L’utilisation des céréales de 1983 à 2028
Dans mon billet de la semaine dernière, j’expliquais que c’est la parution d’un rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) portant sur l’utilisation de la terre dans un contexte de changements climatiques et surtout de nombreux articles à son sujet qui m’a amené à mettre à jour mon billet sur la consommation de viande au Canada. Un de ces articles mentionnait, en plus de parler de la nécessité de diminuer la consommation de viande, qu’environ «un tiers de la totalité des céréales produites dans le monde servent à nourrir des animaux élevés pour la consommation humaine». Comme j’ai écrit un billet sur ce sujet en 2014, je me suis dit que c’était le temps de le mettre à jour pour compléter les informations contenues dans le billet de la semaine dernière et pour voir si l’estimation de cet article (le tiers) est exacte.
Les données que je présenterai dans ce billet proviennent d’une section d’un site de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) portant sur les Perspectives agricoles de l’OCDE et de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture). La plupart de ces données, soit celles de 1990 à 2028, sont tirées de la version 2019-2028 (parue en juillet), tandis que les données de 1983 à 1989 sont tirées de la version 2014 à 2023, aussi disponibles sur cette même page. Cette page contient des données sur la consommation de tous les produits agricoles pour tous les pays, mais je me concentrerai ici sur l’évolution des divers types d’utilisation des céréales produites sur la planète, dans les pays développés et dans le reste du monde. Cela dit, les autres données ne perdent rien pour attendre!
Dans le monde
Le graphique qui suit montre l’évolution de l’utilisation de la production mondiale de céréales depuis 1983. Les céréales ici considérées sont le blé, le riz, le maïs, les drêches (ou résidus) sèches de distillerie et les autres céréales secondaires (surtout l’orge, l’avoine, le sorgho, le triticale et le seigle). Le trait vertical sépare les données historiques (de 1983 à 2018) des prévisions (2019 à 2028).
Malgré certains écarts en tout début de période, ce graphique laisse voir quelques tendances claires :
- la part des céréales utilisées pour l’alimentation humaine (ligne rouge) tend à diminuer, étant passée de près de 60 % en 1985 à guère plus de 42 % en 2018, proportion qui ne diminuerait que très légèrement jusqu’en 2028 (41,7 %), selon les prévisions de l’OCDE et de la FAO;
- la part des céréales utilisées pour l’alimentation animale (ligne bleue) tend à augmenter, mais cette augmentation est beaucoup moins forte que la baisse de l’utilisation pour l’alimentation humaine; cela dit, elle se situait autour de 35 % de 1988 à 1999, est passée à 37 % en 2000, a augmenté graduellement jusqu’à 39 % en 2018 et devrait se maintenir à ce niveau jusqu’en 2028; notons que ce niveau est nettement plus élevé que celui mentionné dans l’article que j’ai cité en amorce (le tiers);
- la part de l’utilisation des céréales pour produire des biocarburants (ligne jaune) qui était quasiment inexistante jusqu’en 1999, est passée de 1,5 % en 2000 à 7,5 % en 2018 et diminuerait à 7,1 % en 2028;
- la part des autres utilisations (ligne verte, soit surtout l’utilisation industrielle de la paille et la production de sirop d’isoglucose ou d’amidon de maïs) est passée de 8 % à 12 % entre 1983 et 1999, est demeurée entre 10 et 12 % de 2000 à 2018, et se stabiliserait à ce niveau de 2019 à 2028.
Ces données nous montrent aussi (pas dans le graphique) que la production totale de céréales serait 2,4 fois plus élevée en 2028 qu’en 1990, le rythme de cette hausse diminuant toutefois d’une décennie à l’autre et encore plus au cours de la période de prévision. Ainsi, après des hausses de 44 % entre 1990 et 2000, de 27 % entre 2000 et 2010, et de 19 % entre 2010 et 2018 (en huit ans, cette fois), elle ne serait que de 12,5 % entre 2018 et 2028, la plus élevée se concrétisant dans les autres utilisations (18 %) et la plus basse dans la production de biocarburants (6 %). Les hausses seraient près de la moyenne dans l’alimentation animale (13 %) et dans l’alimentation humaine (11 %).
