Les mesures tarifaires et non tarifaires pour lutter contre le réchauffement climatique
Je n’étais qu’à moitié satisfait du billet que j’ai publié en avril dernier sur la tarification du carbone. D’une part, le rapport que j’y ai présenté se limitait aux mesures canadiennes et, d’autre part, l’organisme à l’origine de ce rapport a comme objet de faire la promotion des politiques écofiscales et ne peut donc pas être considéré neutre. Quand j’ai appris (grâce au blogue Economist’s View de Mark Thoma) que Joseph Stiglitz, qui a reçu récemment le premier prix littéraire Anthony-Atkinson pour l’égalité remis par l’Observatoire québécois des inégalités (on peut aussi voir ici l’entrevue qu’il a accordée à Gérald Fillion lors de son passage à Montréal), avait publié récemment une étude intitulée Addressing climate change through price and non-price interventions (Lutter contre le changement climatique par des mesures tarifaires et non tarifaires), je me suis arrangé pour me la procurer (on ne trouve que son résumé sur Internet).
Introduction
Les économistes ont toujours privilégié les mesures tarifaires pour compenser ou réduire les externalités négatives qui, par définition, ne peuvent pas l’être par le fonctionnement des marchés. Dans le cas du réchauffement climatique, cette mesure se concrétise par une tarification du carbone établie au même niveau pour toutes les émissions de gaz à effet de serre (GES). Dans un rapport qu’il a produit en 2017 avec Nicholas Stern, l’auteur recommandait de compléter cette tarification avec des mesures non tarifaires et de prévoir des taux de tarification différents selon les circonstances (notamment pour tenir compte d’autres externalités négatives, comme la présence de rentes). Cette étude vise à préciser les situations où le fait de ne pas se reposer uniquement sur la tarification du carbone et de prévoir des taux de tarifications différents pourrait apporter de meilleurs résultats, tant pour la réduction des émissions de GES que pour la performance économique et pour ses effets sur le bien-être de la population (entre autres sur les inégalités). Elle explore aussi les raisons qui portent une partie de la population à s’opposer à la tarification du carbone.
Hypothèses (ou cadre conceptuel)
«Ce document est une exploration de la politique optimale dans des contextes dans lesquels il existe de multiples défaillances du marché et des contraintes à la politique publique», et non pas une seule défaillance par les émissions de GES qui pourrait être corrigée par une tarification du carbone. Dans ce contexte (et pour d’autres raisons qu’il serait long à présenter), les modèles économiques habituels qui concluent qu’une tarification unique peut réduire les émissions de GES ne peuvent solutionner l’ensemble de ces défaillances.
Dans cette étude, l’auteur tient aussi compte de la distribution des coûts en fonction des revenus, notamment du fait qu’une taxe à taux unique sur le carbone est régressive (mais pas sa portion dédiée aux transports, précise l’auteur; voir ce billet), mais peut devenir progressive avec des mesures basées sur la structure de consommation des moins riches (subventions au transport en commun, taxe qui s’applique à partir d’un certain niveau de consommation de l’électricité, remise d’un crédit égal sans lien avec le niveau de consommation, etc.). Il tient aussi compte des inégalités horizontales, qui peuvent survenir quand des personnes de mêmes niveaux de revenus ont des structures de consommation différentes (les moins riches ruraux ne peuvent pas utiliser seulement le transport en commun pour leurs déplacements, par exemple). En plus, l’ampleur des mesures à prendre pour tenir compte de ces inégalités peut varier considérablement selon les niveaux d’inégalité d’une société. Il aborde ensuite les concepts d’équité intergénérationnelle, d’aversion à la perte (qui peut faire en sorte que les personnes qui bénéficient d’une telle tarification, dont les moins riches, ressentent moins d’amélioration à leur bien-être que celles qui seraient pénalisées, dont les plus riches, ressentiraient de détérioration à leur bien-être), d’aversion au risque (qui fait en sorte que les personnes qui bénéficient d’une telle tarification ne croient pas que 80 % des gens recevraient plus d’argent qu’ils n’en paieraient avec la taxe du carbone canadienne, biais cognitif utilisé par les opposants à cette tarification, comme Andrew Sheer), ainsi que d’autres types de comportements non rationnels.
Il analyse ensuite le rôle du gouvernement pour financer l’innovation et l’encourager par des mesures réglementaires et d’autres types de tarification. Il explique finalement la nature de ce qu’il a appelé les «contraintes à la politique publique», dont les problèmes de la cohérence temporelle (mettre en application ses décisions au bon moment) et des conséquences de décisions gouvernementales sur les appuis politiques (par exemple, un appui à une politique peut changer quand vient le temps de la mettre en application, surtout si on estime que cette politique risque d’être renversée par un futur gouvernement).
