rend ses résultats encore plus probants. Bref, on peut maintenant le dire avec confiance, oui l’environnement social est plus important que la génétique, et sûrement pas seulement sur la transmission de richesse!

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5 commentaires leave one →
  1. Robert Lachance permalink
    25 mai 2019 9 h 13 min

    De toutes vos présentations que j’ai lues, un grand nombre et je vous en remercie, celle-ci est l’une des plus en concordance avec ma compétence acquise à l’université puis avec mes expériences familiales et professionnelles. J’ai un sérieux passé béhavioriste, j’ai travaillé en développement mental et nous avons une petite fille dont je connais la mère, la grand-mère et l’arrière-grand-mère.

    Je note que la période d’observation est de 20 ans, ça me porte à croire à de 100 à 150 enfants par année du côté des adopté.es; c’est du sérieux. Aussi, je suis d’accord avec vous quand vous soulignez que cette étude répond à des exigences de qualité.

    Figure 2, la richesse économique détenue par les enfants rendu.es à entre 36 et 56 ans en 2006, me semble à gauche généralement plus près de celle des parents biologiques, qu’à droite celle des parents adoptifs, la hauteur du tracé indique une corrélation plus élevée. Sauf pour les enfants adopté.es par des parents très riches où là, c’est genre exponentiel alors que pour les enfants bio, c’est la poisse.

    Cette étude expose qu’en matière de richesse économique, mieux vaut avoir été adopté par des parents très riches que d’être né.es de parents biologiques mais généralement, mieux vaut des parents biologiques.

    Je suis un peu surpris que le nombre d’enfants par famille ne soit pas une variable primordiale dans cette étude. Des parents riches qui divisent également entre 10 plutôt qu’un.e, ça change le rang pas à peu près.

    Aimé par 1 personne

  2. 25 mai 2019 10 h 02 min

    «Des parents riches qui divisent également entre 10 plutôt qu’un.e, ça change le rang pas à peu près.»

    N’oubliez pas que cette étude a lieu avant que les enfants aient reçu des héritages.

    J’aime

  3. Robert Lachance permalink
    26 mai 2019 8 h 05 min

    Bon ! J’avais oublié, ça m’arrive fréquemment.

    Mais j’y pense, et les parents des parents de cette étude? Ces parents riches qui ont divisé également entre 10 plutôt qu’un.e, ça change considérablement le rang de richesse économique des parents de cette étude. Le nombre d’enfants par famille m’apparaît une variable importante dans l’accumulation de richesse économique de la descendance. Le nombre de parents et de beaux-parents par famille maintenant davantage ?

    Par ailleurs, au Québec, depuis Loto-Québec, j’imagine que la corrélation entre le niveau de richesse économique des enfants et celui de leurs parents est devenu légèrement moins forte. Je mentionne Loto-Québec comme ça, qui contribue d’une façon à l’augmentation des inégalités en produisant quelques nouveau.lles riches aux dépends d’une foule qu’elle appauvrit. Contrairement à l’impôt … Faudrait voir si le retour en services de l’État financés ainsi réduisent au total les inégalités.

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  4. 26 mai 2019 8 h 42 min

    «et les parents des parents de cette étude?»

    L’héritage des grands-parents aux parents, et du fait qu’il soit partagé entre plusieurs enfants ou un seul, a sûrement déjà fait son effet en 1999, moment de la compilation de la richesse des parents de l’étude. Cela dit, il aurait peut-être été intéressant d’en tenir compte dans un des tests de robustesse, mais je cois que les données n’étaient pas disponibles.

    «depuis Loto-Québec, j’imagine que la corrélation entre le niveau de richesse économique des enfants et celui de leurs parents est devenu légèrement moins forte»

    Je ne pense pas que cet apport soit très significatif sur le niveau de richesse des parents, le nombre de gagnants de gros lots étant relativement minime.

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  1. Pour vivre heureux, vivons égaux! |

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