Dans les pays développés
Les données mondiales sont intéressantes, mais ne permettent pas de différencier l’utilisation de la production de céréales dans les différents pays. Le graphique suit permet d’isoler les tendances dans les pays développés.
Les tendances, toutes aussi claires que pour l’ensemble du monde, sont bien différentes dans les pays développés :
- la part des céréales utilisées pour l’alimentation humaine (ligne rouge), au premier rang pour le monde, se situe au deuxième rang tout au long des périodes historique et de prévision, mais le conserve tout juste depuis 2017; cette part a atteint son sommet en 2000 avec 27,5 %, mais reculerait à 19,0 % en 2028, guère plus que la part des biocarburants (18,1%) et à peine 35 % de celle de l’utilisation pour l’alimentation animale (54,4 %);
- la part des céréales utilisées pour l’alimentation animale (ligne bleue) demeure solidement installée au premier rang tout au long de la période illustrée, ce qui m’a profondément surpris au départ, mais qui s’explique bien finalement, quand on connaît l’importance de l’élevage dans les pays développés; par contre, il s’agit de l’utilisation qui a le plus diminué, étant passée de près de 80 % en 1986 à 54 % en 2018, proportion qui devrait se maintenir jusqu’en 2028, selon l’OCDE et la FAO;
- l’utilisation des céréales pour produire des biocarburants (ligne jaune) a encore plus augmenté que pour le monde entier; de presque rien jusqu’en 1999, sa part est passée à 3 % en 2000, a augmenté graduellement pour atteindre 19 % de l’utilisation totale en 2018 et baisserait légèrement à l’avenir pour terminer la période de prévision à 18 % en 2028;
- après avoir doublé de 1983 à 1999 (de 7 à 14 %), la part des autres utilisations (ligne verte) est revenue à son niveau de départ en 2018 (7 %) et se situerait entre 7 et 8 % de 2019 à 2028.
La production de céréales des pays développés représentait 35 % de la production mondiale en 2018, mais plus de 85 % de celles des céréales utilisées pour produire des biocarburants, près de la moitié (47 %) de la production des céréales utilisées pour l’alimentation animale, 25 % de celle des céréales utilisées autrement et seulement 16 % de celle des céréales destinées à l’alimentation humaine.
La production totale de céréales dans les pays développés serait 2,7 fois plus élevée en 2028 qu’en 1990, le rythme de cette hausse diminuant toutefois d’une décennie à l’autre. Ainsi, après des hausses de 79 % entre 1990 et 2000 et de 32 % entre 2000 et 2010, elle n’a été que de 7 % entre 2010 et 2018 (en huit ans) et ne serait que de 6 % entre 2018 et 2028, la plus élevée se concrétisant dans les autres utilisations (18 %) suivie de celle dans l’alimentation animale (8 %). Les hausses ne seraient que de 2 % dans l’alimentation humaine et moins de 1 % dans la production de biocarburants.
Dans le reste du monde
Sans surprise, les parts d’utilisation de la production de céréales sont tout à fait différentes dans les pays en développement («reste du monde» dans le graphique).
Même si l’utilisation pour l’alimentation humaine (ligne rouge) de la production de céréales du reste du monde dominait nettement encore en 2018 et devrait le faire au cours des 10 années suivantes, sa part a diminué constamment. Alors qu’elle était de plus de 70 % de 1984 à 1990, elle ne représentait plus que 54 % de l’utilisation totale en 2018 et devrait reculer à moins de 53 % en 2028. À l’inverse, la part de l’utilisation de la production de céréales pour l’alimentation animale (ligne bleue) a augmenté des deux tiers entre 1984 et 2018, étant passée de 19 % à 31 %. Si l’OCDE et de la FAO prévoient que le taux de croissance de cette part se réduira, elle atteindrait tout de même 32 % de l’utilisation totale en 2028. Seul point positif, la part de l’utilisation des céréales pour la production de biocarburants (ligne jaune) a toujours été négligeable et le demeurerait à l’avenir (moins de 2 % en 2028). Quant à la part des autres utilisations des céréales, elle a augmenté assez régulièrement et continuerait à le faire pour atteindre 13,5 % de la production de céréales en 2028, le même pourcentage qu’en 2018.