Distribution
«La question sur laquelle nous nous concentrons dans cette section est de savoir s’il peut y avoir des réglementations ou des politiques de tarification plus complexes qui peuvent permettre d’atteindre des objectifs environnementaux similaires à ceux d’une taxe sur le carbone unique avec moins de conséquences négatives sur la distribution» des revenus provenant de cette taxe. L’auteur montre que dans certaines circonstances, la réglementation (comme l’interdiction de l’utilisation du charbon pour produire de l’électricité) ou d’autres types de tarifications peuvent entraîner une réduction plus élevée des émissions de GES qu’une taxe unique (ou une réduction similaire à un niveau moins élevé de tarification), éliminer les effets régressifs de cette taxe et, en conséquence, accroître le bien-être de la société. Comme sa démonstration est théorique (ce qu’il dit lui-même) et utilise des outils mathématiques (qui ne font qu’illustrer ce que je viens de résumer), je vais la sauter, mais je précise qu’elle rend bien son raisonnement, en tenant compte en plus d’autres effets indirects (entre autres sur l’emploi dans le secteur du charbon et dans les secteurs qui remplaceraient le charbon, comme l’énergie solaire).
L’auteur aborde aussi dans cette section l’effet potentiellement redistributeur de certaines mesures :
- l’utilisation de subventions de biens peu émetteurs, un peu comme dans les systèmes de bonus-malus appliqués à l’achat d’automobiles, mais de façon plus large, permettant ainsi une forme de redistribution à l’avantage des moins riches;
- les investissements gouvernementaux dans des énergies moins émettrices ou dans le transport en commun;
- l’utilisation du zonage pour réduire les émissions de GES;
- un niveau de taxation plus élevé pour les produits émetteurs de GES qui sont davantage utilisés par les riches, par exemple plus élevé pour le kérosène utilisé dans les avions que pour l’essence, car les plus riches voyagent bien plus souvent en avion que les moins riches.
Cela dit, des environnementalistes critiquent parfois ce genre de mesures malgré leur effet redistributeur, les associant à un droit de polluer réservé aux riches, alors que la pollution devrait être carrément interdite, car ses conséquences n’ont pas de prix. Ces taxes peuvent aussi rendre acceptable socialement le fait de polluer (ou d’utiliser des produits fortement émetteurs de GES), car on paie pour ce faire, alors qu’une réglementation ou même l’adoption de nouvelles normes sociales plus respectueuses de l’environnement empêchent ce genre de comportement (comme les mesures de bannissement des sacs et d’autres objets en plastique à usage unique qui obtiennent beaucoup d’appuis dans la population, ou encore la réprobation sociale des voyages en avion, notamment en Suède). En plus, alors que les effets d’une taxe sur le carbone sont diffus et difficiles à quantifier précisément, ceux d’une réglementation sont ciblés et plus aisément quantifiables.
L’auteur examine ensuite l’impact des lobbys sur les taxes sur le carbone (qui peuvent réunir des représentant.es de nombreuses industries) et la réglementation (où les lobbyistes représentent généralement une seule industrie).
Innovations et évolution idéale d’une taxe sur le carbone
L’auteur examine ici l’évolution idéale du niveau d’une taxe sur le carbone. En effet, certain.es prétendent qu’elle doit avoir une trajectoire ascendante (comme au Canada et au Québec) pour permettre à la population et aux entreprises de s’ajuster (au risque de transférer aux prochaines générations la plus grande part des coûts et des dommages), d’autres qu’elle doit être élevée dès le départ pour favoriser l’innovation et les changements le plus rapidement possible (au risque de voir la politique fortement contestée et faiblement appuyée). Dans ses travaux réalisés avec Nicholas Stern, l’auteur n’avait pas de position ferme sur la question, considérant que son niveau doit être ajusté selon ses impacts et selon les innovations apportées pour réduire les émissions de GES. L’établissement du niveau de la taxe sur le carbone «doit être conçu de manière à permettre un ajustement en fonction des nouvelles connaissances et des enseignements tirés de l’expérience. Toutefois, les processus d’ajustement des prix doivent nécessairement être transparents pour réduire le degré d’incertitude politique».
Comme précédemment, sa démonstration utilise des outils mathématiques en tenant compte de quelques autres facteurs, que je ne discuterais pas ici, le paragraphe précédent rendant bien les principales conclusions de l’auteur. Il ajoute qu’un niveau initial élevé de la taxe sur le carbone pourrait aussi favoriser les comportements (de la population et des entreprises) nécessaires à une baisse suffisante des émissions de GES pour limiter le réchauffement climatique. En effet, une telle baisse doit reposer sur un changement de mode de vie majeur, par exemple en passant d’une économie basée sur l’utilisation massive d’énergies fossiles à une économie véritablement verte. De même, les entreprises du secteur de l’énergie verraient moins d’avantages à explorer de nouvelles sources d’énergies fossiles. Une hausse graduelle de la taxe ne pourrait pas entraîner de tels changements de façon aussi nette et rapide. L’utilisation de la réglementation pour freiner ou interdire l’utilisation de produits fortement émetteurs serait aussi efficace pour compléter les effets de la taxe élevée, entraînant des changements majeurs de comportements, bien plus importants que ceux générés par des incitatifs monétaires graduels.
L’incertitude
La question du réchauffement climatique est marquée par l’incertitude, tant du côté de l’évolution des températures à un niveau d’émission donné que du côté de l’effet des mesures adoptées pour réduire les émissions (taxes, réglementation, innovations, etc.) ou encore de celui des conséquences précises sur les conditions de vie des personnes qui seront touchées (on sait seulement que ce sera laid…). C’est pourquoi l’auteur favorise la flexibilité dans l’établissement du niveau de la taxe sur le carbone, pour pouvoir l’augmenter ou la réduire selon l’évolution de la situation, et l’établir à des niveaux différents selon le domaine ou selon les pays (ou même selon les régions). Tout ce qu’on peut faire est d’établir un niveau de départ et d’annoncer les éléments qui seront examinés pour choisir le niveau de cette taxe par la suite. L’auteur ne manifeste pas non plus de préférence entre une taxe sur le carbone ou un système de plafonnement et d’échange (comme au Québec).
Conclusion de l’auteur
Avec son analyse, l’auteur a appliqué des concepts de plus en plus acceptés en économie, discipline qui, de nos jours, «reconnaît les limites posées par l’incertitude, l’asymétrie d’information, l’appropriabilité imparfaite des investissements en innovation et les restrictions sur les outils à la disposition du gouvernement». Il a aussi intégré la question de la distribution des coûts de la lutte au réchauffement climatique en fonction des revenus, aspect pas toujours considéré dans les études portant sur ce sujet.
Et alors…
J’ai été agréablement surpris par cette étude. Je craignais qu’elle ressemble aux études d’économistes-mathématicien.nes qui réduisent l’analyse de la lutte au réchauffement climatique à une question de coût-bénéfice et de débats sur le taux d’actualisation le plus approprié, comme le faisait William Nordhaus dans ses travaux qui lui ont valu le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 2018. J’ai tendance à sous-estimer Joseph Stiglitz, même si j’ai beaucoup de respect pour lui. Dans cette étude, il en arrive pratiquement à ce que je recommande depuis quelques années, soit de combiner des taxes sur le carbone à des lois et règlements, puis d’ajuster ces mesures à leurs effets et de corriger l’aspect régressif de ces mesures (j’ai donc un fort biais de confirmation face à cette étude!). Cela dit, il formalise bien mieux que je l’ai fait ces questions, y intégrant des concepts comme ceux de l’asymétrie d’information (concept qu’il a mis de l’avant dans des travaux antérieurs et qui lui ont valu en 2001 le prix de la Banque de Suède avec George Akerlof et Michael Spence) et de l’incertitude (que trop de keynésien.nes oublient de nos jours, même si ce concept est essentiel à la compréhension des travaux de Keynes). Bref, cette étude se démarque par la reconnaissance de la complexité de la lutte au réchauffement climatique et de l’estimation des effets des mesures adoptées pour faire réduire les émissions de GES. Souhaitons qu’elle influence les décideur.euses!
Brave Monsieur Stieglitz !
Le nombre de commotions cérébrales au football ne diminuera pas à renforcer l’absorption ses casques; il faudra diminuer le poids des masses, la vitesse et le nombre de dépisteur.es.
Au hockey, il faudra aussi diminuer la vitesse et les masses et songer enlever les bandes. Ainsi, les jeux deviendront moins excitants, les spectateur.es moins nombreus.es et les actionnaires moins intéressé.es.
En F1, à quand des bolides sans pilote. J’ai exploré une version écologique, économique et excitante d’une telle mutation dans les 90. J’ai découvert qu’un bolide sans pilote, ce n’est plus de la course automobile pour la FIA (fédération internationale de l’automobile, je dirais). Sans vouloir me vanter, j’ai été champion mondial de ce sport santé 3 années consécutives. Le secret de mon succès ? – l’absence de concurrence.