La production totale de céréales dans le reste du monde serait 2,3 fois plus élevée en 2028 qu’en 1990, le rythme de cette hausse diminuant toutefois beaucoup moins que dans les pays développés d’une décennie à l’autre. Ainsi, les hausses ont atteint de 30 % entre 1990 et 2000, 25 % entre 2000 et 2010, et 26 % entre 2010 et 2018 (en huit ans), et elle serait de 16 % entre 2018 et 2028, sans distinction notable entre les quatre types d’utilisation.
Et alors…
Quand j’ai vu ces données la première fois, soit quand j’ai rédigé mon premier billet sur ce sujet, j’ai été un peu abasourdi. Avec toute l’information qui circule depuis ce temps sur la consommation de viande et ses conséquences sur la sécurité alimentaire et sur les émissions de gaz à effet de serre, elles étonnent moins. Elles illustrent au contraire bien le poids que représente la consommation de viande non seulement dans l’élevage, mais aussi dans les cultures de céréales. Mais, elles inquiètent toujours.
D’une part, la croissance de la production semble vouloir ralentir, alors que les besoins sont toujours plus grands. D’autre part, la part de l’utilisation des céréales qui est consacrée à l’alimentation animale est en forte hausse dans les pays les moins développés, tout comme celle qui est destinée à la production de biocarburants dans les pays développés, quoique l’OCDE et la FAO prévoient des niveaux de croissance moins élevés de la part de ces utilisations au cours des dix prochaines années.
Ce ne sont plus aujourd’hui que les végétariens et les véganes qui soulignent à quel point l’évolution de l’utilisation des céréales pour l’alimentation animale ne peut mener qu’à l’accentuation de la fragilisation de la sécurité alimentaire, ni seulement les écologistes qui dénoncent la folie de détourner les céréales de leur fonction essentielle, nourrir la population croissante de la Terre, pour plutôt remplir des réservoirs d’automobiles (et la folie de subventionner des exploitant.es agricoles pour qu’ils et elles changent leur production à cet effet), mais ce sont bien maintenant des organisations internationales comme le GIEC et bien d’autres qui arrivent aux mêmes conclusions et qui recommandent des diminutions majeures de consommation de viande et surtout de celle provenant des ruminants. J’examinerai dans le prochain billet les tendances mondiales de ce côté. Je ne m’attends pas à de bonnes nouvelles, mais on verra!
Vous avez une explication pour l’évolution inverse de l’utilisation des céréales dans le monde de 1983 à 1984 et de 1985 à 1986 dans l’autre sens entre l’utilisation par les humains et celle des animaux ?
Dans ces tracés à pays développés, cette évolution inverse n’a lieu que de 85 à 86, à l’avantage de l’alimentation animale. Dans ceux à reste du monde, cette évolution survient de 83 à 84 et à l’avantage de l’alimentation humaine.
1985 me rappelle un sommet de la dénatalité au Québec chez les humains. Comme Céline en autres matières, celle des animaux, je sais pas.
La vie sans viande, je sais pas mais j’apprend goutte à goutte.
Qui commande à mon amour de la viande !
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«Vous avez une explication pour l’évolution inverse de l’utilisation des céréales dans le monde de 1983 à 1984 et de 1985 à 1986 dans l’autre sens entre l’utilisation par les humains et celle des animaux»
Pas vraiment. En fait, c’est surtout dû au fait que les graphiques présentent des proportions, pas des quantités. Or, selon ces données, la production de céréales pour l’alimentation humaine aurait augmenté en 1984 de 42 % par rapport à 7 % pour celles visant l’alimentation animale, alors que ces hausses respectives auraient été en 1986 de 2 % et 26 %, inversant la tendance de 1984. Les données par types de pays n’apportent pas vraiment d’éclairage supplémentaire (comme vous le mentionnez dans votre commentaire).
J’ai en fait failli laisser tomber les données de 1983 à 1989 pour cette raison. En plus, la version 2019-2028 ne présente les données qu’à partir de 1990, laissant penser que les données des années antérieures sont moins fiables ou non compatibles. J’ai peut-être voulu en faire trop (ça m’arrive!).
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