La réduction des gaz à effets de serre me semble de compétence et habilitation des juristes sous droit international, mis en autorité par les pays des Nations-unies. J’ai lu et je relis Hans Kelsen : Forme du droit et politique de l’autonomie, 2010, coordonné par Olivier Jouanjan.
Monsieur Stieglitz s’est élevé à un niveau supérieur d’une pyramide de compétent.es en économie mais il se trouve bon nombre d’autres disciplines à considérer dans ce monde de silos constructifs mais isolants en ce nouveau monde après Cuba les 60 et la relève du défi nucléaire.
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Beau geste que d’écrire sur la taxe carbone fédérale en matière de réduction du montant total disponible à fins de péréquation. Vivement une interdépendance minimale, proche de l’indépendance fédérale et continentale.
« Bonsoir. Aujourd’hui, Ottawa a remporté une nouvelle manche dans le dossier de la taxe carbone, un record de chaleur a été atteint en France et David Saint-Jacques a dit bien se porter depuis son retour de l’espace. » Le Devoir, courrier du soir.
https://www.ledevoir.com/politique/canada/557717/la-taxe-carbone-federale-est-constitutionnelle-tranche-la-cour-d-appel-de-l-ontario
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«Beau geste que d’écrire sur la taxe carbone fédérale en matière de réduction du montant total disponible à fins de péréquation»
Désolé, mais je ne vois aucun lien entre la taxe carbone fédérale et le montant total disponible à fins de péréquation. Il s’agit de deux mesures totalement indépendantes.
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Totalement indépendantes ?
Fort simple, comme dans l’expression faire simple : ça va prendre un temps, écrivait Claude Ryan; le jour où les 4 provinces visées, l’Ontario, le Manitoba, Le Nouveaux-Brunswick et la Saskatchewan, c’est pas demain la veille, verront leur produit intérieur ralentir, voir diminuer faute de revenus à incidences polluantes, leurs disponibilités pour la péréquation fédérale réduiront comme peau de chagrin.
Le peuple n’est pas conscient de la puissance politique que le jurisme a pris au territoire canadien lors du rapatriement de la constitution en 1982, faite de fort pièce antérieurement par les Britanniques.
En supposant que le peuple, c’est un.e citoyen.ne, un vote. Si le peuple, c’est la remise de leur puissance en tant qu’occupant d’un territoire à l’élévation de gens du pays à député.es étant donné un contexte, c’est autre chose.
Ceci écrit au meilleur de mon ignorance, j’ai plus foi en l’avènement de communautés laïques ou expérimentales genre Walden Two révisé après trois générations, bien entendu, qu’en tarifs pour lutter contre les GES. Des conditions s’appliquent.
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«verront leur produit intérieur ralentir»
De quelle ampleur? Avez-vous une étude crédible (qui ne provient pas de ses opposants) pour appuyer cette affirmation et surtout son effet sur la péréquation? Comme 90 % des recettes générées par cette taxe seront redistribuées aux ménages, et que cette redistribution favorisera les ménages les moins riches, qui ont une propension à consommer supérieure, cette mesure pourrait même avoir un effet positif sur la croissance.
Cela dit, selon le directeur parlementaire du budget, il y aurait un effet, mais de faible ampleur.
«Dans l’hypothèse d’une redevance pancanadienne sur le carbone passant de 10 $ à 50 $ la tonne d’équivalent CO2 entre 2018 et 2022, nous avons prévu que le produit intérieur brut (PIB) réel aura diminué de 0,5 % (10 milliards de dollars) en 2022 par comparaisons à un scénario sans redevance sur le prix du carbone.»
Cliquer pour accéder à YN5-161-2018-fra.pdf
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Dans une étude plus récente du directeur parlementaire du budget, celui-ci recommande de continuer à hausser cette taxe après 2022, pour qu’elle passe de 50 $ la tonne en 2022 (comme prévu, à moins que les conservateurs soient élus) à 102 $ la tonne en 2030. L’impact sur le PIB?
– Le DPB estime que le niveau du PIB réel en 2030 serait inférieur de 0,35 % au niveau du PIB réel prévu en 2030 selon les politiques et les mesures actuelles.
– Cela se traduit par une réduction de 0,04 point de pourcentage de la croissance annuelle du PIB réel, en moyenne, de 2023 à 2030.
Cliquer pour accéder à Paris_Target_FR.pdf
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